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Déconcentrer sans décentraliser pour garantir « l’excellence de la gestion conservatoire » ?

« La tutelle de l’État ne parait pas devoir être remise en cause car l’intérêt national du parc est la cause même de sa création […] Votre rapporteur, opposé à toute idée de décentralisation de la gestion d’un patrimoine d’intérêt national, estime que cette structure juridique [un établissement public] n’est pas incompatible avec l’évolution des parcs nationaux et à l’extension de leurs missions, notamment dans l’ancienne zone périphérique. Elle n’est pas incompatible non plus avec une ouverture accrue de son Conseil d’Administration aux acteurs locaux, élus comme représentants des usagers ou professionnels. » (Giran, op. cit., p. 54)

102 Le concept de solidarité ou de continuité écologique (proposée en 2009 par le bureau d’études INEA - Ingénieurs-conseil, Nature, Environnement, Aménagements) n’existait pas dans la littérature scientifique (pas plus que dans les textes internationaux de préservation de l’environnement) et n’existait donc tout simplement pas avant sa première évocation « officielle » dans le premier article du texte de loi relatif aux Parcs Nationaux Français, cité en exergue. Par l’intermédiaire de ce concept, l’aire d’adhésion effective d’un Parc National devient également une aire à qui est conféré un rôle important de préservation.

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La tension entre décentralisation (retrait progressif de l’État central pour laisser aux collectivités le soin de s’auto-administrer en certains domaines) et recentralisation (volonté étatique de recouvrer une position de « chef de file ») remonte aux premières mesures de décentralisation amorcées par G. Defferre en 1982. En matière de protection environnementale, les associations environnementalistes ont très tôt décrié le retrait de l’État, de peur de voir la nature « vendue » aux intérêts des promoteurs :

« De fait, le transfert aux maires de pouvoirs anciennement dévolus à l'administration

peut être considéré comme une révolution dans un pays aussi jacobin que la France. Mais une révolution n'apporte pas forcément le printemps. Surtout lorsqu'elle s'opère dans la hâte, à la faveur d'un état de grâce forcément éphémère. Dix ans plus tard, on peut faire les comptes et établir un premier bilan. Au-delà des innombrables mérites de la décentralisation de 1982 – démocratisation, simplification des procédures, rapprochement des partenaires, etc. – on s'aperçoit aujourd'hui de ses effets pervers. A commencer par la multitude des grands projets entrepris étourdiment par les communes, qu'elles aient été grisées par leurs nouveaux pouvoirs ou circonvenues par d'habiles promoteurs. » (Cans, 1992)

F. Letourneux, directeur de 1992 à 2004 du Conservatoire de l'Espace Littoral et des Rivages Lacustres (CELRL) et vice-président de l’UICN France jusqu’en 2011, prétend qu’à « chaque fois que la consommation de nature est mise à l'arbitrage, la nature perd, plus ou moins, mais elle perd. Les meilleures réglementations ne font rien à l'affaire : lorsque la pression [urbaine, démographique, économique…] devient trop forte, elles sont contournées ou remises en cause. » (Letourneux, 1997).

Les acteurs locaux et les maires notamment se voient, d’avance, jugés comme perméables aux divers avantages induits par le potentiel de développement de projets immobiliers au sein de leurs communes, en en agrandissant par là même l’assiette fiscale, la notoriété, la fréquentation touristique, etc. L’idée d’octroyer aux acteurs locaux un plus grand rôle dans le fonctionnement interne des Parcs a donc suscité, dès la publication du premier rapport Giran, « une véritable levée de boucliers, car les associations de protection de l'environnement craignaient que la future réforme ne change les missions et la raison d'être des Établissements publics, et donc à terme le fonctionnement des Parcs nationaux. » (Laslaz, 2006)103

103 Des associations de protection de l’environnement comme Moutain Wilderness, France Nature Environnement, WWF - France ont à plusieurs reprises alerté sur ce qui leur a paru correspondre, dans la mise en œuvre de la loi de 2006, à un désengagement de l’État et à une perte d’ambition pour la défense des espaces-parcs (https://www.mountainwilderness.fr/se-tenir-informe/actualites/quel-avenir-pour-les-parcs.html). La main-basse des élus locaux sur les Parcs Nationaux parait inadmissible à de nombreux naturalistes (http://www.buvettedesalpages.be/2012/11/faut-il-liquider-les-parcs-nationaux.html).

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Dans le cadre des Parcs nationaux Français, « l’affaire de la Vanoise » (1970)104 peut être vue comme la première controverse majeure caractéristique de ces tensions entre enjeux de développement économique et de protection de la nature (Charlier, 1999). Plus récemment le Parc national des Cévennes a également déchainé les passions, et Raymond Faure, membre du Conseil National pour la Protection de la Nature depuis plus de 30 ans, de s’exclamer en 2012 :

