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Construction et succès de l’autochtonie à l’échelle internationale Depuis le début des années 1980, la scène internationale onusienne a fait office d’atelier où

« l’autochtonie », en tant que catégorie politique, a pu être élaborée. Elle a constitué par la suite son principal vecteur de reconnaissance. Par « autochtonie », nous reprenons ici le sens qui lui est classiquement imputé depuis son déploiement sur la scène internationale, à savoir la volonté, portée par des peuples dits « autochtones et traditionnels », de faire reconnaitre auprès de la communauté internationale leur culture et identité propres, d’en obtenir le respect en même temps que de réclamer, en tant que « peuples » à part entière, un droit à l’autodétermination.

La dénomination « peuple » revêt, en droit international, une importance capitale : selon la Charte des Nations Unies, être considéré comme « peuple » est la condition sine qua non pour aboutir à la notion de « souveraineté » et au droit à l’autodétermination. Ce droit induit par ricochet le risque de « sécession » et de fragmentation du territoire national pour les États concernés, d’où la réticence de certains (comme le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la France et les États-Unis, cf. infra) à considérer les « autochtones » de leurs territoires autrement que comme des « minorités », juridiquement pupilles, elles, de la « nation ». Répondant à une définition volontairement large, dépassant le fait de détenir une culture et une identité propres, un peuple ou une nation autochtone se définit également – voire prioritairement – par son « histoire et [sa] relation avec la société dominante » (Bellier, 2006). Cette histoire est dans la majeure partie des cas liée à l’expansion coloniale européenne, laquelle a généralement consisté, pour les peuples du « Nouveau Monde », en une négation de leur culture, en une réduction de leur liberté et en une appropriation des territoires et ressources dont ils dépendaient traditionnellement.

C’est essentiellement des deux Amériques (Morin, 2011, 2012) que vint la résistance et l’organisation des peuples et nations indigènes en vue de recouvrer leur souveraineté, mais ce n’est qu’à partir des années 1960 que le contexte onusien devint propice à la réception de telles revendications, dans un cadre international favorable à la décolonisation et à la lutte

109 Le droit à l’autodétermination de tous les peuples notamment, présent dès l’article 1 du très largement ratifié Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et la Résolution 1514 relative à la décolonisation.

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contre toutes formes d’injustice attestant d’une violation des droits de l’Homme. Une exception remarquable est cependant à signaler, celle de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui s’est dès les années 1920 intéressé à la question des « travailleurs autochtones » dans les colonies. Elle a adopté, dès 1957, la convention N°107 relative aux droits des « populations aborigènes et tribales » (remplacée en 1989 par la convention N°169110).

A l’ONU, durant la décennie dédiée à la lutte contre le racisme et la discrimination raciale (1973-1982), un rapport portant sur la discrimination à l’encontre des populations autochtones se voit commandité grâce au concours d’A. W. Diaz et de J. M. Cobo. La « définition » des peuples autochtones qui s’y est vue proposée, faisant toujours autorité aujourd’hui, est la suivante :

« Les communautés, peuples et nations autochtones sont ceux qui, ayant une continuité

historique avec les sociétés qui se sont développées sur leurs territoires avant la conquête et la colonisation, se considèrent eux-mêmes distincts des autres secteurs des sociétés prédominantes aujourd’hui sur ces territoires ou des parties de ceux-ci. Ils forment actuellement des secteurs non dominants de la société et sont déterminés à préserver, développer et transmettre aux générations futures leurs territoires ancestraux et leur identité ethnique, comme étant la base de leur existence comme peuples, selon leurs propres modèles culturels, leurs institutions sociales et leurs systèmes juridiques » (Cobo,

1986 cit. in. Morin, 2011).

