L’appréhension législative des nouvelles technologies à
l’épreuve des principes de droit pénal
Mémoire
Maîtrise en droit
Olivia Béatrice Marie Loyer
Université Laval
Québec, Canada
Maître en droit (LL.M.)
et
Université de Toulouse I Capitole
Toulouse, France
Master (M.)
Résumé
De l’apparition des nouvelles technologies a découlé la commission de comportements nuisibles réalisés au moyen de celles-ci. C’est donc naturellement que le législateur a décidé de réprimer de tels actes. Or, ce faisant, il a incriminé des comportements à la matérialité réduite. Nous entendons par là qu’il a créé des infractions constituées de faibles éléments matériels, situées en amont dans le cheminement criminel de l’individu, ce qui pose des questionnements quant à leur nécessité et à leur interprétation. L’appréhension législative des nouvelles technologies a aussi impliqué l’incrimination de comportements à la matérialité abstraite, c’est-à-dire des actes immatériels réalisés uniquement dans la sphère numérique. La répression de tels comportements pose des problèmes probatoires, que ce soit pour rapporter la preuve de la commission de l’acte reproché par l’accusé, ou apporter celle de son intention criminelle.
TABLE DES MATIÈRES
Résumé...iii
TABLE DES MATIÈRES...iv
LISTE DES ABRÉVIATIONS...vi
REMERCIEMENTS...ix
INTRODUCTION...1
PARTIE 1 : UNE MATÉRIALITÉ RÉDUITE...9
TITRE 1 : UNE MATÉRIALITÉ SITUÉE EN AMONT DANS L’ITER CRIMINIS...9
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE : le principe de nécessité des incriminations...9
I. L’incrimination d’un comportement nuisible...9
II. L’incrimination d’un comportement, non autrement appréhendé...11
CHAPITRE 1 : Les critères pour apprécier la nécessité d’incriminer un comportement situé en amont dans l’iter criminis...12
Section 1 : La matérialité de l’infraction...12
Section 2 : La remontée dans l’iter criminis...13
I. La notion d’infraction-obstacle...13
II. L’infraction-obstacle dommageable et l’infraction-obstacle non dommageable...15
III. La place de l’infraction-obstacle dans l’iter criminis...16
Section 3 : L’arsenal judiciaire existant...17
CHAPITRE 2 : L’application aux infractions commises au moyen des nouvelles technologies...18
Section 1 : Le délit d’entreprise individuelle terroriste...18
I. Le délit d’entreprise individuelle terroriste avant la censure du Conseil constitutionnel...18
II. Le délit d’entreprise individuelle terroriste après la censure du Conseil constitutionnel...23
Section 2 : Les délits de consultation et d’accès à des sites terroristes et pédopornographiques...24
I. La matérialité de l’infraction...25
II. La remontée dans l’iter criminis...26
III. Conclusion sur la nécessité de l’infraction...27
Section 3 : Le leurre et les propositions sexuelles à un mineur...29
I. La matérialité de l’infraction...30
II. La remontée dans l’iter criminis...30
III. Conclusion sur la nécessité de l’infraction...32
TITRE 2 : UNE MATÉRIALITÉ SUJETTE À INTERPRÉTATION...33
CHAPITRE 1 : La possession de biens matériels...33
Section 1 : Les notions de détention et de possession de biens matériels...34
Section 2 : Les éléments matériels de la possession de biens matériels...36
CHAPITRE 2 : La possession de biens immatériels...37
Section 1 : La notion de biens immatériels...38
I. L’éventuelle matérialisation du bien immatériel sur un support...39
Section 2 : Les éléments matériels de la possession de biens immatériels...51
I. Les critères tenant à la connaissance de la possession du bien immatériel...51
II. Les critères tenant au contrôle du bien immatériel...54
PARTIE 2 : UNE IMPUTATION DÉLICATE...59
TITRE 1 : LA PREUVE DE LA COMMISSION DE L’ACTE REPROCHÉ PAR L’ACCUSÉ...59
CHAPITRE 1 : La preuve circonstancielle, à défaut d’une preuve directe...59
Section 1 : La preuve directe et la preuve indirecte...60
I. La preuve directe...60
II. La preuve circonstancielle...61
Section 2 : le double critère de l’occasion et de l’intention...62
I. La notion d’occasion exclusive...63
II. La portée de l’occasion exclusive...67
Section 3 : Les indices pertinents...69
CHAPITRE 2 : La preuve par présomption...71
Section 1 : La légalité des présomptions...71
I. La notion de présomption...71
II. Une légalité consacrée conditionnellement...76
Section 2 : La nécessité des présomptions...78
I. Le développement de présomptions de responsabilité...79
II. Le développement d’une présomption à l’encontre du titulaire d’un accès à internet...80
III. L’atteinte portée à la présomption d’innocence...82
TITRE 2 : LA PREUVE DE L’INTENTION CRIMINELLE DE L’ACCUSÉ...86
CHAPITRE 1 : Le degré d’intention à prouver...86
Section 1 : L’intention et l’insouciance...88
Section 2 : L’insouciance exclue...88
I. L’insouciance exclue par l’exigence d’une intention spécifique...88
II. L’insouciance exclue pour une infraction d’intention générale...91
CHAPITRE 2 : La preuve de la mens rea...92
Section 1 : La preuve par les circonstances...93
I. La preuve par déduction...93
II. La preuve des communications de l’accusé...96
III. La preuve par la répétition de l’acte interdit...97
Section 2 : La preuve par présomption...99
CHAPITRE 3 : L’erreur de fait, un moyen de défense offert à l’accusé...100
Section 1 : L’erreur de fait reconnue...100
I. L’erreur de fait portant sur un élément matériel déterminant...100
II. L’erreur de fait reconnue selon l’état d’esprit de l’accusé...102
Section 2 : L’erreur de fait mise en échec...103
I. L’erreur de fait mise en échec par l’absence de recherches de l’accusé...103
II. L’erreur de fait mise en échec par l’aveuglement volontaire de l’accusé...106
CONCLUSION GÉNÉRALE...108
LISTE DES ABRÉVIATIONS
I. Françaises
AJ pénal Actualité juridique pénal
Bull. Crim Bulletin des arrêts de la Chambre criminelle de la
Cour de cassation
CA Cour d’appel
Cass. crim. Chambre criminelle de la Cour de cassation
Ch. corr. Chambre correctionnelle
Cons. const. Conseil constitutionnel
consid. Considérant
D. Recueil Dalloz
Dt. pénal Revue droit pénal
Gaz. Pal. Gazette du Palais
JCP G Semaine juridique – édition générale
J. Cl. Jurisclasseur
JO Journal Officiel
Rép. Pen. Dalloz Répertoire pénal Dalloz
RSC Revue de science criminelle et de droit comparé
II. Canadiennes
ABCA Cour d’appel de l’Alberta
BCAC (ou BCCA) Cour d’appel de la Colombie-Britannique
BCSC Cour supérieure de la Colombie-Britannique
BCPC Cour provinciale de la Colombie-Britannique
C. de D. Les Cahiers de droit
CA Man Cour d’appel du Manitoba
CAON (ou CA Ont.) Cour d’appel de l’Ontario
CA Qué Cour d’appel du Québec
CAS (ou CA Sask) Cour d’appel de la Saskatchewan
MBCA Cour d’appel du Manitoba
NBCA Cour d’appel du Nouveau-Brunswick
NLCA Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador
NLPC Cour provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador
NSCA Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse
NSPC Cour provinciale de la Nouvelle-Écosse
ONCA Cour d’appel de l’Ontario
ONCJ Cour de justice de l’Ontario
ONSC Cour suprême de l’Ontario
QCCA Cour d’appel du Québec
QCCQ Cour du Québec
R. du B. Revue du Barreau
RCS Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada
RD Ottawa Revue de droit d’Ottawa
RJT Revue juridique Thémis
RJTUM Revue juridique Thémis de l'Université de
Montréal
SCC Cour suprême du Canada
SRC Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada
SKQB Cour du banc de la Reine de la Saskatchewan
III. Mixtes Chron. Chronique Coll. Collection Comm. Commentaire éd. Édition Infra Ci-dessous p. Page s. Suivant Supra Ci-dessus t. Tome V. Voir
Interdire une foule d’actions indifférentes, ce n’est pas prévenir les délits qui peuvent résulter de ces actions : c’est en créer de nouveaux, c’est définir à son gré la vertu et le vice, dont on nous proclame qu’ils sont éternels et immuables. À quoi serions-nous réduits si l’on devait interdire tout ce qui peut inciter aux délits ?
