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Chapitre IV : Conscience de genre et parcours sociopolitique des femmes haïtiennes

4.3. Négociation entre conscience de genre et féminisme

Deux grandes positions au sujet du féminisme ressortent des propos des participantes : certaines refusent catégoriquement de s’identifier comme féministes, tandis que d’autres se disent féministes bien qu’elles apportent des nuances témoignant d’une position négociée par rapport au féminisme. Dans le premier cas, les répondantes ont clairement indiqué qu’elles ne sont pas féministes et qu’elles n’ont jamais fait partie d’une association ou d’une organisation féministe. Par exemple, à la question « êtes-vous féministes ? », Antoinette, ancienne députée et sénatrice du pays, s’est exclamée : « Non ! je ne suis pas féministe ». Plus tard, elle a expliqué pourquoi elle ne se considère pas comme telle : « Je n’ai jamais participé ou fait partie d’organisations féministes. C’est pour cela que je dis moi-même, je suis une sociale-démocrate. Une sociale-démocrate c’est celle qui défend les droits humains. […] Je vois l’homme et la femme marcher de pair ».

Malgré les réticences exprimées à l’égard du féminisme, certains propos d’Antoinette témoignent d’une conscience de genre et d’un engagement en faveur des femmes :

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Il y a l’environnement machiste. De cet environnement, les femmes paient le pot cassé beaucoup plus davantage que les hommes. Effectivement je suis d’avis, mais, dans mes actions, dans mes discours, dans tout ce que je fais je prends toujours en compte cet aspect. À savoir qu’il faut effectivement regarder les groupes vulnérables. Les femmes comme étant groupe vulnérable et les enfants aussi comme étant groupe vulnérable ; les paysans aussi. Donc moi, je dis toujours que je suis une sociale-démocrate.

La position de Vanessa, ancienne ministre à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes du pays, est similaire à celle d’Antoinette : « J’ai démarré avec le féminisme. Mais maintenant, je suis une féminine. Il faut faire la différence ». Elle explique son rejet de l’étiquette féministe par sa volonté de ne pas s’opposer aux hommes, mais plutôt de collaborer avec eux :

Vous savez, je ne veux pas [avoir à me positionner] face à un homme. Par rapport au mouvement féministe haïtien, j’avais ressenti un rapport de force entre homme et femme. À mi-chemin, j’ai dit non, je ne voulais pas de cela. J’ai toujours travaillé avec des hommes. Je vous dis à la maison il y avait des hommes, mon père faisait de la politique, donc réunissait des hommes, des adultes. Donc j’ai toujours vécu avec des hommes.

Les réponses données par ces participantes pour expliquer le fait qu’elles ne s’identifient pas à la cause féministe confirment l’idée selon laquelle les femmes qui évoluent dans des univers qui ne connaissent et ne valorisent pas le féminisme auront tendance à ne pas s’en réclamer (Jacquemart et Albenga, 2015). Il faut dire que ces répondantes n’ont jamais été membres d’une organisation féministe et qu’elles ont évolué dans des milieux étrangers, voire hostiles au féminisme. Mais ceci ne signifie pas nécessairement un rejet des idées féministes pour autant (Jacquemart et Albenga, 2015 : 16). En effet, ces répondantes sont conscientes qu’il existe un environnement machiste dans la société haïtienne en général et dans le monde politique en particulier. Elles sont conscientes de la domination masculine qui affecte les rapports sociaux entre les hommes et les femmes. Ainsi, le fait de ne pas s’identifier comme féministe n’écarte en rien la possibilité d’une conscience de genre chez ces femmes.

Antoinette, comme d’autres enquêtées, ne s’identifie pas comme féministe, ce qui ne l’empêche pas de donner des explications sur sa propre conception du féminisme. Elle

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comprend la lutte féministe comme le fruit d’une rivalité entre les hommes et les femmes dans la société et c’est ce qui expliquerait sa non-identification au féminisme :

Le féminisme comme je l’ai vécu, comme on me l’a présenté, la femme devrait remplacer l’homme dans ses pratiques. Donc voilà pourquoi moi-même je ne me suis jamais réclamée du féminisme parce je dis que je ne suis pas inférieure à l’homme. Dans cette société, moi-même, je ne souffre d’aucun complexe ni d’infériorité ni de supériorité. Voilà pourquoi, je ne me suis jamais vue dans ce mouvement qui ferait de moi un être inférieur soit pour devenir supérieur à.