Ces peuples, considère-t-on aujourd’hui, représenteraient plus de 5 000 groupes distincts parlant près de 5 000 langues, seraient présents dans 70 pays et comptabiliseraient entre 370 et 400 millions de personnes selon l’ONU111. « […] Les groupes concernés sont [en outre] parmi

les plus pauvres, les plus vulnérables, les moins éduqués, laissés pour compte du développement si ce n’est directement affectés par des processus de développement qui viennent bouleverser des économies de subsistance, l’équilibre écologique du territoire et les systèmes de transmission culturelle » (Bellier, 2011). Ils subiraient ainsi les effets persistants

d’une colonisation passée, reléguant les générations actuelles à une position dominée et minoritaire.

Bien que fortement marginalisées, ces populations, avec l’aide d’anthropologues américanistes engagés112, de la société civile internationale (Survival International, Cultural

110 Cf. OIT, 2009, p. 173. Juridiquement contraignante, à ce jour seuls 20 pays ont ratifié la convention N°169, ce qui en limite la portée.

111http://undesadspd.org/IndigenousPeoples/LibraryDocuments/StateoftheWorldsIndigenousPeoples.aspx.

112 Dont certains créèrent par exemple l’ONG International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA), à Copenhague en 1968, en vue de les aider à défendre leurs terres cultures et pour dénoncer les ethnocides dont de nombreux Indiens étaient victimes.

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Survival, Forest Peoples Programme…) et surtout par le prisme de l’ONU avec la création, en

1982, du Groupe International de travail sur les populations autochtones (GITPA)113, ont réussi à devenir des acteurs politiques incontournables de la scène internationale. Grâce au GITPA, « l’autochtonie », en sus d’être une « identité globalisée » regroupant sous son nom, malgré maintes différences, de nombreux peuples indigènes dans le monde, est devenue un instrument d’action politique (Morin, 2013).

Cependant, la diversité demeure : chaque situation est particulière et au sein même du mouvement autochtone, tous les peuples n’ont pas les mêmes motifs et objectifs. Malgré des tendances dominantes au sein des forums internationaux, certains peuples autochtones peuvent rester en marge et nourrir des projets différents. Néanmoins ce sont deux principales revendications qui se voient plébiscitées dans et par ces instances : assurer la survie de leurs communautés, et se voir accorder et reconnaitre un droit à l’autodétermination, un droit à définir leurs propres règles et priorités.

En revendiquant leurs droits territoriaux, ces peuples cherchent à conserver leurs modes de subsistances ancestraux, leurs coutumes et croyances ; et en revendiquant leurs droits culturels et linguistiques, ils cherchent à garantir la survie de leurs institutions et modes d’organisations sociopolitiques propres. C’est également un droit à la réparation qui se voit revendiqué, un besoin de justice culturel et intergénérationnel pour ces peuples ayant connu toutes sortes de processus de marginalisation au cours d’un proche passé.

Malgré leur éloignement géographique et culturel, d’un bout à l’autre de la planète, tous les peuples autochtones ont en effet un point commun majeur : ils se sont vus dépossédés de leurs territoires et de leurs ressources, déplacés et acculturés. Beaucoup d’entre eux partagent également le fait d’avoir été démographiquement réduits en nombre tant par les maladies apportées par les nouveaux arrivants que par des politiques assimilationnistes. Résistant et cultivant leur droit à la différence, ces peuples s’identifient comme distincts, fortement liés à leurs territoires traditionnels, à leurs propres systèmes économiques, politiques et sociaux ainsi qu’à leurs langues, leurs cultures et leurs croyances.

Ils sont marginalisés du point de vue économique, social et politique par rapport à la société dominante, et affectés sur les plans spirituel, moral et psychologique. De nombreux indicateurs et rapports montrent que les peuples autochtones sont moins bien protégés et pris en charge que les non-autochtones (précarité économique et sociale, non-respect, entres autres, du droit à l’éducation, à la santé, au logement et à l’accès à l’eau potable et aux installations sanitaires, difficultés en matière d’emploi).

