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Conclusion de chapitre : biodiversité ou naturalité ? Expertise ou savoirs profanes ?

La rhétorique de l’exemplarité, le registre sans cesse mobilisé du remarquable, régénèrent une vision des parcs nationaux comme devant défendre une nature non pas « ordinaire », mais « extraordinaire » à tous points de vue. Or, pour les contradicteurs du modèle des parcs nationaux, s’il est bien une évolution à laquelle l’écologie de la conservation a pu aboutir (les accords de Rio et la Convention pour la Diversité Biologique s’en faisant les parangons), c’est bien à ce que R. et C. Larrère (2009) appellent « l’adoption de la biodiversité comme norme de gestion ». En théorie, cette adoption devrait conduire à l’abandon subséquent, ou du moins la fin du monopole, du principe de « naturalité » dans la conduite des aires protégées. Ce principe, issu d’un idéal de Wilderness (illusion d’une nature pré-anthropique) et de climax (protéger la nature revient à en exclure l’homme), suppose la limitation de l’intervention humaine – ou sa réduction à sa plus simple expression, à l’instar de ce qui est théoriquement promu (mais peu effectif) dans le modèle classique des parcs nationaux américains – pour que les éléments naturels atteignent, en termes d’abondance relative et de composition des espèces, un stade optimal d’équilibre.

« L’écologie classique invite donc à protéger de l’activité et de la présence humaines les

milieux qui demeurent encore sauvages : les forêts primaires, les hautes montagnes, les déserts. C’est ce "principe de naturalité" qui a guidé la gestion des parcs et c’est en vertu de ce même principe qu’ils ont obtenu le soutien bénévole des associations de protection de la nature. Leurs militants posaient le climax en écosystème idéal, ils voulaient en préserver les derniers refuges, et laisser les successions secondaires reconduire au climax après abandon de la mise en valeur. » (Larrère, op. cit., p. 206)

« Cette nouvelle vision rompt avec une longue tradition de l’écologie : la notion de

« climax » […] concept majeur tout au long du XXe siècle. […] Dans le cas de la biodiversité, la question de [la gestion durable] devient celle de « l’adaptabilité durable », à savoir l’identification des composantes ou des processus d’un système écologique qu’il convient de préserver, renforcer, modifier pour que son évolution n’handicape pas, voire bénéficie aux générations futures. Conserver la nature, c’est d’abord lui conserver ses potentialités évolutives. » (Chevassus-au-Louis, 2006)

Cette évolution paradigmatique implique à la fois :

- La prise en considération de toute la biodiversité et non exclusivement sa part réputée exceptionnelle ou emblématique ;

- Le maintien des activités sylvicoles ou pastorales préexistantes, dans la mesure où celles-ci sont constitutives et favorables à une forme de biodiversité « déjà-là » et consubstantielle ;

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- La solidarité écologique de fait entre cœur et aire optimale d’adhésion (AOA) sans supposer la supériorité, en termes d’importance et de priorité, de l’une sur l’autre. L’AOA est une zone sur laquelle les parcs sont d’ailleurs appelés à intervenir d’autant plus fortement que les menaces pour la biodiversité – aménagements, urbanisation, etc. – y sont plus fortes ;

- La possibilité pour les gestionnaires d’intervenir plus directement dans des actions de renaturation, à l’instar de véritables ingénieurs du milieu naturel pour mieux le restaurer en un état estimé souhaitable.

Ce changement de paradigme bouleverse les repères. Loin d’en tenir compte cependant, la tension entre biodiversité « ordinaire » et biodiversité « remarquable » est accentuée par le rapporteur de la loi de 2006, pour des raisons qui lui sont propres :

« On me dira que la nature ordinaire est aussi importante que la nature extraordinaire.

Nous en convenons. Mais n’est-ce pas la vue de la virginité des Écrins, de la pureté des eaux de Port-Cros, des espaces infinis des plateaux cévenols, de la profondeur des vallées pyrénéennes qui inspirera chacun, dans sa ville, son village ou son jardin, à faire de l’environnement sa priorité ? Permettons-nous une métaphore sportive : le sport d’élite ne s’oppose pas au sport de masse ; il l’engendre. […] Les parcs nationaux peuvent et doivent aussi servir d’exemple à tous les citoyens. » (Giran, 2018)

Le registre de la remarquabilité ou du sublime joue ici à plein : les Parcs nationaux doivent faire figure de joyaux, de modèles, de guides et de références à tous. Cependant, s’il est vrai que la loi de 1960 visait à préserver en zone centrale une nature dite remarquable et à promouvoir en zone périphérique des actions « exemplaires » de développement basées sur la nature, il est désormais a priori moins question de sanctuariser une nature « sauvage » et idéale que de préserver, dans la biodiversité en général, les potentialités évolutives des processus écologiques.