Il est important de souligner que la position d’Antoinette au sujet du féminisme a aussi influencé ses prises de décision lorsqu’elle était au pouvoir, notamment par rapport au projet de mise en place du MCFDF :

Il faut que j’ajoute que quand j’étais députée, je n’ai pas voté pour le ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes. Parce selon moi, si je vote pour un ministère à la condition féminine, ça veut dire que je me considère inférieure aux hommes. Je pense que l’on devrait avoir un ministère de la famille de manière à ce que l’État puisse prendre en compte les besoins de la famille dans la définition des politiques publiques.

Le regard individualiste que pose Antoinette sur le féminisme l’a incité à voter contre la création d’un ministère à la condition féminine qui, d’après elle, aurait représenté un aveu de faiblesse face aux hommes. Or, cette vision ignore les oppressions systémiques et les inégalités sociales que les femmes haïtiennes subissent sur la base de leur genre, et ce, bien qu’elles représentent plus de la moitié de la population. L’objectif derrière la création du MCFDF était précisément de remédier à cette triste réalité et d’« assurer, par la prise en compte des rapports sociaux de sexe dans l’action gouvernementale, la cohésion sociale, la mise en branle d’un processus visant l’égalité entre les sexes et la lutte contre la pauvreté » (MCFDF, 2009 : 301).

Ainsi, la position d’Antoinette témoigne d’une méconnaissance non seulement du rôle du MCFDF, mais aussi des luttes féministes s’attaquant aux problèmes sociaux, systémiques et collectifs auxquels font face les femmes du pays. Sa position expose aussi un enjeu clé de la représentation politique des femmes, qui est revenu chez d’autres participantes également, à savoir qu’il ne suffit pas que des femmes accèdent à des postes de décision politique pour assurer la défense des intérêts spécifiques des femmes.

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Même les répondantes ayant été ministres à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes ont émis des doutes par rapport au féminisme. C’est le cas de Catherine qui affirme pourtant s’être lancée en politique pour aider les femmes. Ses propos donnent à voir une méconnaissance du féminisme, une difficulté à le définir et à faire la distinction entre les différentes mouvances féministes :

Est-ce que je suis féministe ? Je ne peux pas répondre à cette question. Parce que le féminisme en lui-même… je ne connais pas les détails du féminisme. Je ne peux pas répondre. Je ne peux pas dire que je suis féministe. Parce qu’on mélange les choses. On a toujours l’intention de mélanger les choses.

Cette méconnaissance du féminisme est plutôt surprenante de la part d’une ancienne ministre à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes. Cependant, cela peut se comprendre au regard de la dévalorisation du féminisme dans la société haïtienne. Le fait que des femmes prennent la parole en public pour défendre leurs droits est généralement considéré comme un affront et comme un acte venant déranger l’ordre naturel des choses. Dans un rapport publié par Oxfam (2008) sur la question de la participation politique des femmes haïtiennes, il est d’ailleurs souligné que : « Le féminisme est perçu par certains Haïtiens comme une tentative de soutirer aux hommes un rôle qui leur revient ‘naturellement’ ». Ce rôle renvoie à l’idéologie de complémentarité des sexes qui priorise et renforce les stéréotypes de la masculinité et de la féminité. Cette idéologie peut également expliquer la propension de certaines répondantes à justifier qu’elles ne s’identifient pas au féminisme par le fait qu’elles considèrent que les femmes et les hommes sont des êtres complémentaires et non pas des rivaux. Les propos de Catherine vont dans ce sens, bien qu’ils témoignent tout de même d’une volonté d’égalité sur le plan des rapports sociaux de sexe :

Est-ce que la féministe considère les hommes comme leur ennemi, je ne sais pas. […] Mais les hommes ont leur place dans la société. […] Moi-même mon intention est de ne pas prendre le devant, on est côte à côte parce que les hommes ont tendance à mettre les femmes en arrière, moi-même, on avance côte à côte. Tu es ministre moi je peux être ministre également. Tu voyages, moi je peux voyager également. Tu restes à la maison avec le bébé pas vrai, moi-même si j’ai une réunion tu peux rester à la maison pour surveiller. C’est ton bébé également. Moi-même, c’est comme ça que je vois les choses.