113 Le GITPA a été créé par la Sous-Commission des Nations-Unies pour la prévention de la discrimination et la protection des minorités.

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Les revendications des peuples autochtones sont en outre fondamentalement rattachées à la question des inégalités environnementales et peuvent être corrélées à celles du mouvement fondateur de la Justice Environnementale sur le continent américain, le Sommet Environnemental des « Peuples de Couleur », en ce que ceux-ci :

- ont également réclamé un droit à l’autodétermination (principe 11) ;

- ont appelé à une utilisation « éthique, équilibrée et responsable » des ressources naturelles (principe 3) ;

- et ont condamné les « opérations destructrices des entreprises multinationales » ainsi que « toutes formes de répression et d’exploitation des terres, des peuples et des cultures » (principes 14 et 15)114.

Bien que ces deux mouvements n’aient pas les mêmes origines, la raison initiale pour laquelle ils s’organisent en collectifs consiste à dénoncer les situations d’injustice et de relégation environnementale que tous partagent. Cette situation est encore très actuelle pour les peuples autochtones, qui vivent pour la plupart sur des territoires riches en biodiversité (cf.

infra) et ressources naturelles. Ainsi pouvons-nous lire, à l’issue d’une récente conférence

organisée par le GITPA, la déclaration suivante :

« Nous, Peuples autochtones […] avons souffert incommensurablement des activités des

industries extractives parce que nos territoires recèlent plus de 60% des ressources minérales mondiales les plus convoitées qui ont attiré les compagnies industrielles qui exploitent nos, terres, nos territoires et nos ressources sans notre consentement et de façon effrénée. Cette exploitation a abouti aux pires formes de dégradation de l’environnement et de violations des droits de l’homme, à la dépossession de nos terres et contribue au changement climatique »115.

Cette synchronie relative à la présence de peuples autochtones sur des territoires riches en biodiversité concerne également la France (i.e. les Kanaks de Nouvelle-Calédonie et les Amérindiens de Guyane), qui est un pays mégadivers116 en raison précisément de ses territoires ultramarins comprenant pas moins de 10% de la biodiversité mondiale connue. Également au sixième rang des pays hébergeant le plus grand nombre d’espèces

114http://www.syllepse.net/syllepse_images/divers/autreamerique6.pdf (pp. 8 – 9).

115 Déclaration de la conférence internationale sur les industries extractives et les peuples autochtones, 23-25 mars 2009, Legend Villas, Metro Manila, Philippines, p.1.

116 2e domaine maritime mondial, 10e pays au monde hébergeant le plus grand nombre d'espèces menacées (1013 espèces menacées sur le continent et en outre-mer), implantée dans 5 des 34 points chauds de biodiversité (avec la Méditerranée, la Polynésie, la Nouvelle Calédonie, Madagascar et les iles de l'Océan indien, les Caraïbes) et comprenant avec l’Amazonie un des trois blocs forestiers majeurs de la planète, la France est un pays de la mégadiversité (suivant le concept développé par Russel A. Mittermeier en 1988).

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mondialement menacées, selon la Liste rouge de l’UICN publiée en 2013, l’UICN rappelle par conséquent la responsabilité mondiale forte de la France en matière de conservation environnementale117.

À travers le GITPA, les peuples autochtones ont pu participer dès les années 1990 aux grands sommets mondiaux, ce qui leur permit de faire en sorte que « leurs problèmes soient reflétés

dans les déclarations et les programmes d’action de plusieurs de ces conférences » (Eide,

2013).

En matière de conservation environnementale, l’article 22 de la Déclaration de Rio stipule par exemple que « les populations et communautés autochtones et les autres collectivités locales

ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l'environnement et le développement du fait de leurs connaissances du milieu et de leurs pratiques traditionnelles. […] »118. La Convention sur la

Diversité Biologique, signée à la suite de cette même Conférence, témoigne tout autant si ce

n’est davantage de l’influence des organisations autochtones et de la progressive reconnaissance de l’autochtonie119.

