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La nécessaire matérialisation du bien immatériel sur un support

Section 1 : La notion de biens immatériels

II. La nécessaire matérialisation du bien immatériel sur un support

La jurisprudence canadienne exige une certaine matérialité dans un bien pouvant faire l’objet d’une possession. Dans l’arrêt Morelli, la Cour suprême indique que l’objet de la possession doit « avoir en soi une certaine permanence », être « stable »192. Il y est

expliqué qu’une distinction est à faire entre les données numériques de l’image, appelées le fichier image, et la représentation de celle-ci, autrement dit sa représentation graphique193.

S’appuyant sur la jurisprudence antérieure rendue en la matière194, la Cour suprême

affirme que c’est la possession personnelle du fichier image qui est réprimée par l’article 163.1(4) du Code criminel195. Elle présente deux arguments.

Le premier est l’existence d’une infraction autonome d’accès à la pornographie juvénile. Le juge Fish, écrivant pour la majorité, avance que le législateur en incriminant spécifiquement la consultation d’images illicites avait pour intention de combler l’écueil relatif à la notion de possession196. Autrement dit, si le crime d’accès a été créé car le crime

de possession ne permettait pas d’appréhender l’individu qui consulte des images sur internet, c’est bien que le crime de possession ne punit pas la possession de la représentation graphique d’une image.

190Code pénal, article 227-23 alinéa 5 et Code criminel, article 163.1 (4.1) 191Code pénal, article 227-23 alinéa 2 et Code criminel, article 163.1 (3)

192R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §29 : « c’est le fichier de données sous-jacent qui constitue « l’objet »

stable pouvant être transféré, stocké et, en fait, possédé. De façon plus générale, l’objet possédé doit avoir en soi une certaine permanence. »

193R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §18

194R. c. Panko, 2007 CanLII 41894 (ON SC), R. c. Weir, 2001 ABCA 181, 95 Alta. L.R. (3d) 225, R. c.

Daniels, 2004 NLCA 73, 242 Nfld. & P.E.I.R. 290

195R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §19 et §24 196R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §25 et s.

Le second argument présenté est que la possession criminelle traditionnelle vise essentiellement des biens matériels, et qu’il est ainsi sensé de conclure que le crime de possession de pornographie juvénile a pour objet un bien un tant soit peu matériel qui puisse être transféré197.

La juge Deschamps, dissidente, affirme quant à elle que le Code criminel réprime aussi la possession imputée de la représentation graphique de l’image198. Elle appuie son

argumentation sur l’article 4(3) qui définit la possession imputée. Selon cet article, « une

personne est en possession d’une chose lorsqu’elle l’a (…) en un lieu qui lui appartient ou non ou qu’elle occupe ou non, pour son propre usage ou avantage ou celui d’une autre personne ».

Selon la juge Deschamps, cela signifie qu’un individu peut être déclaré coupable de possession de pornographie juvénile s’il visualise une image sur son ordinateur même si le fichier de cette image n’est pas dans son disque dur mais dans un lieu auquel il a seulement accès, comme un serveur à distance. Le bien immatériel illicite serait le fichier image mais aussi sa représentation graphique. Pour aboutir à la condamnation de l’individu il sera toutefois nécessaire de prouver que l’individu exerce un certain contrôle sur cette image199.

La majorité dans Morelli ne nie pas qu’un individu puisse être déclaré coupable de possession imputée de pornographie juvénile200. Elle estime néanmoins qu’elle le sera eu

égard au fichier image et non à la simple représentation graphique de l’image. La Cour suprême estime en effet que l’élément de contrôle nécessaire pour retenir la possession serait bien trop mince si on réprimait la possession imputée de la représentation graphique d’une image201.

197R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §28 198R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §139

199R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §140 : la juge Deschamps estime que le Code criminel réprime la

possession personnelle et la possession imputée du fichier image et de la représentation graphique de cette image pour peu qu’un élément de contrôle sur le bien soit prouvé.

200R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §32 201R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §33

La jurisprudence française fait elle aussi état d’une exigence de matérialité du bien interdit pour conclure à sa possession. La Cour de cassation s’est prononcée en ce sens en 2005202. Dans cette affaire un individu avait visualisé des images pédopornographiques sur

internet à partir d’un ordinateur public et avait été poursuivi pour les avoir détenues sur le fondement de l’article 227-23, alinéa 4 du Code pénal. Il est à souligner qu’au moment des faits, le Code pénal n’incriminait pas encore la consultation de sites à caractère pédopornographique203.