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Par ailleurs, les raisons présentées par les répondantes pour expliquer leur position par rapport au féminisme peuvent aussi se comprendre à partir de ce que Christine Guionnet (2017) appelle une « négociation sélective ». Ce terme réfère au fait d’emprunter au féminisme certaines de ses valeurs ou pratiques tout en affichant une réticence à s’identifier en tant que féministe et en étant critique face à certaines formes de militantisme féministe (Guionnet, 2017 : 118). En effet, ces répondantes appuient la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes, mais elles rejettent toute forme d’action féministe spécifique en faveur des femmes ou qui donnerait l’impression d’opposer les hommes et les femmes dans la société. Elles voient la lutte féministe comme pouvant potentiellement se faire contre les hommes et préfèrent ainsi rejeter l’étiquette féministe afin de marquer leur volonté de collaborer avec les hommes dans la lutte pour l’égalité.

Par ailleurs, j’ai pu relever certaines nuances en lien avec la position des répondantes face au féminisme. Certaines d’entre elles, bien qu’elles ne se disent pas féministes, travaillent en collaboration avec des organisations féministes. C’est le cas de Vanessa qui affirme ceci : « Mais je n’ai pas de souci, je collabore avec les organisations féministes et les organisations féminines. Je travaille avec les deux et cela ne me dérange pas du tout ». Antoinette travaille elle aussi en collaboration avec des organisations de femmes : « J’ai eu, à maintes occasions, à travailler avec des femmes politiques. J’ai travaillé avec des organisations de femmes. […] Je suis très impliquée auprès de ces organisations de femmes ». Leurs propos montrent, une fois de plus, la négociation sélective par laquelle il est possible de collaborer avec des organisations de femmes et reconnaitre certaines valeurs du féminisme, tout en se dissociant de certaines actions féministes que l’on réprouve (Guionnet, 2017 : 130). En effet, ces répondantes, tout en déclarant ne pas être féministes, travaillent en collaboration avec des organisations féministes et admettent d’une manière ou d’une autre que les femmes sont désavantagées par rapport aux hommes dans la société.

Toujours à la question « êtes-vous féministes ? », d’autres répondantes comme Mariette, une ancienne sénatrice du pays, ont répondu par l’affirmative. Cependant, certaines d’entre elles ont pris le temps de préciser qu’elles n’adhéraient pas au courant féministe dit radical. C’est le cas d’une ancienne ministre à la Condition Féminine, Valérie, qui m’a confié ceci :

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Oui je suis féministe. Mais, je ne m’inscris pas dans le courant du féminisme radical. Parce que moi je pense que je me situe au niveau où j’ai fait un constat : que le système patriarcat favorise le garçon, le jeune homme, le grand-père, l’adulte. Par rapport à cela, je ne suis pas d’accord. Cependant, je ne suis pas contre les hommes. Moi, mon chef de cabinet était un homme. J’ai rencontré des hommes assez compétents dans le ministère.

Il est important de souligner que ces répondantes, bien avant leur intégration en politique, ont été des militantes défendant les droits des femmes. Ce qui est à nouveau cohérent avec l’idée selon laquelle les personnes les plus proches des cercles militants sont plus susceptibles de s’identifier comme étant féministes (Jacquemart et Albenga, 2015). En revanche, les propos de ces répondantes montrent aussi une certaine méfiance par rapport au féminisme. Il y a toujours un « mais » qui suit le « je suis féministe ». C’est pourquoi, bien que leur identification au féminisme se démarque par rapport aux autres, ces répondantes font montre du même processus de « négociation sélective » (Guionnet, 2017) en apportant des bémols à leur position féministe.

Cette négociation témoigne aussi d’un préjugé tenace envers le féminisme radical, voulant que les femmes qui se réclament de ce courant soient « en guerre » contre les hommes. Or, le féminisme radical est un courant qui cherche à s’attaquer à la racine de l’oppression des femmes, à savoir le système patriarcal. Les tenantes de ce courant ne s’opposent donc pas tant aux hommes qu’au patriarcat. Elles considèrent que ce dernier doit être aboli afin de garantir la libération des femmes qui sont opprimées et exploitées sur base de leur identité sexuelle (Blais, Fortin-Pellerin, Lampron et Pagé, 2007). Les propos de plusieurs répondantes traduisent ainsi une bonne dose de méconnaissance et de préjugés à propos du féminisme radical qu’elles opposent notamment à une position égalitariste. C’est le cas de Valérie qui affirme ceci :

Moi, je ne suis pas dans cette affaire d’agressivité à outrance où c’est la femme seulement. Mais néanmoins, je ne me perds pas dans la mouvance égalité homme femme où la femme a déjà un déficit du point de vue social. Pour tendre vers l’égalité, il faut partir sur une base.

