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De nouveau, on voit ici émerger les points de convergence entre une logique naturaliste d’observation savante (quand elle ne se teinte pas de révolte à l’encontre des tenants de la « mise en valeur », tels les forestiers, usiniers, miniers, agriculteurs, exploitants…) et les logiques forestière et artistique exposées ci-dessus.

D’avec les forestiers, le discours naturaliste au début du XXe siècle se distingue par la volonté de préserver la diversité originelle de la nature, dans l’espoir de pouvoir voir et étudier celle-ci dans un état idéalement « pur », hors de toute modification anthropique. Ces logiques se recoupent cependant dans la mesure où toutes deux ont la conviction d’une nature antérieure à l’homme, qui aurait de plus était irrémédiablement appauvrie par celui-ci et peu par d’autres facteurs. Songeons à la « forêt primaire » des forestiers que « la dent du troupeau, la hache et le feu du pasteur » auraient eu l’apanage de consumer.

D’avec le discours artistique, celui de la préservation naturaliste ne semble différer que peu : là où les premiers voient une œuvre d’art à part entière nécessitant que l’homme y soit le plus discret et contemplatif possible, les seconds appellent de leurs vœux un état épuré de nature, climacique, à l’aune duquel la science pourrait mieux faire œuvre de connaissance.

D’avec, enfin, le discours récréationniste, la préservation naturaliste se distingue avec vigueur au sujet de la fréquentation touristique des « parcs nationaux », mais trouve néanmoins à s’y (ré-)concilier d’un point de vue stratégique, dans la mesure où de tels instruments de valorisation de la nature auprès du grand public seraient à même d’inciter celui-ci au respect et à la préservation de celle-là. Dans cette optique, le tourisme est un compromis et un « mal-nécessaire », qu’il n’est d’ailleurs pas interdit d’espérer surpasser (l’écotourisme étant par exemple une marque contemporaine de cette tentative).

G. Petit, promoteur de la mise en place de réserves naturelles intégrales partout où « les dévastations humaines se sont manifestées avec une ampleur démesurée », n’en est pas moins conscient, écrit-il dès 1937, « que le fait de créer des réserves naturelles avec une réglementation aussi absolue et en se plaçant à un point de vue aussi strictement scientifique, équivaut à se priver d'un moyen de propagande en faveur de la protection de la Nature, dont bénéficient les parcs ouverts au tourisme » (Petit, 1937, p. 9-10). Il se montre également conscient du manque « d’acceptabilité sociale » de dispositifs de préservation rigoureusement fermés à l’homme et à toutes formes d’exploitation. Ainsi ajoute-t-il au sujet du Parc national américain du Yellowstone :

« Certes, la végétation y est préservée d'une manière très efficace (contrôle des forêts,

interdiction de cueillir plantes et fleurs) ; en ce qui concerne la faune, la chasse et le piégeage y demeurent rigoureusement proscrits, mais certaines espèces, les oiseaux, en

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particulier au moment de la nidification, sont troublées par la circulation des véhicules et les mouvements des touristes. C'est l'harmonie du paysage qui est le plus heurtée par l'édification d'hôtels, voire d'établissements hydrothérapiques — comme celui qui, au Yellowstone, s'édifie au milieu du bassin supérieur des geysers ! Il n'en est pas moins vrai que la formule du parc national, pour la protection d'une vaste étendue de territoire, tant dans le Nouveau-Monde qu'en Europe, est la seule qu'il soit possible de réaliser. Ce qu'il faut éviter essentiellement, c'est l'instauration, à l’intérieur de ces parcs, d'un tourisme industrialisé et agressif, incompatible avec l'idée du respect de la qualité propre des perspectives, et de l'intégrité relative du milieu. » (Petit, op. cit., p. 8).

L’actualité de ces réflexions est frappante. Si composer avec le tourisme parait inévitable, voire potentiellement utile en termes de sensibilisation du public, il n’en demeure pas moins qu’il va s’agir de permettre et de ne tolérer qu’une forme particulière de tourisme, à savoir un tourisme que l’on qualifierait aujourd’hui de « durable » ou « d’éco-compatible » (Dalla Bernardina, 2003 ; Ginelli, Marquet et Deldrève, 2014). La notion d’impact écologique, que l’on est spontanément porté à croire comme récente, est ainsi d’ores et déjà clairement considérée, bien que sous d’autres termes, dès le premier tiers du XXe siècle81.