La cour d’appel ayant acquitté le prévenu en première instance, le ministère public a formé un pourvoi en cassation. Il oppose à la décision de la cour d’appel que l’agent avait eu, pendant sa consultation, « un véritable pouvoir de disposition sur ces images ». La Cour de cassation rejette les arguments du ministère public, considérant que l’individu n’a ni enregistré, ni imprimé ces images et qu’ainsi, il ne les a pas contrôlées. L’élément de contrôle faisant défaut, le prévenu n’avait pas détenu ces images.

Deux actions sont donc avancées par la Cour de cassation : l’enregistrement et l’impression des images. Ces deux actions ont pour conséquence d’attribuer une certaine matérialité au comportement immatériel réprimé qu’est la possession d’images immatérielles. En effet, par la réalisation de l’une ou l’autre de ces actions, l’individu donne de la matérialité à sa possession : il possède soit un fichier image présent dans son disque dur soit un document papier sur lequel a été imprimée une image204.

Pour certains auteurs, l’arrêt rendu par la Chambre criminelle indique que la détention « ne peut être que matérielle205 » et qu’elle doit se matérialiser « de manière très

tangible (...) par le recours à un support destiné à matérialiser la permanence d'une libre disposition d'images préalablement enregistrées ou imprimées206 ».

202Cass. crim., 5 janvier 2005, 04-82.524

203L’incrimination de la consultation de sites pédopornographiques a eu lieu deux ans après cette décision de

la Cour de cassation, en 2007, par la loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance, JO du 6 mars 2007, p. 4215.

204Cass. crim., 5 janvier 2005, 04-82.524 : « les juges retiennent que les images observées n'ont été ni

imprimées ni enregistrées sur un support et que la simple consultation de sites pornographiques mettant en scène des mineurs ne suffit pas à caractériser le délit prévu par l'article 227-23, alinéa 4, du Code pénal (...) qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision »

205G. Roussel, « Une simple consultation de sites pornographiques n'est pas une « détention d'image »

Cette exigence de matérialité a été confirmée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 5 janvier 2011207. Dans cette affaire, un individu était jugé

pour avoir consulté des sites pédopornographiques avant l’entrée en vigueur de la loi réprimant spécifiquement une telle consultation208. Il était donc poursuivi du chef distinct

de détention d’images pédopornographiques.

La Cour a accepté le raisonnement de la défense qui affirmait que la simple visualisation d’images qui n’ont été ni « imprimées ni conservées sur un support » n’était pas réprimée par l’infraction de détention de pornographie juvénile. Elle a donc cassé l’arrêt de la cour d’appel, estimant simplement que « la prévention ne pouvait être étendue

à des dates auxquelles le texte appliqué n’était pas entré en vigueur ».

Ainsi, en droit français et en droit canadien, l’infraction de possession de biens immatériels vise essentiellement des actes reposant sur une certaine matérialité. En cas d’absence de matérialité, ce sont les infractions connexes de consultation et d’accès à la pornographie juvénile qui seront retenues209.

En droit français, ressort l’exigence d’un support sur lequel le bien immatériel doit être fixé pour que la possession puisse être établie.

En droit canadien, l’exigence de matérialité de la possession ne se manifeste pas nécessairement à travers le support. Il nous semble qu’elle est plus large, plus globale. Nous pensons qu’il s’agit davantage d’une exigence plus marquée quant à un élément de contrôle sur le bien.

Nous nous demandons maintenant quels sont les critères qui permettent de constituer la possession d’un bien immatériel par un individu.

206Y. Mayaud, « Image ou représentation d'un mineur à caractère pornographique : pas de détention-profit »,

RSC, 2005, p. 304

207Cass. crim., 5 janvier 2011, 10-81.931. V. aussi : Cass. crim., 28 septembre 2005, 04-85.024 : la Cour

relève que les images « ont été conservées dans un fichier enregistré sur le disque dur d'un ordinateur » pour confirmer la déclaration de culpabilité prononcée par la cour d’appel.

208V. supra p. 24 et not. la note 99

209R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §65 : « le simple fait de visiter un site Web ou de visualiser des images à

l’écran n’emporte pas possession ». Confirmé not. par R. v. Farmer, 2014 ONCA 823, §27 ; R. v. Beierle,