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CHAPITRE 2 – UNE ADMINISTRATION À L’EFFICACITÉ PARFOIS RELATIVE

2.3. Une justice au service du despotisme ?

Dans les Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernements et des mœurs des principaux États de l’Italie, Giuseppe Gorani s’intéresse à la question de la faiblesse de la justice administrée dans les États despotiques. Il en est ainsi par exemple à Naples, où les grands tribunaux rencontrent une phase de déclin à la fin du XVIIIe siècle.1 La justice napolitaine demeure confuse, empêtrée dans « l’inextricable réseau de juridictions concurrentes. »2 En effet, il faut savoir que dans ce royaume, les barons parviennent à maintenir et à administrer leur propre justice dans leurs domaines, à côté de la justice distribuée par le gouvernement central. D’après G. Gorani, « il se commet annuellement, proportion gardée, neuf fois plus de crimes qu’à Gênes […] la même approximation pourroit servir pour l’état de l’Église et le Piémont. » La cause en est une nouvelle fois, d’après lui, la nature du gouvernement : « Dans ces trois états on peut attribuer les crimes au manque total de police, au vice des procédures, tant civile que criminelle, à ceux des grands, des cours, à la nonchalance des princes, à la corruption des ministres […] »3

a. Une justice mal administrée : L’exemple de Rome

Giuseppe Gorani s’emploie à étudier la question de l’administration judiciaire à travers l’exemple du cas de Rome, sur lequel il s’étend tout particulièrement. Dans cet État, le pouvoir judiciaire connaît une faiblesse due à un chaos de règles hétéroclites qui le frappent souvent d’impuissance. La prolifération énorme des juridictions est due au fait que tout administrateur, dans la Rome pontificale, est aussi juge.4 L’auteur essaye de faire un tri et consacre un article entier à définir l’organisation et les fonctions des différents tribunaux relevant du gouvernement temporel. Ceux-ci sont au nombre de cinq et traitent d’affaires très diverses ; certains, comme le tribunal de la consulte s’occupe notamment d’examiner et de juger les affaires civiles et criminelles, le « tribunal de la signature des graces » peut faire revivre quant à lui les procès déjà jugés, tandis que « le grand tribunal […] connoît seul des délits graves. »5 De plus, G. Gorani dédie un article entier à la description du tribunal de la Rote, tribunal d’appel qui tire son nom de la forme ronde de la table autour de laquelle se

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Dino CARPANETTO, op. cit. p. 263 2

Jean DELUMEAU, op. cit. p. 349 3

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.3, p. 318-319 4

Maurice ANDRIEUX, La vie quotidienne dans la Rome Pontificale, 1962, p. 107 5

réunissent ses membres1 et qu’il considère comme « le plus important et sans contredit le plus respectable de tous. »2 En effet, ses membres ne sont pas corrompus car non soumis à l’influence ecclésiastique puisqu’ils sont « nommés en grande partie par les cours étrangères […] »3 Par conséquent, les hommes choisis sont pour la plupart « d’un mérite et d’une probité éprouvés, que leur conduite et leur réputation rendent dignes des fonctions qui leurs sont confiées. »4

G. Gorani révèle également la faiblesse de la justice romaine, comme le montrent les propos suivants : « Rien de plus choquant, de plus injuste et de plus absurde que la manière différente dont le gouvernement romain envisage et fait punir les crimes. »5 En effet, les sanctions appliquées ne correspondent pas souvent au degré de la faute commise ce qui fait que des fautes impardonnables sont acquittées tandis que de petits forfaits sont sévèrement punis. La cause en est selon lui le despotisme auquel le gouvernement se livre sans vergogne. L’auteur dénonce le semblant de justice qui est parfois pratiqué. D’après lui, Pie VI n’a reçu qu’une formation relative à l’administration de la justice,6 ce qu’illustre G. Gorani par le résumé d’une anecdote le concernant : l’horloger du Pape s’étant plain auprès de lui au sujet de voleurs ayant tenté de s’introduire chez lui, voilà ce que lui a conseillé de faire le Pape : « « Eh ! parbleu, munissez-vous de fusils et de pistolets ; tirez sur ces coquins, et si vous les tuez, je vous donne d’avance l’absolution. »7 D’après G. Gorani, ces propos sont le résultat du despotisme gouvernemental, « dur, arbitraire et rapace. »8 D’autres témoins font pourtant l’éloge de la législation criminelle comme c’est le cas de Maurice Levesque qui loue la tolérance romaine envers les condamnés à mort :

