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Chapitre 1. La représentation de l’amour homosexuel dans le texte de théâtre : Tom à la

1.1 La naissance de l’amour

L’amour dans Tom à la ferme se manifeste d’abord par la relation entre Tom et le défunt. Le public ne connaît pas l’identité du défunt, mais l’émotion amoureuse de Tom permet de saisir le rôle qu’il occupait dans la vie de ce dernier. Tom est face à la perte de son premier amour, un amour innocent et profond. Pour comprendre cet amour, le public doit comprendre leur relation. C’est par le personnage de Tom que Michel Marc Bouchard permet cette découverte. Dans un premier temps, nous allons nous concentrer sur l’amour qu’éprouve Tom pour le défunt. Puis, nous verrons comment cet amour détermine l’identité du défunt.

1.1.1 L’amour de Tom pour le défunt

L’auteur présente Tom comme un jeune homme candide en amour ; il se retrouve seul face à des sentiments forts qu’il n’arrive pas à gérer : « Suite à la mort accidentelle de son premier amoureux, Tom en quête de réconfort et de repères se rend à la campagne auprès de sa belle-famille, des inconnues »28. Michel Marc Bouchard fait parler le personnage de Tom à travers des répliques qu’il se dit à lui-même. Ce procédé dramaturgique a pour objectif de partager les pensées intérieures du personnage avec le lectorat. Nous analysons cet amour en relation avec le concept du « souvenir » défini par Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux comme une « [r]emémoration heureuse et/ou déchirante d’un objet, d’un geste, d’une scène, liés à l’être aimé […] ». Le souvenir amoureux, tel qu’il est exploré par Bouchard, évoque plus particulièrement celui exposé dans Tosca29 : « “Les étoiles brillaient”.

Jamais plus ce bonheur ne reviendra tel quel. L’anamnèse me comble et me déchire »30. Le choix de cette référence nous permet ici de comprendre le ressenti de Tom face à la perte de

27 Pour les questions d’hétéronormativité et/ou de pouvoir hétérosexuel, voir également Jonathan Ned Katz, L’invention de l’hétérosexualité, Paris : EPEL, c2001, 236 pages.

28 Michel Marc Bouchard, Tom à la ferme, Montréal, Leméac, 2009, voir le mot de l’auteur, p. 9.

29 Tosca est un opéra en trois actes de Giacomo Puccini (1900), d’après la pièce de Victorien Sardou (1887).

Le passage cité ici est une romance pour ténor, E lucevan le stelle, chantée au cours du troisième acte. Voir Giacomo Puccini, Tosca, Videorecording, Waldron, England : Opus Arte, 2004, 194 min.

30 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris : Éditions du Seuil, 1977, p. 258.

son amoureux Guillaume. Grâce à ses souvenirs, lecteurs et lectrices en apprennent plus sur le personnage de Tom. Le lectorat plonge dans son intimité, dans ses émotions. Son anamnèse

− vieilli, au latin anamnesis, grec anamnesis, pour désigner le retour des souvenirs, le fait de se ressouvenir31 − le comble et le déchire. Il évoque des souvenirs heureux, mais qui par conséquent lui font mal : « Non. Non. Ça va pas. Je suis chez toi et ça va pas. »32. Le lectorat se place ainsi dans la peau de Tom, qui cherche à se souvenir, bien que cette remémoration le rende malheureux. Le rôle de ces souvenirs est donc de susciter l’empathie pour les deux personnages pour faire avancer le récit.

1.1.2 L’identité du défunt

Michel Marc Bouchard présente cette pièce dramatique au moyen d’un titre enfantin : Tom à la ferme. Avec un tel titre, on pourrait croire que le livre est destiné aux enfants. Le choix du diminutif « Tom » crée une proximité entre le public et le personnage. Dans titre, Bouchard souhaite tromper le public en dissimulant le caractère violent de son texte :

« Finalement, j’ai choisi Tom à la ferme. Titre bon enfant aux accents bucoliques, mais qui, comme le reste de la pièce, est trompeur. »33. Le message véhiculé a ainsi pour objectif de bouleverser et de surprendre son lectorat. Le personnage de Tom incarne d’ailleurs parfaitement ce titre. Lors de son arrivée à la ferme, il est jeune et novice ; il ne s’attend pas à vivre de telles expériences à cause de sa relation amoureuse homosexuelle avec Guillaume.