REMERCIEMENTS
Avant tout, je tiens à remercier M. le Professeur Bertrand de Lamy de m’avoir offert une place dans ce programme et pour la confiance qu'il m'a ainsi accordée, en tant que directeur de programme puis de recherche. Ses enseignements prodigués ces dernières années, toujours empreints de justesse, m’ont été précieux. Qu’il trouve ici l'expression de ma profonde gratitude.
Je souhaite ensuite exprimer ma reconnaissance envers M. le Professeur Pierre Rainville pour son implication sans cesse renouvelée, ses remarques et ses encouragements. Son investissement dans ce projet a été grandement apprécié. Qu’il trouve ici l’expression de mes plus sincères remerciements.
Enfin, je tiens à remercier l’Université Laval et l’Université Toulouse I Capitole pour avoir rendu cette expérience possible, et tous ceux qui aujourd'hui ou hier, ont croisé mon chemin et ont contribué à leur manière à l’évolution de ma pensée et à l’aboutissement de ce projet. Qu’ils se reconnaissent et sachent que leur confiance n’a eu d’égal que leur soutien.
INTRODUCTION
« Internet doit être pour tous un espace de liberté et de sécurité, un terrain
d'expression libre mais responsable » soutenait Elisabeth Guigou alors Garde des Sceaux
de France1. Cette affirmation souligne parfaitement la difficulté que soulève l’appréhension
des nouvelles technologies par le droit pénal.
Si conjuguer liberté et sécurité est une préoccupation ancestrale, réussir un tel défi d’équilibriste sur la toile est un problème nouveau dont on situe les premières réflexions en France à partir des années 1970, aux fondements de la loi Informatique et Libertés2. Ainsi,
depuis l’apparition des premières nouvelles technologies et la popularisation de leur usage, les juristes, parlementaires, gouvernements, ont constaté les effets pervers qu’elles pouvaient induire et les comportements nuisibles qu’elles engendraient.
C’est dans ce contexte que les autorités ont voulu réguler les activités en ligne, afin d’introduire un peu de sécurité au sein de cet espace un peu trop libre que représente internet.
Nous entendons par l’expression « nouvelles technologies » ce qui est communément appelé les « NTIC » : les nouvelles technologies de l’information et de la communication. On peut les définir comme « l’ensemble des techniques et des équipements
informatiques permettant de communiquer à distance par voie électronique3 ». Notre étude
vise plus précisément les moyens de communication électronique, ou moyens de
1 Elizabeth Guigou, femme politique française, Garde des Sceaux du 4 juin 1997 au 18 octobre 2000,
s’exprimant lors du colloque « Internet et libertés publiques » tenu à Paris le 19 juin 2000 ; intervention consultable à : <https://www.univ-paris1.fr/diplomes/master-droit-du-numerique/bibliotheque-numerique- du-droit-de-ladministration-electronique/droit/protection-des-donnees/intervention-de-madame-elisabeth- guigou-garde-des-sceaux-ministre-de-la-justice-colloque-internet-et-libertes-publiques-paris-la-mutualite-19-juin-2000/>
2 Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, JO du 7 janvier 1978. 3 Dictionnaire Larousse en ligne, accessible à :
télécommunication4, qui permettent l’émission, la transmission et la réception de signes,
d’écrits, d’images et de sons par voie électromagnétique, donc à distance5.
Le droit pénal quant à lui est défini comme l’ensemble des règles de droit ayant pour but la sanction des infractions6. Le droit pénal a plusieurs fonctions dont une fonction
expressive et une fonction répressive7.
Une fonction expressive car il édicte quels sont les intérêts et les valeurs de la société qu’il protège. De par l’incrimination de certains comportements, le législateur fait un choix et énonce aux individus la frontière entre le permis et l’interdit, le bien et le mal. Une fonction répressive car le droit pénal punit les auteurs de comportements interdits en leur imposant une sanction8. Le droit pénal est en conséquence un droit évolutif : il s’adapte
à l’évolution des valeurs de la société ainsi qu’à l’évolution des comportements que celle-ci considère comme nuisibles.
De nouveaux comportements jugés néfastes pour et par la société ont donc émergé avec l’apparition des nouvelles technologies.
Qu’il s’agisse d’actions nuisibles qui ont pour cible les nouvelles technologies9
-telles les atteintes aux systèmes de traitement automatisés de données10 - ou celles qui
utilisent les nouvelles technologies comme un moyen de commettre une infraction
4 Le législateur français utilise l’expression de « communication électronique » tandis que le législateur
canadien préfère l’expression de « moyen de télécommunication » sans que cette différence de termes ne dénote une différence de définitions déterminante dans le cadre de notre étude.