La position de Marie Anne, ancienne ministre à la Condition féminine et aux Droits des Femmes, va dans le même sens alors qu’elle se dit être tout bonnement « égalitaire » plutôt que féministe :

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Je suis beaucoup plus égalitaire. Vous comprenez ? […] Parce que dans le féminisme il y a plusieurs courants. Je suis féministe, mais pas la féministe je pourrais dire, extrémiste. Naturellement, quand quelqu’un défend les droits des femmes. Quand quelqu’un veut le changement au sein de la société, elle est féministe, je ne vous dis pas que je ne suis pas féministe, je vous dis que je suis beaucoup plus égalitaire. Parce que je défends les droits des femmes. Je veux voir les femmes occuper de hautes fonctions comme les hommes. Je veux voir leurs droits respectés. Je veux voir les femmes occuper de hautes fonctions, des postes de décision. Donc je défends les droits des femmes. Je veux voir une société juste, égalitaire.

Ce genre de position fait référence à ce que Christine Guionnet (2017) appelle la dissociation explicite ou implicite entre les féministes et le féminisme comme idéologie qui aspire à l’égalité entre les hommes et les femmes. En effet, Marie Anne se situe du côté de celles qui se disent œuvrer pour l’égalité entre les hommes et les femmes, mais qui jugent que l’étiquette « féministe » ne représenterait pas correctement ce combat à portée universelle ou « humaniste ».

Marla, une ancienne ministre à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes, partage, elle aussi, une position similaire : « Oui je suis féministe. Je suis féministe parce que le féminisme c’est un droit humain. Le féminisme c’est faire la promotion des femmes et des hommes. Le féminisme c’est revendiquer ses droits en tant que citoyenne, en tant qu’humain, en tant qu’être humain ». En dépit de leurs bonnes intentions, les propos de ce genre, préférant « l’humanisme » au « féminisme », tendent à ignorer les oppressions spécifiques et les formes de discriminations systémiques que subissent les femmes (Crêpe Georgette, 2014). Les propos de Marla montrent par ailleurs certaines ambigüités alors qu’elle donne plus de détails sur sa vision du féminisme :

Bien sûr, il y a d’autres paramètres. Maintenant, vous allez voir le féminisme en tant que mouvement social qui est traversé par des courants idéologiques. Malheureusement chez nous le féminisme a été mal enseigné ou pas enseigné du tout. Il y a plusieurs types de féminismes. Mais est-ce que les gens savent ce que c’est qu’être féministe ? Je ne suis pas certaine. J’ai déjà fait ces plaidoyers dans plusieurs occasions. Je vois des femmes qui plaident la cause des femmes et disent je ne suis pas féministe. Et moi je dis, le féminisme c’est quoi pour vous ? Vous défendez les droits des femmes. C’est ça être féministe.

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En résumé, avoir une conscience de genre n’est pas suffisant pour adhérer aux stratégies d'action politique en faveur des femmes en tant que groupe social désavantagé. En effet, il ressort de mon analyse que les femmes haïtiennes ayant été dans des postes de décision politique dans le pays ont une conscience de genre. Elles sont toutes conscientes qu’il y a un déséquilibre dans les rapports sociaux de sexe dans la société et que les femmes sont désavantagées par rapport aux hommes. Cependant, les répondantes ont différentes positions par rapport au féminisme. Certaines se réclament du féminisme et ont un parcours qui témoigne de leur engagement face à la cause des femmes dans le pays, tout en prenant du recul par rapport à certains aspects (réels ou présumés) du féminisme. D’autres répondantes, au contraire, refusent de se dire féministes, bien qu’elles puissent parfois collaborer avec des groupes de femmes. Elles rejettent surtout l’idée qu’elles se font du féminisme. C’est-à-dire, celle d’un mouvement ou d’une idéologie qui présenterait les femmes comme étant inférieures ou rivales par rapport aux hommes. Cette idée traduit un préjugé tenace à l’égard du féminisme, renforcé par le fait que, comme l’ont affirmé certaines répondantes, durant leur parcours sociopolitique, elles n’ont jamais eu de problèmes à travailler avec des hommes ni ressenti de complexes d’infériorité en tant que femmes.

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Chapitre V : La faible représentation des femmes dans les postes de décision