La notion de biodiversité donne par conséquent une valeur nouvelle à la « nature ordinaire », et aux pratiques humaines non moins « ordinaires » ou quotidiennes qui la façonnent :

« Conformément à l’article 8j de la convention de Rio, une certaine activité agricole et

sylvicole peut être considérée comme "gestionnaire" d’un patrimoine hybride, naturel et culturel. Le tout-puissant principe de "gouvernance", "co-gestion" ou "gestion intégrée" des patrimoines bioculturels confère un statut stratégique aux savoirs et savoir-faire de la nature, dits "empiriques" ou "profanes106" (c’est-à-dire autres que scientifiques) et à leurs détenteurs. » (Lizet, 2009)

106 Cette qualification comme « profane » des savoirs nous pose néanmoins problème, car il s’agirait de les considérer comme ayant une portée circonscrite, en contraste avec la portée supposément « universelle » de la

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De cette reconnaissance du rôle et de l’importance de l’autochtonie, entendue ici comme stock de savoirs vernaculaires, non-scientifiques et empiriques sur l’environnement, dans les politiques de la nature (ce sujet fera l’objet du chapitre suivant), la réforme proposée par J.P. Giran tâche d’en prendre compte dans une certaine mesure : une mesure plus symbolique que politique. Comme il le dit lui-même :

« Dans toutes les communes, et pas seulement dans tous les parcs nationaux, chaque

fois qu’il y a un problème d’environnement, il y a le vieux qui arrive et qui dit : "Mais, tu ne vois pas qu’ils n’y comprennent rien, là ? Tu as vu où ils mettent la jetée du port ? Mais c’est ça qui fait le mal, ce n’est pas là qu’il faut la mettre." Alors, je ne dis pas que le vieux en question est plus compétent que tous les ingénieurs des ponts, mais il faut l’écouter, le prendre en compte, le respecter, au lieu de l’évacuer. Et souvent, il n’est pas totalement dans l’erreur. […] Donc, ces gens-là, je ne dis pas qu’il faut leur donner du pouvoir, mais il faut les intégrer. Et si on pouvait avoir dans les conseils économiques, sociaux et culturels des parcs, ces anciens, qui viennent, de temps en temps, détendre l’atmosphère, on s’en porterait mieux. » (Giran, 2012, p. 80)

Comme nous l’énoncions en introduction, à l’évidence, une telle déclaration cautionne l’hypothèse selon laquelle « préserver "culturellement" [les savoirs environnementaux locaux], sans leur reconnaitre une capacité à participer aux décisions et à la modernisation,

revient à les folkloriser. » (Roué, 2006). Une gestion par la science et l’expertise semble

demeurer, en dépit du texte de la réforme, une voie privilégiée. De même, les parcs nationaux semblent privilégier, à contre-courant des sciences de la conservation, la préservation d’une nature extraordinaire.

Les parcs nationaux de seconde génération s’inscrivent bien ce faisant dans la continuité du projet d’Emile Leynaud, faire en sorte que le territoire des autres – seulement les plus « beaux » en tous cas – devienne le territoire de tous, mais avec la conscience que ces « autres » ne peuvent être effacés d’un revers de main, ils doivent être associés. Tel qu’en témoigne d’ailleurs une action publique environnementale de plus en plus ouverte à la participation des parties prenantes (Convention d’Aarhus, 1998 ; Loi Barnier, 1995 et article 5 de la Charte de l’Environnement, 2005) et ce au minimum en raison d’un triple argument de nature épistémologique (plus grande qualité des connaissances), normatif (« démocratisation de la démocratie » selon la formule de Callon et al., 2001) et pragmatique (meilleure mise en œuvre des décisions).

L’argument pragmatique d’une meilleure appropriation du dispositif Parc national par les populations locales, en proie à un sentiment de dépossession et d’injustice plus que de

science. Il en résulte une division contestable qui oppose l’anecdotique au systématique et le descriptif à l’analytique (voir par exemple Wynne, 1992).

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« fierté » (Giran, op. cit.), semble l’avoir emporté aux yeux de l’artisan de la réforme. Les différents dispositifs détaillés ci-dessus ont semble-t-il été innovés pour éviter l’écueil d’une folklorisation (au sens ci-dessus cité de M. Roué) excessive des savoirs locaux et de « l’autochtonie », reste à savoir s’ils tiennent effectivement leur « pari », et si le but est réellement de parvenir – ce dont on peut raisonnablement douter – à une cogestion où savoirs savants et profanes seraient considérés sur un même pied d’égalité :

« Dans mon ouvrage, je dis, à un moment donné : "comment voulez-vous accepter que

des vieux qui sont sur leur territoire, sur leur terrain parfois, dans leur pinède, dans leur forêt, voient arriver deux Parisiens en cravate "avé l’accent pointu" leur expliquer ce qu’il faut faire et ce qui se passe ?" C’est insupportable. C’est inadmissible. Alors, bien entendu, que le dialogue soit noué, que la compétence soit apportée, que l’échange ait lieu et qu’éventuellement, après réflexion, on corrige un peu le tir, oui. » (Giran, 2012,

p. 80)