5 Code des postes et des communications électroniques, article L32
6 T. Garé et C. Ginestet, Droit pénal. Procédure pénale, 9e éd., coll. Hypercours, Paris, Dalloz, 2016, p. 8
§16
7 X. Pin, Droit pénal général, 7e éd., coll. Cours Dalloz, Paris, Dalloz, 2016, [Pin] p. 2. ; V. aussi : J. Leroy, Droit pénal général, 6e éd., coll. Manuel, Paris, L.G.D.J., 2016, [Leroy] p. 48 §66
8 J. Fortin et L. Viau, Traité de droit pénal général, Montréal, Les éditions Thémis, 1982, [Fortin et Viau]
p. 2 et 3
9 Sont visées ici les infractions qui ont comme finalité de nuire aux nouvelles technologies, telles les
attaques par déni de service qui ont pour but de rendre inaccessible un site internet.
10 Réprimées dès lors par la Loi « Godfrain » n° 88-19 du 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique,
traditionnelle11, on ne compte plus aujourd’hui le nombre de comportements déviants qui y
sont liés.
Est dès lors apparue la nécessité d’enrayer la prolifération de ces comportements. Pour cela, le législateur s’est naturellement tourné vers le droit pénal, qui par sa fonction expressive et sa fonction répressive remplissait son objectif de montrer à la société qu’internet n’est pas une zone de « non-droit » où tout est possible sans qu’aucune conséquence n’en découle.
Depuis presque un demi-siècle le législateur s’est ainsi évertué à créer, modifier, arranger des textes d’incriminations afin de les adapter au contexte des nouvelles technologies.
L’œuvre du législateur ne s’est toutefois pas limitée à indiquer aux individus que ce qui était interdit l’était aussi en ligne. Le droit pénal n’a pas seulement été adapté à ce nouveau mode de commission des infractions, il a aussi été utilisé afin de réprimer des actions uniquement quand celles-ci sont réalisées au moyen des nouvelles technologies.
C’est le cas par exemple de l’infraction de leurre prévue en droit canadien qui punit le fait de communiquer avec un mineur par un moyen de télécommunication en vue de faciliter la perpétration d’une infraction à son égard12, ou encore des infractions de
consultation de sites terroristes13 ou pédopornographiques14 qui incriminent des
comportements uniquement lorsqu’ils sont commis au moyen des nouvelles technologies. À partir de ce constat, nous pensons que cette adaptation de nos législations au contexte des nouvelles technologies a ainsi pu donner naissance à des infractions à la matérialité fuyante. Nous entendons par là deux choses : que certaines des nouvelles
11 Nous entendons par là les infractions dites « de droit commun » telles les atteintes contre les biens, les
personnes ou la nation qui sont réalisées à l’aide des nouvelles technologies.
12 Code criminel, article 172.1. On retrouve une infraction similaire en droit français à l’article 227-22-1 du
Code pénal qui punit le fait de formuler des propositions sexuelles à un mineur en utilisant un moyen de communication électronique. V. nos développements au sujet de ces deux infractions p. 29 de la démonstration.
13 Code pénal, article 421-2-5-2
infractions sont constituées de faibles éléments matériels et qu’elles sont réalisées uniquement dans la sphère numérique, qu’elles sont ainsi immatérielles.
Nous observons donc que certaines infractions créées suite à l’apparition des nouvelles technologies sont des infractions dites « simples » qui n’exigent pour être constituées que la réalisation d’un seul acte, là ou d’autres infractions, dites « composites », requièrent une répétition de l’acte interdit ou la réunion de plusieurs agissements15. Ajouté à
cela, certains comportements nouvellement appréhendés par le législateur ne causent pas nécessairement de dommage à la société par leur simple réalisation et sont incriminés avant tout pour prévenir la commission d’un acte plus grave, dont la réalisation est davantage redoutée par le législateur16.
La répression de ces comportements présente un avantage indéniable, cela permet d’empêcher – ou du moins, de tenter d’empêcher – une atteinte à la société17. Ainsi, en
appréhendant celui qui prépare une infraction terroriste, le législateur offre la possibilité au pouvoir judiciaire d’appréhender un individu qui, éventuellement, allait poser un acte infractionnel grave.
Le problème posé par ces incriminations réside essentiellement dans cette « éventualité ». A ce stade, aucune certitude n’existe quant à l’intention réelle de l’individu. Il peut choisir de commettre l’infraction redoutée, tout comme il peut se raviser et se contenter de la réalisation de ces actes purement préparatoires.
En punissant celui qui n’a pas nécessairement la volonté criminelle de mener un projet à son terme, le législateur s’aventure à porter atteinte aux libertés individuelles de chacun18. Si cette atteinte peut être justifiée au regard des intérêts en jeu, il nous importera
de vérifier si tel est le cas pour certaines des infractions qui sont le fruit de l’appréhension législative des nouvelles technologies.
15 E. Dreyer, Droit pénal général, 3e éd., coll. Manuels, Paris, LexisNexis, 2012, [Dreyer] p. 438 §630 ;
Y. Mayaud, Droit pénal général, 5e éd., coll. Droit fondamental, Paris, PUF, 2015, [Mayaud] p. 207 §174
16 Dreyer, supra note 15, p. 474 §690 ; G. Côté-Harper, P. Rainville et J. Turgeon, Traité de droit pénal
canadien, 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 1998, [Côté-Harper, Rainville et Turgeon] p. 667
17 Dreyer, supra note 15, p. 467 §683
Il nous semble en effet que parmi ces nouvelles infractions, l’atteinte qui est portée aux libertés n’est pas toujours foncièrement nécessaire. Nous avons fait le choix de retenir trois infractions : le délit français d’entreprise individuelle terroriste19, les infractions
d’accès à des sites terroristes20 et pédopornographiques21 et l’infraction canadienne de
leurre22 qui trouve son équivalence française dans l’infraction de propositions sexuelles à
un mineur23.
Nous apprécierons donc la réelle nécessité de ces nouvelles infractions au regard du principe de nécessité des incriminations24 et selon différents critères qui seront au préalable
présentés.
L’appréhension législative des nouvelles technologies et la matérialité réduite qui caractérise certaines de ces nouvelles infractions pose aussi des questionnements d’ordre interprétatif.
Nous nous intéresserons exclusivement à une seule de ces infractions pour mieux étudier les problématiques interprétatives qu’elle implique. Il s’agit de l’infraction française de détention d’images ayant un caractère pédopornographique qui trouve son homologue canadienne sous l’intitulé de possession de pornographie juvénile25. Ces deux infractions
visent le même comportement : le fait pour un individu de posséder une image pédopornographique.