Il s’avère là encore que cette « éco-compatibilité » recèle des affinités avec les autres logiques et discours ci-dessus exposés. L’expérience de la mise en place du Parc national de la Bérarde en 1913 (plus tard englobé dans le Parc national des Écrins) en témoigne, à la fois par le nombre et type d’acteurs fédérés autour d’un même objectif, mais encore par la vision commune qu’ils sont parvenus à co-construire par-delà leurs divergences. Ce dernier Parc national entendait donner :

« un commencement de satisfaction aux vœux du Muséum national d'Histoire naturelle

et des groupements scientifiques, artistiques, touristiques ou même cynégétiques, tels que la Société de Géographie, le Touring-Club, le Club Alpin, la Société nationale d'Acclimatation, la Société pour la Protection des Paysages, le Saint-Hubert-Club, qui, de longue date avaient réclamé […] un domaine sacré, où le spectacle de la nature ne serait pas gâté par les interventions inesthétiques ou arbitraires de l'homme, où la flore évoluerait plus librement que dans les simples « forêts de protection » et offrirait au botaniste la succession instructive de ses associations, où la faune sauvage, décimée,

81 « Le contact de l'homme amène des transformations, souvent profondes, dans le comportement de beaucoup d'animaux sauvages. Il modifie l'alimentation de certains d'entre eux et altère par-là leurs réactions primitives. Par sa présence seule, l'homme peut être la cause involontaire de modifications dans la faune et la flore, dont on ne peut prévoir les répercussions. Le moyen pratique de sauvegarder dans un territoire l'intégrité hydrographique, géologique, floristique et faunistique se trouve dans la constitution de parcs nationaux, où les interventions de l'homme, réduites au minimum, ne rompent plus l'équilibre naturel. » (Van Straelen, 1937, p. 190)

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sinon exterminée, dans la plupart des montagnes françaises, trouverait asile et d'où elle essaimerait au dehors. » (Valois, 1937, p. 86)

Kalaora et Savoye, 1985 (op. cit.), ont étudié ce chapitre important de la préservation environnementale. Encore aujourd’hui il s’agirait, pour le premier, d’un « dispositif de guerre » instauré « contre les populations locales, assimilées à des ennemis de la forêt » (Charles & Kalaora, 2013, p. 303)82. À leur suite, on peut conclure qu’en effet, l’ambition naturaliste de préservation de la nature, son cadrage comme « paysage » appelant sur elle l’admiration et la fréquentation normées d’élites cultivées, « font bon voisinage ». Leur condensation dans une seule et même vision de ce que doit être un parc national, vision qualifiée d’étatiste et d’abstraite par les auteurs sur lesquels nous nous appuyons, révèle que « ce sont la science contemplative et l’amour de la nature paysagère qui deviennent les canons des nouvelles relations à la nature ».

La place et le rôle de « l’autochtone » (paysan ou montagnard en France continentale, colonisés…) des lieux étant réduits à celui de « jardiniers du paysage », d’élément folklorique du décor rappelant au touriste moderne les racines ancestrales qui rattachaient « autrefois » l’homme à la terre… Cette vision n’ira cependant pas sans réfutation aucune, et c’est à partir du Corps forestier lui-même, paradoxalement pourrait-on croire, que viendra le contredit.

82 « Le "parc national de la Bérarde" de 1913 devient le "parc national de l’Oisans", puis celui du "Pelvoux" en 1923, non sans que les forestiers rencontrent des difficultés pour le faire accepter par la population. Au noyau initial s’ajoutèrent la location par l'État (jusqu’en 1949), du droit de pâturage et du droit de chasse sur 9 000 ha et la création de réserves de chasse sur 7 000 ha. Mais, pour ses fondateurs, le parc ne devait présenter un réel intérêt qu’après une période de "vieillissement" : "Ce premier parc se présente sous l’aspect d’un territoire pauvre, dénudé, sans vie animale ni végétale ou presque résultat des exploitations abusives de l’homme. C’est un champ d’expérience où la nature, désormais laissée à elle-même, accomplira avec le temps son œuvre réparatrice […], c’est un laboratoire d’étude […] qui offrira aux générations présentes et futures le spectacle de beautés en formation." » (Citation d'H. Defert, « Pour les parcs nationaux de France et des colonies », Revue

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Chapitre 2 - Les singularités des « Parcs

nationaux à la française »

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