Le défunt est le seul personnage anonyme. Le lectorat ne connaît pas son identité puisqu’il est mort avant que l’histoire ne commence. Son nom apparaît uniquement au tableau 9 dans une didascalie lorsque : « Agathe ouvre un des calepins de Guillaume et le feuillette »34. Pour la première fois, l’identité de ce personnage jusque-là inconnue lui est rendue, celle d’une personne homosexuelle. Agathe occupe une place importante dans cette révélation puisque c’est elle qui « sort enfin du placard la boîte contenant les cahiers de

31 Alain Rey, Anamnèse, Dictionnaire historique de la langue française, Tome 1, Paris : Dictionnaires LE ROBERT-SEJER, p. 117.

32 Michel Marc Bouchard, Tom à la ferme, op. cit., p. 15.

33 Michel Marc Bouchard, Tom à la ferme, op. cit., p. 10.

34 Ibid., p. 70.

Guillaume »35. Pour la première fois, Agathe découvre les secrets de son fils. C’est elle qui accomplit l’action et qui le délivre du placard. En ouvrant les cahiers de Guillaume, Agathe dévoile la vérité et, du même coup, sa réelle identité.

L’identité de Guillaume est aussi révélée, plus tardivement, grâce au personnage de Tom. Durant les quatre premiers tableaux, Tom s’adresse au défunt par le biais d’un monologue. Ce procédé théâtral donne la possibilité au personnage de tenir un discours à lui-même. Il se distingue du dialogue par l’absence d’échange verbal36. Les différents monologues de Tom sont pertinents pour en apprendre plus sur l’identité des personnages et leur relation amoureuse. Le lectorat ressent l’intimité partagée par les deux personnages ; il plonge dans leur univers, percevant leurs envies, leurs goûts, leurs réactions, etc. C’est de la bouche de Tom que nous découvrons une partie de l'identité du défunt, de leur amour, et par conséquent, que nous en apprenons plus sur Tom :

« Descends ton slip le long de tes jambes. Lentement. » Ça tu aimais. « Non, plus lentement. Et puis ta camisole ! Au-dessus de ta tête. Montre-moi tes aisselles. Plus haut les bras. Mets ta main sur ton ventre. Lentement. Caresse ton ventre. Plus bas. » […] Le vendeur de parfums te faisait de l’œil. T’as dit : Lui, sa flagrance, c’est Absence de Testostérone. […] « Aujourd’hui, c’est une partie de moi qui meurt et puis j’arrive pas à pleurer. Je connais pas tous les synonymes de tristesse. Vide, solitude, colère, colère, encore colère ! Colère, encore colère.37

Cette impression d’être avec les deux amants est rendue possible par l’évocation d’un souvenir. Ce dernier nous paraît joué en direct, devant nous (sur une scène imaginaire) et dans le moment présent par la présence de guillemets, alors que Guillaume est déjà mort.

Cette intimité est dévoilée par le monologue de Tom. Nous observons que Tom connaît suffisamment le défunt pour parler et penser à sa place. Le monologue est exprimé par un seul individu, pourtant, lecteurs et lectrices distinguent parfaitement deux personnages, deux émotions. Ce procédé théâtral met en évidence l’intensité amoureuse que les deux hommes partageaient. L’identité de Guillaume est uniquement révélée lorsque la vérité sur son amour

35 Stefano Genetti, « La scène, l’écran : questionnements identitaires et tensions du désir dans Tom à la ferme de Michel Marc Bouchard et de Xavier Dolan », dans la revue Itinéraires. Littérature, textes, cultures, (N°2019-2 et 3 | (N°2019-2019, Corps masculins et nation : textes, images, représentations), p. 10.