Ces infractions, qui ont été créées en France comme au Canada après l’avènement des nouvelles technologies26, ont manifestement pour objectif d’endiguer la prolifération de 19 Code pénal, article 421-2-6
20 Code pénal, article 421-2-5-2
21 Code pénal, article 227-23 ; Code criminel, article 163.1 (4.1) 22 Code criminel, article 172.1
23 Code pénal, article 227-22-1
24 Certains auteurs parlent davantage de principe de nécessité des délits, d'autres de principe de nécessité des
délits et des peines. Nous préférerons le terme d’ « incrimination » d'une part car notre étude porte sur la nécessité des textes d'incriminations, qu'ils érigent des comportements en délits ou en crimes, et d'autre part car le législateur canadien ne fait pas la même différence entre les délits et les crimes que le législateur français, il n'institue que des crimes. Par ailleurs, il ne sera pas question dans cette étude du principe de nécessité des délits eu égard à la peine prévue, qui relève d'une autre problématique.
25 Code pénal, article 227-23 ; Code criminel, article 163.1 (4)
26 En droit français, le 4 mars 2002 (Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale, JO du 5
la production et de la circulation de ces images sur internet27. Elles trouvent donc une
application essentiellement immatérielle qu’il nous semble difficile à conceptualiser.
En effet, la possession d’un bien n’a été incriminée jusqu’à présent qu’à l’égard de biens matériels. La transposition de ce concept à des biens immatériels pose nécessairement des questionnements pratiques. Que signifie « posséder » un bien immatériel ? De quel bien immatériel la possession est-elle incriminée ? S’agit-il du bien purement immatériel ou du bien immatériel quand il est matérialisé sur un support ? Autrement dit, le législateur punit-il la possession de la représentation graphique d’une image qui est essentiellement virtuelle ou n’autorise t-il les juges à entrer en condamnation que lorsque cette image est fixée sur un support, comme sur un disque dur ou sur du papier ?
Pour répondre à ces questions, nous nous intéresserons tout d’abord à la notion de possession quand elle s’applique à des biens matériels avant de vérifier qu’elle peut s’appliquer à des biens immatériels. Ensuite, nous analyserons la jurisprudence récente rendue en la matière pour déterminer les éléments matériels que retient le juge des faits pour conclure à la possession d’un bien immatériel par un individu.
En outre, l’incrimination de certains comportements à la matérialité équivoque commis au moyen des nouvelles technologies entraîne des difficultés probatoires tant au niveau de la preuve de l’identité du coupable que de celle de son intention criminelle.
Au-delà de savoir comment prouver la commission de l’infraction sur internet, qui nécessite immanquablement des preuves immatérielles, nous nous intéresserons davantage aux problématiques engendrées par la recherche de la preuve de l’identité de l’auteur de l’infraction.
Si ces infractions immatérielles commises au moyen des nouvelles technologies peuvent parfois être prouvées de la même manière que les infractions traditionnelles
matérielles - par des témoins oculaires par exemple, elles nécessitent néanmoins la prise en
compte de l’immatérialité des éléments matériels de l’infraction. En effet, en raison de
27 R. v. Sharpe, 1999 CanLII 6380 (BC SC), §23 et §34 ; R. v. Paradee, 2013 ABCA 41, §27 ; v. aussi : R.v.
Hammond, 2009 ABCA 415, §10 et s. à propos des objectifs poursuivis par la criminalisation de l’accès à
l’immatérialité de ces infractions, nous nous demanderons comment imputer à un individu la commission d’un acte immatériel, commis dans la sphère numérique sans traces palpables, et non pas à un autre individu ?
Concrètement, comment le législateur envisage-t-il la preuve de l’identité de celui qui a commis les nouvelles infractions qu’il institue, tels les délits de consultation de sites illégaux ? Si le traçage de l’adresse IP permet d’identifier l’ordinateur à partir duquel l’infraction a été commise, cela ne permet pas de prouver hors de tout doute raisonnable que celui qui est propriétaire de l’ordinateur est celui qui a commis l’infraction constatée. La problématique est similaire pour l’infraction de possession de pornographie juvénile : si les juges ont la preuve que de telles images ont été retrouvées dans le disque dur de l’ordinateur d’un individu, cela ne signifie pas ipso facto que c’est le propriétaire qui les y a placées ou qu’il avait la connaissance de leur présence.
L’affaire Villaroman, nous le verrons, explore parfaitement ce cas de figure. Les juges de la Cour suprême du Canada ont conclu à la culpabilité de l’accusé dont l’ordinateur contenait des images de pornographie juvénile28. Une décision de la cour
d’appel de Paris rendue en 200929, pour des faits identiques, préfère l’acquittement de
l’accusé, estimant qu’une autre personne, en l’espèce sa femme, avec qui il était en instance de divorce, avait pu télécharger les fichiers litigieux afin de nuire à ses intérêts.
Nous nous demanderons donc quels critères permettent aux juges des faits de départager de telles situations et sur quelles preuves ils se fondent pour être certains de la culpabilité de l’accusé. Nous nous interrogerons ensuite sur la pertinence de développer des cas de présomptions légales de responsabilité ou de culpabilité en la matière.
Nous nous intéresserons enfin à la preuve de l’intention criminelle de l’accusé. Si celle-ci est difficile à rapporter pour l’ensemble des infractions prévues dans nos législations, il nous semble qu’il s’agit d’une difficulté qui se pose avec encore plus d’intérêt et de légitimité dans le cas des infractions commises au moyen des nouvelles technologies.
28 R. c. Villaroman [2016] 1 R.C.S. 1000, §10 et §73
L’individu n’ayant pas un contrôle total sur celles-ci, une infraction aussi bancale que celle de possession d’images pédopornographiques peut être vite commise sans pour autant que l’accusé n’ait eu l’intention coupable requise : tel est le cas de celui qui télécharge sans s’en apercevoir des images pédopornographiques, par l’ouverture d’une pièce jointe dans un courriel par exemple, ou de celui qui « accède » à de la pédopornographie en ligne, suite à un « clic », peut-être par accident, ou par curiosité. Quelle est la place que le juge des faits doit accorder au doute ? Quel degré d’intention la poursuite doit-elle prouver ? Doit-elle prouver l’intention de l’accusé de commettre l’acte reproché ou seulement son insouciance ? L’accusé pourra-t-il invoquer son erreur ?
C’est à la lumière de toutes ces interrogations que nous nous demanderons si l’appréhension législative des nouvelles technologies peut se faire et s’est faite en accord avec les principes de droit pénal et ce, en France et au Canada.
PARTIE 1 : UNE MATÉRIALITÉ RÉDUITE
De par leur matérialité réduite, certaines des infractions induites suite à l’apparition des nouvelles technologies se situent en amont dans le cheminement criminel de l’individu, ce qui pose des questionnements quant à leur nécessité (Titre 1) et soulève des difficultés quant à leur interprétation (Titre 2).
