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Naturalité et exclusion de l’Homme dans la préfiguration des premiers Parcs nationaux Français

Force est de constater que les observateurs et scientifiques naturalistes européens (qu’ils soient ornithologues, botanistes, entomologistes, spécialiste de la sylviculture…) identifient généralement en l’homme, dès le milieu du XIXe siècle et pour une longue partie du XXe, un adversaire de la nature, a fortiori dès qu’il s’agit d’un « primitif ». Preuve en est les nombreux passages qui, ci-dessus, démontrent l’emprise, jusque dans la communauté scientifique internationale, de la conviction selon laquelle l’homme et ses usages (prioritairement agricoles et pastoraux) sont responsables de la disparition des « forêts primitives » (partant

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de la sécheresse et de la désertification en Afrique76, ou encore des risques d’inondations dans les Alpes françaises).

Cette conviction n’est cependant pas exclusive à l’indigène des colonies ou au paysan français, elle concerne tout autant le colon, qu’il soit industriel, commerçant ou autre : tous exerceraient à leur façon, bien que selon un gradient plus ou moins élevé, une pression néfaste à l’environnement. Dès le milieu du XIXe siècle, nous assistons aux prodromes de la notion contemporaine « d’impact écologique ». Des scientifiques et naturalistes dénoncent des raréfactions et disparitions d’espèces en désignant très clairement la responsabilité de l’homme (Luglia, 2007).

S’il parait important d’étayer cet argument, c’est pour insister sur le fait que la vocation « préservationniste » (reposant sur une relative exclusion de l’homme) des Parcs nationaux

ne découle pas seulement de l’influence des représentants du loisir et des sports de nature, ni non plus des artistes (Barbizon) et gens de lettres démonétisant les autochtones, ou encore du Corps forestier pour lequel seul compterait l’extension de domaines boisés débarrassés des éleveurs et paysans. Des scientifiques et savants naturalistes (que ceux-ci soient ou non simultanément artiste, forestier, adhérent du CAF… comme l’était par exemple R. J. Heim) ont progressivement constitué l’environnement en tant que cause publique à défendre, à une époque où celui-ci n’était pas encore conçu comme menacé à l’échelle globale.

Le cœur actuel des parcs nationaux, ancienne « zone centrale » dans les Parcs nationaux de première génération, et en particulier les réserves intégrales supposées constituer l’épicentre de ces cœurs, parait symptomatique de l’influence d’organisations de savants naturalistes pour lesquels un Parc national se devait d’abriter autant d’espaces – et d’espèces – de nature que possible, afin de les dissimuler à leurs « agresseurs » humains. Cette vision rejoint celle que nous avons abordée plus haut, concernant la critique du capitalisme et de ses « excès », tant en termes écologiques que paysagers.

À l’instar des réserves forestières et pour les mêmes raisons, l’instauration de Parcs nationaux et de réserves naturelles ne connut dans les colonies, comparativement à l’hexagone, qu’assez peu « d’embûches »77. En terme de réserves à proprement parler (et non de Parcs nationaux, qui présupposent une ouverture contrôlée au public) en France continentale, les réalisations sont modestes : on peut mentionner la réserve des Sept-Iles (50 ha) acquise dès 1912 par la Ligue de Protection des Oiseaux, les réserves de Camargue (10 000 ha), de Néouvieille (2 200

76 L’ouvrage de G. Perkins Marsh, le célèbre Man and Nature (1864), en témoigne à son tour : « Je suis convaincu que les forêts couvriront bientôt de nombreuses régions des déserts d’Arabie et d’Afrique, si l’homme et les animaux domestiques, en particulier la chèvre et le chameau, en sont bannis. » (cit. in. Davis, op. cit., p. 89).

77 Cf. Jaffeux, op. cit., p. 149 – 150, pour une énumération du nombre et de l’envergure, en hectares, des PN et réserves instaurées dans les colonies.

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ha), ou encore du Lauzanier (3 000 ha), acquises entre 1927 et 1936 par la Société nationale d’acclimatation (Larrère, 2014).

Selon ce dernier (p. 5), les réserves naturelles intégrales78 en tant que telles ne sont toutefois guère démesurément plus développées dans les colonies que dans l’hexagone, en raison de l’opposition de colons ayant, le cas échéant, lutté pour ne subir aucune entrave à leurs activités. Au contraire des indigènes et à l’instar des métropolitains, ils jouissaient en effet d’une représentation politique et d’un pouvoir économique parfois considérable.