« Elles sont ici plus rares et généralement moins inhumaines qu’en France. Dans l’espace de quatre ans je n’ai vu que deux criminels mis à mort : l’un d’eux fut condamné à périr sous la massue. Le bourreau l’assomma du premier coup qu’il lui porta à la tête, […] si l’on compare son supplice à celui de la roue qu’il eût subi en France et dans beaucoup d’autres pays, on jugera facilement qu’il ne lui est comparable ni pour la durée ni pour la vivacité des souffrances. »9

1

Maurice ANDRIEUX, op. cit, 1962, p. 108 2

Giuseppe GORANI, op. cit. vol.2, p. 438 3

Giuseppe GORANI, ibid. p. 438 4

Giuseppe GORANI, ibid. p. 439 5

Giuseppe GORANI, ibid. p. 97 6

Giuseppe GORANI, ibid. p. 70 7

Giuseppe GORANI, ibid. p. 69 8

Giuseppe GORANI, ibid. p. 254 9

b. Les Républiques : des modèles à imiter en matière judiciaire ?

G. Gorani s’intéresse à la justice administrée dans les états républicains. Il constate que celle-ci, si elle se montre sévère, est bien meilleure. Il s’intéresse par exemple à la République de Lucques, dont il fait l’éloge de l’impartialité de ses magistrats et explique qu’afin d’éviter toute corruption, les juges sont des étrangers engagés pour deux ans, soumis à une surveillance permanente et à un contrôle à la fin de leur charge.1 Il en est de même à Gênes :

« L’administration de la justice civile et criminelle est confiée à des magistrats choisis parmi les nations étrangères. Deux années sont aussi le terme de la magistrature. »2 De plus, plus, la république propose de nombreuses magistratures plébéiennes « établies par la volonté du peuple, et réservées pour lui seul. »3

A Lucques, le peuple lui-même est étroitement contrôlé, tout individu peut, pour un forfait commis, être soumis au discolato, c'est-à-dire à un bannissement limité si la multitude le juge nécessaire. Ce bannissement peut frapper « tous les citoyens » aussi bien les plébéiens que les nobles.4 Cet ostracisme peut par exemple être relié aux affaires ecclésiastiques, à la conduite intérieure des familles, ou bien au non respect des lois et permet ainsi le maintient de l’ordre publique dans l’État ainsi qu’une bonne sécurité dans les rues.5

G. Gorani loue donc le fonctionnement du système républicain qui se veut juste, impartial et honnête. La République de Gênes, par exemple, veille à s’occuper avec minutie de l’application de son système judiciaire dans toutes ses possessions. Elle envoie dans toutes les villes « des gouverneurs, des podestats, des délégués pour y administrer la justice et y faire observer une police exacte, lever les impositions ; et enfin, y exercer toutes les fonctions nécessaires au maintien de son autorité. »6 L’efficacité de la justice rendue est appréciée par le le peuple comme le montre cette déclaration de l’auteur : « La certitude d’obtenir justice lorsqu’ils la demandent, attache les sujets de la république au gouvernement établi. »7

G. Gorani voudrait qu’il en soit de même dans les États de type monarchique ou seigneurial. Il rapporte tout de même les réformes tentées afin d’améliorer la situation de ces derniers.