TITRE 1 : UNE MATÉRIALITÉ SITUÉE EN AMONT DANS L’ITER
CRIMINIS
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE : le principe de nécessité des incriminations
L’un des grands principes fondamentaux du droit pénal est le principe de nécessité des incriminations30. Il impose au législateur une certaine retenue dans l’exercice de son
pouvoir en exigeant de lui d’une part de se garder de pénaliser des comportements si ceux-ci ne sont pas suffisamment nuisibles à la soceux-ciété (I) et d’autre part d’éviter de réprimer des comportements qui peuvent déjà être appréhendés autrement, notamment par une autre disposition juridique31 (II).
I. L’incrimination d’un comportement nuisible
Le premier volet du principe de nécessité des incriminations trouve son fondement en droit français dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
L’article V de la Déclaration nous informe que « la Loi n'a le droit de défendre que
30 Mayaud, supra note 15, p. 30 §21 et p. 50 §39. V. aussi F. Rousseau, « Le principe de nécessité. Aux
frontières du droit de punir », RSC, 2015, p. 257
31 V. à ce sujet : V. Sizaire, « Mort et résurrection du principe de nécessité pénale : A propos de la décision du
Conseil constitutionnel du 10 février 2017 », La Revue des droits de l’homme [En ligne], mis en ligne le 27 mars 2017, <http://revdh.revues.org/3038> [Sizaire] §4 et §5
les actions nuisibles à la Société ». Déjà, une question interpelle : qu’est-ce qu’une action
nuisible ? L’article IV de la Déclaration de 1789 pourrait nous éclairer quand il affirme que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ; il apparaît alors que l’action nuisible est celle qui nuit à autrui. Le Code de procédure pénale français nous guide en affirmant que l’action civile est « recevable pour tous chefs de dommages, aussi
bien matériels que corporels ou moraux »32. L’action nuisible serait donc celle qui cause un
dommage quelle que soit sa nature à autrui.
La doctrine française plaide que le droit pénal est un droit d’exception33, un droit de
dernier recours34. Elle estime qu’il doit intervenir uniquement pour sanctionner les
comportements les plus graves, les plus dangereux pour la société. S’il remplit aussi une fonction déclarative, celle-ci ne doit pas se contenter d’être symbolique : le droit pénal doit se garder de dénoncer les comportements les moins graves afin de préserver sa force de dénonciation35.
Au Canada, le rapport Ouimet rendu en 1969 préconise la parcimonie du droit pénal soutenant qu’un comportement ne doit être incriminé pénalement que s’il constitue une grave menace pour la société et s’il est impossible de l’endiguer par d’autres moyens36.
Le Parlement n’est a priori pas empêché d’incriminer des comportements qui ne sont pas nuisibles pour la société. Il peut interdire des comportements qui ne causent pas de préjudice à autrui37, voire qui ne sont qu’immoraux38. Mais cette absence d’exigence de
32 Code de procédure pénale, article 3 33 Dreyer, supra note 15, p. 49 §72 34 Dreyer, supra note 15, p. 49 §73
35 V. à ce sujet : C. Lazerges, « De la fonction déclarative de la loi pénale », RSC, 2004, p. 194 et V. Malabat,
« Les infractions inutiles. Plaidoyer pour une production raisonnée du droit pénal », La réforme du Code
pénal et du Code de procédure pénale, Opinio doctorum, Thèmes et Commentaires, Paris, Dalloz, 2009,
p. 71
36 Rapport du comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle (Rapport Ouimet), Justice pénale et
correction : un lien à forger. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969; cité par J. Fortin et L. Viau, supra note
8, p. 4 §5
37 R. c. Butler [1992] 1 RCS 452, p.504 ; R. c. Malmo-Levine [2003] 3 RCS 571, §78 38 Reference re Validity of Section 5 (a) Dairy Industry Act [1949] RCS 1, p.50
préjudice est à relativiser39, la Cour suprême ayant reconnu l’exigence de modération
comme étant applicable au droit criminel40.
II. L’incrimination d’un comportement, non autrement appréhendé
Le second volet du principe de nécessité des incriminations, la nécessité eu égard à l'arsenal judiciaire déjà existant, impose au législateur de se retenir d’incriminer des comportements si ceux-ci peuvent déjà être appréhendés par d’autres moyens, que ce soit par une disposition pénale ou extra-pénale. Ce principe a récemment été rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision à propos du délit de consultation de sites terroristes41.
La question du respect de ce principe de nécessité des incriminations se pose malheureusement à l’égard des nouvelles infractions induites par l’apparition des nouvelles technologies. Nous constatons en effet que certaines de ces infractions répriment des comportements situés tant en amont dans le chemin criminel de l’individu qu’il est permis de douter de leur réelle nécessité.
Afin de déterminer si un comportement est suffisamment nuisible pour pouvoir justifier une remontée dans le cheminement criminel de l’individu, il convient d’envisager les différents critères qui pourraient rendre l’incrimination non nécessaire (chapitre 1) avant de les appliquer à certaines infractions induites par l’apparition des nouvelles technologies (chapitre 2).
39 V. les développements de T. Desjardins, Les infractions d'ordre moral en droit criminel canadien,
Markham, LexisNexis, 2007, p.111, se fondant sur les arrêts R. c. Labaye [2005] 3 RCS 728 et R. c. Kouri [2005] 3 RCS 789.
40 R. c. Legare [2009] 3 RCS 551, §41. V. aussi l'arrêt Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée
[2010] 3 RCS 457, §240
CHAPITRE 1 : Les critères pour apprécier la nécessité d’incriminer un
comportement situé en amont dans l’iter criminis
Nous estimons que trois critères doivent être pris en compte : la matérialité de l’infraction (section 1), la place de l’infraction dans l’iter criminis (section 2) et l’arsenal judiciaire existant (section 3).
Section 1 : La matérialité de l’infraction
Certaines infractions ont une matérialité diluée. Nous entendons par là qu’elles sont constituées malgré une faiblesse des éléments matériels qui les composent - voire de l’unique élément matériel qui les compose.
Il s’agit d’infractions simples, qui requièrent de l’agent l’accomplissement d’un seul acte42. On les oppose traditionnellement aux infractions composites, qui comprennent les
infractions complexes et les infractions d’habitude43. L’infraction complexe est celle qui est
constituée de plusieurs faits distincts et consécutifs44. Elle est ainsi constituée par
l’accomplissement de plusieurs éléments matériels. Il s’agit par exemple de l’infraction d’escroquerie telle que prévue en droit français45 qui, pour être constituée, exige la
commission par l’agent de deux éléments matériels distincts : une tromperie et une remise46. L’infraction d’habitude est quant à elle constituée de plusieurs faits de même
nature47, l’agent étant puni pour avoir commis plusieurs fois les mêmes éléments matériels.