La thématique de la reconnaissance de l’autochtonie est, à un degré bien plus élevé encore qu’en France – et ce pour des raisons que nous explorerons – prégnante sur les scènes internationales de définition d’orientations et de guides à destination des décideurs et gestionnaires d’aires protégées pour aboutir à une protection de la nature qui soit juste socialement et efficace sur le plan environnemental. Nous allons nous pencher dans le chapitre suivant sur cette littérature afin d’en extraire aussi bien ce qui a pu influer sur le contexte français que sur ce qui s’en est distingué. Nous verrons qu’il y a là encore une continuité et accointance très forte entre l’histoire – rapidement exposée ci-dessus – des parcs nationaux français et plus largement l’histoire des aires naturelles protégées dans le monde. Nous aborderons aussi avec attention le cas du Parc amazonien de Guyane (PAG) dans la mesure où ce dernier est avec le Parc national de La Réunion (PNRun) un parc créé subséquemment à la réforme. Il a en ce sens joué un rôle moteur dans la réflexion de J.P. Giran autour de ce que nous considérons relever d’un principe ou d’une injonction à la reconnaissance de « l’autochtonie », que l’on ait ou non à faire à des « peuples autochtones » au sens onusien (cf. chapitre suivant) du terme :

« [La notion d’autochtone] est profondément ancrée chez moi. […] j’ai envie de dire que

le paysan de Port-Cros, c’est un indigène, pareil. C’est un peuple coutumier. Ce qui m’a fait beaucoup bouger là-dessus, c’est la Guyane. C’est moi, qui, dans le parc de Guyane ai mis dans le Conseil d’Administration des représentants des autorités coutumières. Parce que […] si vous ne les mettez pas dans le Conseil d’Administration [la population

ne suivra pas]. Et en plus, c’est un viol culturel ! Comment peut-il y avoir appropriation

du parc s’il n’y a pas le respect des coutumes locales, du peuple indigène si vous voulez ? […] Donc cette notion [d’autochtone] pour moi, est importante, mais ça ne veut pas dire qu’il est propriétaire. Cela dit, si la forêt amazonienne est ce qu’elle est, ce n’est pas uniquement parce qu’il y a des arbres et des contrebandiers, c’est aussi parce qu’il y a

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des gens à l’intérieur qui vivent selon des coutumes depuis des siècles. Idem pour la méditerranée et Port-Cros ! » (Entretien élu, 2017)

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Chapitre 3 - Essor de l'autochtonie à

l’échelle internationale et étude du Parc

Amazonien de Guyane

Ce chapitre a notamment pour but de retracer la construction et l’interaction de deux « causes », celles de l’autochtonie et de la protection de l’environnement, sur la scène environnementale internationale en particulier. Nous montrerons comment les entrecroisements multiples entre les intérêts des promoteurs de la reconnaissance de l’autochtonie et ceux de la protection de l’environnement sur cette scène ont conduit à l’émersion de nouvelles recommandations internationales relatives à la conservation environnementale.

Ce chapitre est pour sa première moitié issu d’un travail ayant donné lieu à une publication (Bouet, 2016) au titre proche. Nous nous permettons de le reproduire ici pour partie, car il s’agissait d’un objectif principal de la thèse que de circonscrire et ainsi mieux appréhender la trajectoire de la notion d’autochtonie et des conditions qui ont favorisé sa construction puis son épanchement à l’échelle internationale.

S’appuyant sur l’étude de la littérature grise attestant de ces multiples interactions et sur une présentation du contexte initialement antagonique existant entre autochtonie et protection de l’environnement, nous montrerons que leurs porteurs ont néanmoins su entretisser leurs discours en vue d’en accroitre l’éloquence et la légitimité afférente. Des discours aux pratiques, les acteurs internationaux de la conservation (WWF, UICN…) sont en quête d’un nouveau « paradigme » en vertu duquel les aires protégées contemporaines promouvraient la reconnaissance des peuples autochtones, en tant cependant qu’« alliés naturels » de la défense de l’environnement.

Ce discours repose in fine sur une définition écologisée de l’autochtonie qui ignore la question des inégalités socio-historiques accumulées à l’endroit des peuples autochtones, et laisse relativement en suspens celle de leur volonté à recouvrer leur autonomie et souveraineté sur des territoires bien souvent riches en biodiversité et multiples ressources. Il semble également occulter le degré auquel la mission de conservation environnementale a pu historiquement engendrer et affermir ces inégalités, et reste enfin silencieux ou prudent quant aux modalités d’une éventuelle réparation de cette situation dans un contexte de crise environnementale globalisée. Nous développerons pour finir la position française vis-à-vis de ce mouvement international, et nous interrogerons sur les possibilités en sa possession pour mettre ou non en œuvre, via les aires protégées françaises, les valeurs et principes dudit mouvement.

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