Sciences naturalistes et préservation semblent avoir connu un appariement majeur à l’occasion de la période coloniale. Cette dernière a permis d’importantes avancées en termes de découvertes et de recherche. C. Bonneuil (1997, 1999) s’est attaché à étudier le rôle et l’implication du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN) dans l’expansion coloniale française, institution qui n’hésitait alors pas à promouvoir et justifier la domination européenne sur les continents du « Nouveau Monde », pour des raisons initialement utilitaristes.

« "Les habitants du vieux monde ont les yeux fixés sur ces régions vierges où la nature

est si riche et dont les ressources restent cependant sans emploi […]. Il s’agit maintenant de tirer parti de ces possessions nouvelles et, pour cela, il faut savoir ce qu’elles produisent, par quelles races d’hommes elles sont habitées, quelle est leur faune, quelle est leur flore" » (discours prononcé en 1893 par Alphonse Milne-Edwards, directeur du

MNHN, cit. in. Mahrane et al., 2013).

Il s’agit du discours de la « mise en valeur » des terres, laquelle « doit » être supposément scientifiquement fondée et rationnellement mise en œuvre pour porter ses fruits. Cette mise en valeur était capitale pour les États coloniaux, leur activité même de conquête étant justifiée par les perspectives lucratives associées à l’acquisition de terres nouvelles. Ces terres, supposées ou opportunément prétendues comme « vierges », n’attendaient que le colonisateur européen pour révéler l’étendue de leurs richesses latentes. Les autochtones préalablement présents ayant généralement toujours contribué à la désolation des terres plutôt qu’à leur mise en valeur. Le « récit décliniste » des colons européens, si habilement décrit par Diana K. Davis, rendait en effet responsables les populations colonisées (Algérie, Madagascar…) de la perte des capacités productives agricoles et de la raréfaction des ressources.

78 Le statut juridique de ces réserves a été créé lors de la Convention relative à la conservation de la faune et de

la flore à l'état naturel, adoptée le 8 novembre 1933 à Londres, où il a été défini les notions « d’espèces menacées

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Au-delà de la doxa scientifique et populaire incriminant les populations colonisées, des savants naturalistes ont progressivement dénoncé les innombrables dégradations environnementales engendrées par les colons eux-mêmes.

En 1910 en effet, peu après la citation de Milne-Edwards, un autre directeur du MNHN, Edmond Perrier, président de la Société nationale d’acclimatation, s’écrie : « "Tout cela [éléphants, oiseaux] est aujourd’hui menacé par notre envahissante civilisation, par notre amour du lucre et du luxe, menacé par cette sorte de sauvagerie qui sommeille sournoisement en nous" ». En 1913, dans un bulletin de la Société nationale d’acclimatation, il poursuit : « "avons-nous le droit d’accaparer la terre pour nous tous seuls et de détruire à notre profit, et au détriment des générations à venir, tout ce qu’elle a produit de plus beau et de plus puissant, par l’élaboration de plus de 50 millions d’années ?" ».

Ainsi, à l’encontre des discours de la mise en valeur justifiant la colonisation, l’on voit se constituer et s’opposer, dès le début du XXième siècle dans les milieux scientifiques, des contre-discours de préservation naturaliste (cf. l’ouvrage de R. Heim paru en 1952,Destruction et protection de la nature). De ceux-ci naitra la notion de « réserve scientifique », ou encore

de « réserve naturelle intégrale » (ou encore « biologique », « botanique »…) qui chercheront à se distinguer tant des réserves forestières que des parcs nationaux de cette époque :

« Rien […] ne montre mieux l'antinomie fondamentale qui sépare la conception de

"réserve scientifique" et celle de "parc national". Un Parc national est une région de caractère esthétique, que l'on veut à la fois préserver et exhiber […] Il comporte donc un aménagement préalable et prévoit la présence du public. […]. Une réserve scientifique est une région où les productions naturelles, indépendamment de tout caractère esthétique, sont encore intactes ou presque sauvegardées et permettent, en cet état, aux diverses disciplines, de les étudier dans des conditions privilégiées. Cette région doit être rétablie, si c'est nécessaire, en tous cas maintenue désormais dans cet "état de nature" afin que les recherches s'y exercent et s'y prolongent au mieux. Elle ne se conçoit, par suite, que "réservée" à l'observation scientifique et doit donc éliminer entièrement l'intervention de l'homme et des végétaux et animaux qu'il domestique. » (Aubréville,

1937, p. 138).