« Des voix d’écologues et d’écologistes s'élèvent aujourd'hui pour dénoncer ces Parcs

nationaux qui ne sont que des parodies. L'État a confié la gestion de l'intérêt général de la Nation à des élus locaux incapables de résister aux représentants des intérêts particuliers qui rêvent de transformer les Parcs nationaux en Parcs Régionaux. Le but est à peine caché : lever toute contrainte pour développer des activités économiques (ski, chasse, immobilier, spéculation foncière, surface pastorale subventionnée...). […] L'état doit prendre ses responsabilités. La loi Giran sur les Parcs français doit être réécrite. Le scandale du Parc des Cévennes et les embrouillaminis du Parc de la Vanoise démontrent aujourd’hui combien cette loi de 2006 porte en elle tous les ingrédients de la dérive des Parcs nationaux. Le ministère de l'Écologie doit dissoudre le Conseil d’Administration du Parc des Cévennes qui confond le rôle d'administrateur de Parc national avec celui d'administrateur d'une zone rurale à vocation commerciale. Enfin, puisque tout le monde s'accorde pour considérer que prédation et pastoralisme sont incompatibles et qu'il faut créer des zones d'exclusions, commençons par le plus évident : déclarons les Parcs nationaux zones d'exclusion totale pour toutes les activités agro-pastorales. »105

Nous verrons que ce débat entre partisans d’une tutelle forte de l’État et au contraire délégation, dans le cadre de la décentralisation, aux collectivités territoriales de la protection de la nature est loin d’être achevé. Pour certains auteurs, l’utilité et la pertinence du modèle des Parcs nationaux, y compris de deuxième génération, fait pâle figure face au succès du concept concurrent des Parcs naturels régionaux :

« Dès leur mise en place, les PNR sont considérés par les organisations

environnementales et les scientifiques, défenseurs des Parcs nationaux, comme des "sous-parcs", sans utilité pour la protection de la nature. Encore aujourd'hui, ce sentiment, entretenu y compris au sein des équipes des Parcs nationaux, perdure et tend à maintenir un prestige particulier de l'image des Parcs nationaux, lié à leur supposée efficacité dans la protection du patrimoine naturel. […] Mais est-ce bien le cas ?

104 Cette affaire a éclaté en raison du « projet du promoteur Schnebelen de créer, dans la zone centrale du parc national, une nouvelle station de sports d'hiver. » Ce qui aurait nécessité de déclasser en zone périphérique la partie de territoire concernée par le projet. « Les adversaires du projet, après plusieurs mois d'une lutte incertaine, finiront par l'emporter et aucune procédure de déclassement ne sera engagée. Pour une analyse de l'Affaire de la Vanoise, voir (Charvolin, 1993). » (Mauz, 2002)

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Rapidement, les PNR qui avaient vocation à assurer le développement du territoire se sont fortement investis dans le domaine de la protection du patrimoine naturel, avec une approche de gestion plus marquée. Leur capacité à organiser une gouvernance efficiente du territoire a démontré qu'ils pouvaient enrôler les acteurs locaux dans des dynamiques de long terme et de progression. Ainsi, à partir d'un niveau faible d'ambition environnementale, les PNR sont en mesure d'entrainer leurs partenaires dans des démarches progressives et volontaires de protection de la nature. Sur le long terme, la plus-value des Parcs nationaux en matière de protection du patrimoine naturel n'est en rien évidente, alors que des outils contractuels, basés sur des démarches volontaires, ont démontré leur efficacité ». (Alban, 2012, p. 30-31)

L’objectif initial de J.P. Giran consistant à conforter et raffermir le dispositif PNF dans la kyrielle des statuts d’aires protégées françaises peut ainsi sembler avoir au contraire obtenu l’effet inverse (Laslaz, 2011). D’une certaine manière, ce conflit contemporain de modèles, sans s’inscrire parfaitement dans la dichotomie qui opposaient jadis les forestiers sociaux aux forestiers étatistes, réactive néanmoins un antagonisme particulièrement ancien et saillant dans l’histoire des parcs nationaux, celle de la tension relative à la reconnaissance ou non des « acteurs locaux » des territoires désignés à devenir des Parcs ou réserves.

Ces acteurs locaux, ces autochtones, sont en effet toujours susceptibles de menacer le maintien de leur environnement en un état correspondant à la définition – souvent exogène en tant qu’elle provient d’une couche culturellement dominante de la société – d’un « bon état » (écologique, paysager, esthétique…) et en sus d’y pratiquer des activités que la définition hégémonique du « bon usage » ne saurait admettre. Ces acteurs locaux ont peu ou prou davantage de poids de nos jours dans un contexte de décentralisation, la réforme de 2006 s’en fait très nettement l’écho en octroyant autant de places aux élus et aux « forces vives du territoire ».

Cela dit, la réforme porte-t-elle au plus haut la nécessité de reconnaitre « l’autochtonie » et le souci d’intégrer les communautés locales tant à la délibération qu’à la définition des priorités et objectifs de gestion ? « A qui appartient la nature », qui est légitime à en imposer une définition dominante et pourquoi sont des questions classiques auxquelles les réponses varient au cours du temps et des intérêts dominants. La réforme de J.P. Giran s’inscrit dans un tournant participatif et procédural de l’action publique environnementale (Lascoumes, 2012), mais permet-elle d’aller concrètement, dans sa mise en œuvre, jusqu’au bout de sa propre logique et des enjeux qu’elle soulève ?

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Conclusion de chapitre : biodiversité ou naturalité ? Expertise ou

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