La propagation et le succès de leurs revendications collectives ont trouvé leur acmé dans l’adoption par l’Assemblée Générale des Nations-Unies, en 2007, de la Déclaration des Nations

unies sur les droits des peuples autochtones120 (ci-après la Déclaration, ONU, 2007).

Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des populations autochtones à l’ONU, J. Anaya écrivait en 2012 que « l’extraction et l’exploitation

des ressources naturelles en territoire autochtone ou à proximité étaient […] peut-être aussi la cause la plus fréquente d’obstacles à la pleine réalisation de leurs droits » (p. 10)121.

117 « Grâce aux outremers, la France porte une responsabilité de premier plan au niveau mondial pour enrayer l’extinction de la biodiversité. Elle doit accentuer ses efforts dans ces territoires si elle veut atteindre les objectifs d’Aïchi en 2020 et respecter ses engagements internationaux auprès de la Convention sur la diversité biologique. » : http://uicn.fr/biodiversite-doutre-mer/

118http://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm

119 Notamment l’article 8(j) : « chaque Partie contractante […] sous réserve des dispositions de sa législation

nationale, respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l'application sur une plus grande échelle, avec l'accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques et encourage le partage équitable des avantages découlant de l'utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques. »

120 Par un vote de 143 pour – pratiquement tous les états européens et latino-américains, à l’exception de la Colombie qui s’abstint –, 4 contre – l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les États-Unis (groupe CANZUS), qui comprennent tous des populations autochtones importantes – et 11 abstentions – le Kenya, le Burundi, le Nigeria et la Fédération de Russie, cf. Diaz, 2014. Ces États changèrent de position en 2009 et 2010, « signifiant

dès lors au reste du monde la portée universelle de la Déclaration » (Bellier, 2012). Celle-ci est accessible à : http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf

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Mais les projets d’extraction et développement (mines, barrages, oléoducs, routes…) ne sont pas seuls concernés, les projets de conservation impliquant une restriction d’usage à des populations autochtones sont tout autant « ressentis par les communautés autochtones

comme des impositions autoritaires par lesquelles elles perdent la maitrise de leurs terres, que des étrangers destinent à d’autres usages » (Colchester, 2003, p. 26).

Si un des principaux acquis de la Déclaration est bien le droit à l’autodétermination et au contrôle des territoires « qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisé

ou acquis » (cf. article 26), la reconnaissance de ces droits par les États reste encore limitée à

une dimension discursive : les droits réclamés par les peuples autochtones sur les terres et ressources associées font l’objet de controverses, notamment lorsque des ressources naturelles importantes, ou encore des populations non-autochtones, sont présentes sur ces territoires (Eide, op. cit.).

Nous faisons une hypothèse similaire concernant les aires protégées : les organisations internationales de protection de la nature sont prêtes à reconnaitre le droit des peuples autochtones à l’autodétermination et au contrôle de leurs territoires « ancestraux », mais jusqu’à un certain seuil, déterminé par « l’intérêt supérieur » que représente, selon le point de vue de ces organisations, la sauvegarde de la biodiversité.

Comment, en effet, les organisations internationales, « programmatiques » en matière de protection de l’environnement, telles que l’UICN et le WWF, se saisissent de l’injonction internationale à reconnaitre l’autochtonie ? Comment agir, par exemple, dans les cas où les limites d’une aire protégée se trouvent recouper celles d’un territoire coutumier d’un peuple autochtone ? À l’inverse, comment créer de nouvelles aires protégées sur des territoires autochtones présentant un grand intérêt sur le plan de la conservation, étant donné qu’il est censé désormais revenir aux peuples autochtones d’établir les priorités et stratégies en matière d’utilisation de leurs sols (cf. article 32 de la Déclaration) ?

Organismes de conservation et peuples autochtones, une alliance

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