Face à ces infractions composites, l’infraction simple présente le risque d’être plus aisément constituée sans que l’agent ait eu une véritable intention criminelle. En effet,
42 Dreyer, supra note 15, p. 438 §630 et Mayaud, supra note 15, p. 206 §173 43 Mayaud, supra note 15, p. 207 §174
44 Dreyer, supra note 15, p. 438 §631 45 Code pénal, article 313-1
46 Mayaud, supra note 15, p. 207 §174
l’infraction simple se contente de l’agent d’un seul élément matériel qui n’a pas à être répété dans le temps. L’actus reus de l’infraction est donc plus mince, et la mens rea requise, a priori, peut l’être aussi.
Il nous apparaît que la matérialité diluée et la remontée dans l’iter criminis vont parfois de pair48.
Section 2 : La remontée dans l’ iter criminis
I. La notion d’infraction-obstacle
Le risque éventuel avec l’incrimination de comportements à la matérialité diluée est qu’elle s’accompagne d’une remontée dans l’iter criminis. Autrement dit, le risque est que le législateur en créant des infractions composées de peu ou de faibles éléments matériels, crée de ce fait des « infractions-obstacles49 », dites aussi infractions inchoatives ou
préventives50 ; c’est-à-dire des infractions qui ont pour but de faire obstacle à la
commission d’infractions plus graves51.
Elles interviennent en amont dans l’iter criminis, le cheminement criminel de l’individu52. Ce chemin consiste en la succession de pensées et d’actes qui vont mener
l’individu à l’accomplissement de son dessein criminel53. Il se déroule comme suit : la
pensée puis la résolution criminelle de l’agent, son extériorisation, les actes préparatoires et
48 Comme le rappelle le Professeur Mayaud, les infractions-obstacles sont souvent des infractions simples. Il
estime que les infractions-obstacles complexes sont « extrêmement rares », ajoutant que le délit d'entreprise terroriste individuelle en est probablement « la seule et unique hypothèse » : Y. Mayaud, Rép. Pén. Dalloz. Terrorisme. §99.
49 Mayaud, supra note 15, p. 240 §193
50 L'infraction-obstacle est une expression utilisée par la doctrine française tandis que la doctrine canadienne
parlera plus volontiers d'infraction inchoative ou préventive. Cela ne dénote nullement une différence de définitions.
51 Dreyer, supra note 15, p. 467 §683 52 Dreyer, supra note 15, p. 593 §874
53 M. Manning, A. Mewett et P. Sankoff, Criminal Law, 5e éd., Markham, LexisNexis, 2015, [Manning,
Mewett et Sankoff] p. 354 §7.18 : « a crime normally begins as an idea in someone's mind, followed by a
enfin la consommation de l'infraction54.
Nous nous garderons de nous épancher sur la notion de l’infraction formelle, qui est plus proche de l'infraction redoutée par le législateur dans l’iter criminis, l’acte réprimé tendant à un but déterminé55. L'infraction formelle consiste en une action visant un certain
résultat matériel, sans qu'il ne soit exigé par le législateur que ce résultat intervienne effectivement56. Elle est si proche du résultat redouté qu'il s'agit pour le législateur d'ériger
en infraction une simple tentative57. Tandis que l’infraction-obstacle consiste davantage à
ériger en délit des situations dangereuses58.
L’infraction-obstacle quant à elle se situe bien plus en amont dans l’iter criminis : le législateur agit ici dans le but d’appréhender un état dangereux afin d’éviter des atteintes plus graves à la société ; mais sans viser forcément une atteinte déterminée, sans penser à un effet redouté précis59. L’atteinte protégée par ces infractions-obstacles reste donc souvent
générale.
La frontière entre infractions formelles et infractions-obstacles n’étant pas précisément et légalement tracée, il n’est pas rare qu’une infraction soit jugée formelle par un auteur et obstacle par un autre60.
Réprimer ces comportements permet donc au législateur d’agir avant que le mal ne soit fait, d’appréhender le risque qu’une infraction grave soit commise61. Mais de telles
incriminations ont aussi comme inconvénient de porter atteinte aux libertés individuelles62.
En effet, l’adage latin cogitationis poenam nemo patitur, qui veut que nul ne soit
54 A. Prothais, Tentative et attentat, thèse, Lille, 1985, [Prothais] p. 37 §46. V. aussi Leroy, supra note 7, p.
202 §363
55 Prothais, supra note 54, p. 328 §469 56 Prothais, supra note 54, p. 328 §469
57 Prothais, supra note 54, p. 328 §469, citant R. Merle et A.Vitu, Traité de droit criminel, 4e éd., t. 1, Paris,
Cujas, 1981, [Merle et Vitu] p. 582
58 B. Bouloc, Droit pénal général, 24e éd., coll. Précis, Paris, Dalloz, 2015 [Bouloc, Droit pénal général] p.
43 §52
59 Prothais, supra note 54, p. 330 §470 60 Prothais, supra note 54, p. 330 §470
61 Le Professeur Dreyer affirme qu’en agissant ainsi, le législateur « tente de prévenir une infraction
beaucoup plus grave », Dreyer, supra note 15, p. 474 §690. V. aussi : Côté-Harper, Rainville et Turgeon, supra note 16, p. 667
puni pour de simples pensées, a une raison d’être : protéger la liberté des individus, ne les punir que lorsque leur pensée criminelle acquiert une matérialité suffisante, c’est-à-dire au moment où l’individu s'apprête réellement à commettre l'infraction, au moment où il passe à l’acte. Pour être certain de la volonté criminelle de l’individu il faut que celle-ci se matérialise en un acte63.
Parmi les infractions-obstacles, il convient de nuancer selon que le comportement réprimé crée ou non un dommage et que le comportement est plus ou moins proche de l’infraction grave redoutée au sein du cheminement criminel de l’individu.
II. L’infraction-obstacle dommageable et l’infraction-obstacle non dommageable
Il convient de distinguer les infractions-obstacles qui peuvent avoir comme conséquence un résultat dommageable des autres infractions-obstacles qui ne sont pas susceptibles de causer un dommage et qui ont uniquement comme but de faire obstacle à la commission d'une infraction dommageable.
Les premières causent un préjudice par leur seule commission. Leur répression permet d'éviter à la fois ce préjudice et celui de l'infraction à laquelle elle fait obstacle. C’est le cas par exemple de l'infraction de menace de commettre un délit ou un crime à l'égard d'une personne : le fait de menacer quelqu'un lui cause un préjudice - la crainte que la menace soit mise à exécution - et le fait d'ériger ce comportement en infraction permet d'éviter qu'une infraction plus grave soit commise : le délit ou le crime annoncé par la menace.
