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Afin de comprendre le phénomène de la faible représentation des femmes en politique du point de vue des élues haïtiennes, le cadre théorique de ma recherche se situe au croisement des études féministes, de la sociologie du genre et de la science politique. C’est à partir de cet ancrage théorique que je définirai dans le présent chapitre les concepts clés suivants : genre, représentation politique et conscience de genre. Comme l’a bien formulé François- Pierre Gingras, en plus d’être « partie prenante du cheminement de la découverte, la théorie crée la capacité d’imaginer des explications pour tout phénomène social, au-delà des prénotions du sens commun : la théorie ne tient pas pour acquises nos explications courantes » (dans Gauthier, 2003 : 106). Ainsi, ce sont ces concepts qui guideront mon analyse du phénomène de la faible représentation politique des femmes et mon interprétation des propos des répondantes, c’est-à-dire des femmes haïtiennes ayant accédé à des postes de décision politique. Je tenterai plus précisément de faire ressortir les façons par lesquelles leurs propos témoignent d’une « conscience de genre » (Tremblay, 1996) ainsi que les différents enjeux et obstacles liés à la représentation politique des femmes.

2.1. Genre et politique

Le genre est un concept complexe et difficile à cerner. À cet égard, Réjane Sénac-Slawinski (2009 : 4) explique que « le genre n’est pas un domaine spécialisé, c’est une grille de lecture de la société. Que l’on s’intéresse à l’école, à l’emploi, à l’immigration, à la famille, à la santé, aux retraites ou à tout autre problème social, le genre est un des axes essentiels de la connaissance, un outil indispensable à l’intelligence du monde social ». Dans le champ de la science politique, Jane Jenson et Éléonore Lépinard (2009) ont fait valoir que le genre est un outil important pour comprendre et analyser des phénomènes politiques en tenant compte des rapports sociaux de sexe. Pour ces auteures, le concept de genre a permis d’éclairer la dimension genrée de phénomènes politiques trop longtemps considérés comme neutres. Ainsi, elles définissent le genre comme :

[…] un système de relations sociales qui détermine la définition et le contenu des groupes « femmes » et « hommes », aussi bien à travers la division sexuelle du travail que l’hétérosexualité normative et par le biais des discours, des idéologies et des pratiques de la

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citoyenneté, de la maternité, de la féminité ou de la masculinité. (Jenson et Lépinard, 2009 : 191).

Dans le cadre de mon travail de recherche, je priorise cette définition du genre ainsi que les réflexions produites par Jenson et Lépinard (2009) quant aux possibilités que ce concept présente dans l’analyse d’enjeux liés à la politique, qui « implique des analyses constructivistes des relations sociales, des processus et des mécanismes sociaux plutôt qu’une catégorie ou variable stable » (Jenson et Lépinard, 2009 : 194). De plus, le genre permet de montrer que les institutions et organisations politiques telles que les partis, les assemblées et les collectifs militants ne sont pas neutres en dépit des perceptions communes et des prétentions du système démocratique : « le regard du genre a permis de montrer à quel point leurs règles de fonctionnement, formelles et informelles, sont traversées par des présupposés de genre et (re)produisent des hiérarchies sexuées » (Achin et Béréni, 2013 : 37). Ainsi, cette conceptualisation du genre invite à considérer, d’une part, la dimension genrée des règles de la vie politique et, d’autre part, le poids de la socialisation genrée dans la politique, plus précisément dans la faible représentation des femmes en politique. J’emprunte donc une approche constructiviste du genre reposant sur l’idée que les rôles, les attentes et les responsabilités liés au sexe ne sont pas naturels ou innés, mais bien des construits sociaux, pour aborder les façons par lesquelles il intervient dans la sphère politique.

2.2. Conscience de genre et représentation politique des femmes

Pour répondre aux objectifs spécifiques de ma proposition de recherche, c’est-à-dire pour éclairer les façons par lesquelles les élues haïtiennes ont conscience que le genre est un obstacle à l’accession des femmes en politique et qu’elles-mêmes se sentent représenter le groupe des femmes, j’ai mobilisé les concepts de « conscience de genre » et de « représentation politique » dont j’emprunte la définition à Manon Tremblay (1996). La représentation politique est une notion complexe et Tremblay va chercher des éléments de définition chez la philosophe politique Hanna Pitkin. Cette dernière l’aide à identifier deux types de représentation politique (descriptive, substantive) en fonction de leurs différentes caractéristiques. Pour ma part, je retiens la représentation politique de type substantif, ou représentation par les conduites, qui « rejoint plutôt l'idée de délégation, à cette différence

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que les personnes élues soutiennent ici activement les intérêts de groupes sociaux, notamment dans leurs conduites (soit leurs opinions et leurs actions) » (Tremblay, 1996 : 97). Ce type de représentation politique fait donc référence à l’idée de délégation, où les représentantes et représentants défendent les intérêts des groupes qu’elles et ils représentent. Cette définition de la représentation politique par les conduites me permettra donc de voir comment les femmes haïtiennes ayant accédé à des postes de pouvoir ont su représenter, à travers leur discours et leurs actions, le groupe des femmes et porter leurs luttes dans l’arène politique.

En complément, j’emprunte également à Manon Tremblay (1996) son concept de conscience de genre. D’après elle, ce concept permet de saisir des prédispositions à l’action. En l’occurrence, il me permettra de comprendre à quel point les élues haïtiennes ont conscience des inégalités de genre et comment cette conscience les prédispose à identifier le genre comme un obstacle à l’accession des femmes aux postes de décision politique, à lutter pour une meilleure représentation politique des femmes et à représenter activement leurs intérêts. Ainsi, tel que je l’ai mentionné à la section 1.3.2, la conscience de genre implique, d’une part, « de reconnaitre que le sexe (c'est-à-dire le fait d'être une femme ou un homme) modèle d'une façon importante la relation qu'une personne entretient avec la société politique dans laquelle elle évolue » (Tremblay, 1996 : 99). D’autre part, la conscience de genre implique « l'identification personnelle aux autres femmes sur le plan de la communauté d'idées, de sentiments et d'intérêts, mais aussi le partage des convictions politiques et des stratégies d'action face à leurs conditions en tant que groupe socialement désavantagé » (Tremblay, 1996 : 99).

En somme, le concept de conscience de genre est particulièrement pertinent pour comprendre la faible représentation des femmes haïtiennes en politique du point de vue de celles qui ont eu accès à des postes de décision politique dans le pays. Il permet à la fois de rendre compte des explications données par les répondantes à propos de cette faible représentation et de rendre intelligible la dimension genrée de leurs explications. Il permet en outre d’interpréter leurs propos au regard de leur propre parcours sociopolitique et d’éclairer, notamment, l’impact des mécanismes de socialisation genrée sur la représentation politique des femmes.

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