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Giuseppe GORANI, op. cit. vol.3, p. 26-27 2

Giuseppe GORANI, ibid. p. 429 3

Giuseppe GORANI, ibid. p. 429 4

Giuseppe GORANI, ibid. p. 30 5

Giuseppe GORANI, ibid. p. 100-101 6

Giuseppe GORANI, ibid. p. 430 7

c. Des réformes judiciaires nécessaires

Enfin, Giuseppe Gorani évoque les nécessaires réformes judiciaires et gouvernementales tentées dans certains États italiens pour une meilleure justice. Lorsqu’il s’intéresse au cas du Royaume des Deux-Siciles, l’auteur donne la liste des hommes de lettres éclairés ayant œuvré pour un bon gouvernement de cet État. En effet beaucoup « ont présenté au monarque des mémoires écrits avec beaucoup de force, et remplis de connoissances profondes sur les réformes à faire dans les loix, les formes judiciaires, etc. »1 Le plus fameux d’entre eux est le chevalier Gaetano Filangieri (1753-1788), que G. Gorani cite notamment pour la publication d’une œuvre monumentale, La scienza della legislazione (1780). Dans cette œuvre, G. Filangieri explique être convaincu qu’une « révolution pacifique » se prépare en Europe. D’après lui, il appartient aux philosophes de faire sortir « les gouvernements de leur longue et profonde léthargie » et propose les bases d’une législation rationnelle, ce qui le conduit à s’en prendre avec violence à la « tyrannie féodale. » D’après lui il est nécessaire d’abolir la juridiction féodale et de réorganiser les magistratures afin d’atteindre un objectif principal : le bonheur public.2 On peut également citer l’exemple de Louis-Antoine Muratori (1672-1750), qui quelques années plus tôt a également œuvré pour le bonheur du peuple et la paix publique. Dans son traité Dei difetti della giurisprudenza, publié en 1742 et dédié à Benoît XIV (1675-1740), il proposait d’esquisser les bases d’une jurisprudence moderne. Pour cela il évoquait les réformes qu’il aurait fallu entreprendre et qui concernaient notamment les privilèges successoraux et les tribunaux spéciaux. Il critiquait également l’arbitraire des juges et les abus des avocats.3

A la fin du XVIIIe siècle, la plupart des hommes de lettres réclament l’égalité dans le domaine judiciaire. Ainsi par exemple, Cesare Beccaria (1738-1794) publiait en 1764 le traité Dei delitti e delle pene dans lequel il plaidait contre torture et contre les châtiments en général en montrant que plus ceux-ci étaient cruels plus ils étaient inopérants, car la barbarie du supplice déshumanisait l’individu. Il réclamait donc l’égalité de tous devant la justice, la suppression de la peine de mort et une juste proportion entre l’importance du délit commis et la gravité de la peine attribuée.4 Certains États n’hésitent pas à mettre en application des réformes proposées par les hommes de lettres. C’est le cas par exemple de la Toscane, que Gorani évoque pourtant très peu. En effet, la publication de l’ouvrage de C. Beccaria entraîne

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Giuseppe GORANI, op. cit. vol.1, p. 75 2

Norbert JONARD, op. cit. p. 210-212 3

Norbert JONARD, ibid. p. 212 4

dès 1771 la mise en pratique de différentes mesures visant à limiter le pouvoir de l’Église1 et à préparer la grande réforme de la justice qui aboutit à l’élaboration du code léopoldien, le 30 novembre 1786.2 Avec ce code, toute la justice subit une profonde réforme. Le texte contient l’abolition de la peine de mort, l’élimination totale de l’usage de la torture ainsi que la suppression d’une multitude de délits ou crimes de lèse-majesté.3

Ainsi, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, des États italiens s’occupent de mettre en place une œuvre législative efficace, aidés dans leurs réformes par l’appui des hommes de lettres. Toutefois, il faut savoir que ces réformes ne concernent pas seulement le domaine judiciaire, mais également et surtout les finances publiques.

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Dino CARPANETTO, op. cit. p. 286 2

Norbert JONARD, op. cit. p. 57 3

Chapitre 3 – Des régimes politiques influençant la situation