Les secondes ne causent pas de préjudice en elles-mêmes par leur simple réalisation, ou alors un préjudice indirect. Elles ont une fonction uniquement préventive64.
C’est le cas par exemple de la conduite sous l’empire d'un état alcoolique65. La répression
de ce comportement permet d’éviter que l’individu perde le contrôle de son véhicule et
62 Mayaud, supra note 15, p. 247 §198. V. aussi Leroy, supra note 7, p. 86 §127, qui évoque le risque de
déviation vers le totalitarisme en punissant la simple intention.
63 Manning, Mewett et Sankoff, supra note 53, p. 354 §7.18 64 Leroy, supra note 7, p. 86 §127
qu’un incident survienne. Le seul fait de conduire sous l’empire de l’alcool ne cause pas de préjudice. C’est l’infraction plus grave qui risque d’être commise – l’accident – qui causera éventuellement un préjudice. Ces infractions-obstacles sont dès lors parfois plus critiquables.
III. La place de l’infraction-obstacle dans l’iter criminis
Plus tôt a lieu la répression et plus les risques que l’acte véritablement interdit soit commis s’amenuisent66. Mais l’un des effets secondaires d’une répression si avancée est
l’atteinte aux libertés individuelles. En effet, en agissant ainsi, le législateur prend le risque de contrevenir au principe fondamental du droit pénal qui exige qu’ « un crime ne puisse
consister en une simple intention criminelle67 ».
Il convient alors de distinguer les infractions-obstacles selon leur place dans l’iter
criminis, si elles sont plus ou moins proches de la commission de l'infraction dont elles font
obstacle.
Si l'on conceptualise le chemin criminel d'un individu, le commencement d'exécution puis la tentative de commettre l'infraction se situent avant la commission de l'acte interdit. Il parait donc logique de les réprimer, car cela permet d'éviter la commission d'une infraction dont on est presque sûr qu'elle sera commise. Mais plus la répression s'éloigne de l'acte véritablement interdit, moins elle parait légitime car moins il y a de risques que l’acte grave soit commis.
Par exemple, interdire aux individus de consulter des sites terroristes68 est à
première vue un objectif du législateur peu légitime. Le risque que l’individu qui consulte
65 L’article L234-1 du Code de la route prévoit une peine maximale de deux ans d’emprisonnement et de
4500€ d’amende à l’égard de celui qui a conduit sous l’emprise d’un certain état alcoolique.
66 Dreyer, supra note 15, p. 467 §683 citant J. Bentham : « plus on distinguera de ces actes préparatoires
pour les prohiber, plus on a de chances de prévenir l'exécution même du délit principal » in Traité de
législation civile et pénale, 3e éd., t. 2, Rey et Gravier, 1830, p. 334
67 Fortin et Viau, supra note 8, p. 339 §331 68 Code pénal, article 421-2-5-2
ces sites « passe à l’acte », c’est-à-dire qu’il commette une infraction terroriste sont faibles, même s’ils existent.
La répression d’un acte situé trop en amont dans le cheminement criminel d’un individu présente aussi l’inconvénient de punir cet individu alors même que sa détermination à accomplir l’acte plus grave redouté n’est pas nécessairement arrêtée. Par exemple en réprimant celui qui prépare seul une infraction terroriste – comme le prévoit le délit français d’entreprise individuelle terroriste - le législateur prend le risque de punir un individu qui n’a pas nécessairement la volonté ferme de mener son projet à son terme.
Il prive alors l’individu d’un potentiel désistement alors que celui-ci est tout à fait possible à ce moment-là du cheminement criminel de l’individu.
Section 3 : L’arsenal judiciaire existant
En dernier lieu, un troisième critère apparaît : celui de l’arsenal judiciaire déjà existant. Il s’agit de considérer les diverses prérogatives dont disposent les autorités administratives et judiciaires pour empêcher la commission de l’infraction69. Il ne s’agit pas
ici de prendre en compte le fait que la victime dispose d’un recours civil pour apprécier la nécessité de l’incrimination70. Il s’agit plutôt d’examiner les différentes lois qui permettent
déjà d’endiguer le phénomène qui est appréhendé par le texte d’incrimination. Cela peut être des infractions parallèles ou des mesures administratives, telles que le blocage de sites à caractère terroriste ou pédopornographique71.
Tous ces critères nous permettent de déterminer si oui ou non il est légitime et nécessaire d’incriminer certains comportements.
69 V. Cons. const., 10 février 2017, n° 2016-611 QPC, consid. 13 70 R. c. Lucas, [1998] 1 RCS 439, §76
CHAPITRE 2 : L’application aux infractions commises au moyen des
nouvelles technologies
L’une des difficultés que soulève l’appréhension législative des nouvelles technologies est que les comportements nuisibles incriminés ne reposent pas sur suffisamment de matérialité.
Il nous semble que la remontée dans l’iter criminis de ces nouvelles infractions est plus importante que pour les autres infractions-obstacles prévues dans nos législations. Il s’agit pour certaines des infractions, d’incriminer la première manifestation de la volonté criminelle de l’individu, sans même exiger la matérialisation du commencement d’exécution72. Une telle remontée dans l’iter criminis a été reconnue par la doctrine
française, à propos du délit d’entreprise individuelle terroriste (section 1). La nécessité des infractions de consultation de sites terroristes et pédopornographiques (section 2) ainsi que de l’infraction de leurre sera aussi étudiée (section 3).
Section 1 : Le délit d’entreprise individuelle terroriste
I. Le délit d’entreprise individuelle terroriste avant la censure du Conseil constitutionnel
Ce délit français réprime le fait pour un individu de préparer la commission d'une infraction terroriste, dès lors que sa préparation « est intentionnellement en relation avec
une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur » et qu’elle est caractérisée par la réunion de deux éléments
matériels : d’une part « le fait de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des
objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » et d’autre part, un autre
élément matériel listé par le texte d’incrimination qui peut être le fait de recueillir certains
72 V. à propos du délit d'entreprise individuelle terroriste: H. Rouidi, « La loi n° 2014-1353 du 13 novembre
2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme : quelles évolutions ? », AJ pénal, 2014, p. 555.
renseignements, le fait de se former au combat, le fait de consulter des sites internet ayant un caractère terroriste ou le fait d’avoir séjourné à l'étranger sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes73.
L’objectif de ce texte d’incrimination est double. Il permet d’abord d’appréhender celui qui est communément appelé le « loup solitaire » car il ne s’est concerté avec personne74, auquel cas il pourrait être appréhendé par le biais du délit d’association de
malfaiteurs75.Il permet aussi d’intercepter le « terroriste en devenir », celui qui va peut-être
rechercher à préparer une infraction terroriste76.