Vis-à-vis des réserves forestières (et donc de l’administration des Eaux et Forêts), une critique naturaliste se fait jour et porte à la fois sur l’activité d’exploitation (laquelle perturberait nécessairement les « équilibres naturels ») et sur ses effets homogénéisateurs, les espèces et essences de bois étant en effet standardisées en vue de leur commercialisation ultérieure, ce qui ne pourrait que nuire au maintien de la biodiversité originelle locale. L’écologie – odumienne – sous-tendant ce préservationnisme était la biogéographie et l’analyse des « successions végétales » se dirigeant vers un « climax », c’est-à-dire vers un équilibre stable entre une « formation végétale » et son environnement climatique, supposant une exclusion de l’intervention de l’homme (Mahrane et al., 2013).

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Bien que l’on puisse soupçonner que ce soit pour augmenter ses chances d’être entendu et appliqué, l’argument de protection de la biodiversité est d’abord avancé non pas tant pour elle-même que pour les progrès et bénéfices futurs que l’humanité pourrait a priori espérer en retirer79.

Comme le soulève Thomas, op. cit., p. 119, « la colonisation des XIXe et XXe siècles devient un moment de standardisation des écosystèmes tropicaux à des fins industrielles et commerciales, durant lequel il n’est question ni d’environnement, ni de préservation de la nature, mais seulement de mise en valeur des ressources ; et c’est seulement tardivement [sur ce point, Thomas cherche à se placer en contradicteur de R. Grove] que les méthodes industrielles d’optimisation de l’exploitation de la ressource éveillent quelques inquiétudes sur la nécessité de créer des sanctuaires de diversité. »

Ce discours de la préservation « intégrale » présuppose que la présence de l’homme (et ce qu’il s’agisse d’un indigène ou d’un touriste colonial) est nécessairement déstabilisante (voire nocive) pour la « nature vierge ». Il importe donc, pour que les conditions climaciques80 soient réunies, que l’homme et son « impact » en soient exclus. Elle présuppose également, ce faisant, qu’il est possible, voire souhaitable (au moins sur le plan de la connaissance scientifique), de recréer les conditions d’une nature « pré-anthropique ».

79 « De la façon la plus pressante, je demande la création, dans notre immense domaine forestier tropical, de “Réserves botaniques” essentiellement différentes d’ailleurs de ce qu’on appelle communément des “Réserves forestières”. Ces dernières sont simplement des régions réservées pour une exploitation différée et méthodiquement réglée. Les “Réserves botaniques” dont je préconise la création seraient au contraire des domaines devant indéfiniment rester vierges de toute exploitation. Il est clair en effet que l’exploitation, réglée ou non, fait disparaitre de la forêt primitive et de façon irrémédiable, une multitude d’arbres et d’arbustes qui ne réapparaitront plus dans la forêt secondaire. Or notre connaissance de la forêt tropicale est encore très incomplète, aussi bien au point de vue botanique qu’au point de vue spécial des applications possibles des bois non encore étudiés. » (H. Humbert, 1923, p. 180 – 181).

80 La notion de climax, idéal de wilderness représentant une nature stable, riche et surtout exempte de perturbations, a été tout au long du XXe siècle un concept majeur de l’écologie classique. Elle désigne l’atteinte, après un certain nombre de successions, d’un stade ultime d’équilibre « en termes de composition et d’abondance relative des espèces d’une communauté végétale » (Chevassus-au-Louis, cit. in. Larrère, 2009). « Bâtie sur une interprétation cybernétique d’un modèle thermodynamique, l'écologie classique de ces années - celle qui fut synthétisée par les frères Odum en 1953, dans un livre (Fundamentals of Ecology) qui restera jusqu’à la fin des années 80 la Bible des écologues - se focalise sur l'étude des mécanismes d'autorégulation, qui assurent aux écosystèmes une certaine stabilité. Elle conçoit ainsi les activités humaines comme autant de perturbations dommageables menaçant les équilibres naturels. Protéger la nature supposait donc de limiter l'intervention humaine. » (Larrère, 2014).

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Conclusion de chapitre : une convergence des cadres et récits

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