36 Voir la définition du monologue par Patrice Pavis, dans Dictionnaire du théâtre, Paris : Armand Colin, c2002, p. 216.

37 Michel Marc Bouchard, Tom à la ferme, op. cit., p. 21.

homosexuel est lue par Agathe, et par conséquent, le lectorat. Bouchard indique dans ce passage le lien fondamental entre l’identité et l’amour.

Dans cette pièce de théâtre, nous observons que les personnages homosexuels apprennent à vivre avec le mensonge38. C’est le cas pour tous les personnages et particulièrement pour Tom : « Je devrais dire à la face du monde qui on était l’un pour l’autre, l’un avec l’autre, l’un sans l’autre »39. Tom a besoin de s’exprimer sur son amour, mais il n’y arrive pas, freiné par son caractère illicite :

[…] Dis-leur que j’aurais aimé les connaître. C’est lui qui voulait pas. Il disait l’amour, c’est juste à deux. Pas d’amis, pas de famille. Tom, dis-leur que c’était le premier. Celui qui fait que ça peut exister. Dis-leur qu’il aimait mon visage quand je souriais. Dis-leur qu’y faisait tout pour me faire sourire. Parle-leur de ses bras aussi. De ses bras qui m’emprisonnaient, qui me libéraient, qui me condamnaient encore et encore. Raconte-leur aussi que parfois, juste à sa manière de marcher, je savais que la baise allait être torride !40

Par l’intermédiaire du théâtre, les homosexuel·les trouvent des stratégies détournées pour exprimer leur amour. Dans le texte Tom à la ferme, ces stratégies visent à éviter une possible violence de la part d’autres personnes ou des situations à caractère homophobe. Ces situations pourraient nuire à leur identité (c’est le cas de Paul, le premier amoureux de Guillaume) ou leur donner la possibilité d’exprimer leur identité, parfois même leur survie (Guillaume et Tom en sont l’exemple). À travers des stratégies détournées, les homosexuel·les peuvent se reconnaître, mais également exprimer leur amour lorsqu’iels en ont besoin, comme c’est le cas pour Tom qui dit la vérité tout en mentant. Il exprime ses réels sentiments pour le défunt en faisant croire que ce sont les paroles de Sara, notamment par la présence de guillemets. Il existe ainsi une métathéâtralité dans le discours de Tom. Ce procédé dramaturgique, utilisé à partir du XXe siècle et caractéristique de l’écriture de Bouchard, consiste à mettre en scène du théâtre dans une pièce de théâtre41. Dans cet aveu, Tom dévoile son amour innocent et son besoin de l’extérioriser à la fois malgré et grâce au mensonge.

La connaissance de l’identité du défunt par l’intermédiaire de la voix de Tom est trompeuse. Le public a accès dans ce passage à un souvenir de Tom, et par conséquent à un

38 Ibid., p. 10.

39 Ibid., p. 25.

40 Ibid., p. 31.

41 Voir Michel Prunner, L’analyse du texte de théâtre, op. cit., p. 117.

moment intime de la relation entre les deux amants d’un point de vue subjectif. Toutefois, l’autre moitié de la vie du défunt porte le sceau du mensonge. Dans Tom à la ferme, le mensonge impose des doubles vies aux personnages homosexuels et nous observons qu’ils optent pour le mensonge au lieu de vivre ouvertement leur amour. Dans l’article « Théâtre et homosexualité : Prendre part à la différence », Christian Beaucage insiste sur une multiplication de personnages homosexuels dans la dramaturgie québécoise. Beaucage prend pour exemple la pièce de théâtre Les Feluettes de Michel Marc Bouchard, au sein de laquelle il identifie un amour coupable et condamné. Ce type de représentation, explique Beaucage, dénonce « la responsabilité sociale et collective d’hier »42 ; les personnages s’insèrent dans une société où ils sont contraints à l’hétérosexualité. C’est ce qui se passe avec le personnage de Tom : il veut vivre son amour ouvertement et sans honte, mais il est contraint par Francis, personnage hétéronormatif, de mentir à Agathe.