Ce texte, en vigueur depuis le 15 novembre 2014, a été examiné par le Conseil constitutionnel le 7 avril 201777. Une question prioritaire de constitutionnalité78 avait été
posée à la Cour de cassation qui, dans sa décision du 25 janvier 2017, avait reconnu la potentielle incrimination d’une « intention supposée d’un individu isolé » comme éventuellement contraire au principe de nécessité79. Ainsi amené à se prononcer sur la
constitutionnalité de ce délit, le Conseil a jugé inconstitutionnels les mots « de rechercher » et a déclaré leur abrogation immédiate80.
73 Code pénal, article 421-2-6
74 Projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, Étude d’impact, 8 juillet
2014, accessible à : <http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/projets/pl2110-ei.pdf> [Projet de loi, 8 juillet 2014] ; p. 47-50 et not. p. 49: « Il s’agit ici de viser uniquement les comportements les plus
dangereux ne pouvant aujourd’hui recevoir la qualification d’association de malfaiteurs en l’absence de pluralité d’auteurs. »
75 Code pénal, article 450-1
76 Projet de loi, 8 juillet 2014, supra note 74, p. 48: « C’est l’hypothèse d’une personne, totalement isolée,
qui dresse des plans pour commettre un acte terroriste (par exemple, elle fait des repérages sur sa cible, elle achète des livres ou consulte des sites expliquant comment fabriquer des explosifs, elle pré-rédige les communiqués qu’elle a l’intention de diffuser après l’attentat – comme un enregistrement vidéo, ou bien elle suit une formation idéologique à l’étranger ou une formation au maniement des armes à l’étranger sans qu’un lien de connexité avec la France soit démontré), sans pour autant commettre aucun délit obstacle (elle n’a pas encore acheté d’armes ou d’explosifs, elle n’a pas diffusé de message apologétiques, etc).»
77 Cons. const. 7 avril 2017, n° 2017-625 QPC
78 La question prioritaire de constitutionnalité, ou QPC, consiste en une question posée par un justiciable,
partie à une instance, devant une juridiction de l’ordre administratif ou judiciaire, contestant la conformité d’une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution. Il appartient dès lors au juge saisi de la QPC d’examiner si les conditions de forme et de fond exigées sont remplies avant de transmettre la question au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, qui à leur tour, vérifieront s’il y a lieu de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel. C’est le Conseil constitutionnel, ainsi saisi, qui jugera si la disposition contestée est conforme ou non à la Constitution.
79 Cass. crim., 25 janvier 2017, 16-90.030
L’infraction est constituée d’éléments matériels qui peuvent être commis au moyen des nouvelles technologies. Ainsi, le premier élément matériel de l’infraction vise le fait de « rechercher (…) des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui » -cette recherche pouvant se faire par le biais des nouvelles technologies. Et l’un des seconds éléments matériels de l’infraction envisage le cas où l’individu consulte un site internet ayant un caractère terroriste.
A. La matérialité de l’infraction
Il s’agit d’une infraction complexe car l’individu doit commettre deux éléments matériels distincts pour entraîner la constitution de l’infraction81. Cette exigence de dualité
des éléments matériels contribue certainement à densifier ce délit mais cette densification échoue face aux faibles éléments matériels requis. En effet, dans la mouture du texte en vigueur jusqu’à la décision des Sages rendue le 7 avril 2017, un individu pouvait commettre l’infraction en recherchant des objets de nature à créer un danger pour autrui si cette recherche était accompagnée par exemple d’une consultation habituelle d’un site internet faisant l’apologie d’actes de terrorisme. Ces deux éléments matériels étant si proches qu’ils pouvaient être commis par une action unique : la recherche d’objets dangereux sur un site ayant un caractère terroriste.
B. La remontée dans l’iter criminis
1. Une infraction non dommageable en elle-même
Il semble que la seule perpétration de cette infraction ne cause pas de dommage. Ni un individu, ni la société ne va subir un dommage du fait qu’un individu détient ou cherche à détenir un objet de nature à causer un préjudice à autrui et que ce même individu ait séjourné sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes ou qu’il consulte des sites à
caractère terroriste. C’est uniquement la réalisation de l’infraction redoutée par le législateur – l’infraction terroriste – qui causera un dommage à la société.
2. La place de l’infraction dans l’iter criminis
Il en résulte une remontée dans l’iter criminis inédite, dénoncée par une partie importante de la doctrine française82. Le Professeur Mayaud pointe ainsi l’accentuation du
« caractère obstacle de l'incrimination83 », considérant que le législateur « flirte » avec la
seule intention criminelle84. D’autres auteurs affirment que « la répression concerne de plus
en plus des comportements éloignés dans le temps de la consommation de l'infraction redoutée85 » ou encore que le législateur punit ainsi « un comportement très éloigné en
amont de l'infraction pénale redoutée86 ».
La décision du Conseil a permis de réduire l’atteinte aux libertés individuelles portée par ce texte. Désormais, l’individu qui recherche des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui est hors du champ d’application du texte d’incrimination. Pour que le délit soit constitué, il faudra que l’individu détienne ou soit en phase de détenir ces objets.
Le risque d’une telle incrimination a été identifié par les Sages qui, dans le commentaire de la décision rendue, admettent que la remontée dans l’iter criminis était telle qu’ « on pouvait aboutir là à réprimer la préparation d’actes préparatoires87 ».
En ce sens, le législateur en était venu à rendre possible l’appréhension d’un
82 V. Y. Mayaud, Rép. Pén. Dalloz. Terrorisme. §90 ; C. Mauro, « Une nouvelle loi contre le terrorisme :
quelles innovations ? . - À propos de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 », JCP G, 2014, n° 48, p. 1203, et C. Lazerges et H. Henrion-Stoffel, « Le déclin du droit pénal : l'émergence d'une politique criminelle de l'ennemi », RSC, 2016, p.649.
83 Y. Mayaud, Rép. Pén. Dalloz. Terrorisme. §92. 84 Y. Mayaud, Rép. Pén. Dalloz. Terrorisme. §92.
85 H. Rouidi, « La loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte
contre le terrorisme : quelles évolutions ? », AJ pénal, 2014, p. 555.
86 C. Lazerges et H. Henrion-Stoffel, « Le déclin du droit pénal : l'émergence d'une politique criminelle de
l'ennemi », RSC, 2016, p.649.
87 Cons. const. 7 avril 2017, n° 2017-625 QPC, commentaire de la décision accessible à :
individu qui n’avait fait que commencer à préparer seul une potentielle infraction terroriste, alors même que sa détermination de mener la préparation à terme n’était pas nécessairement ferme. En effet, il n’est pas sûr qu’à ce stade si précoce du cheminement criminel de l’individu celui-ci ait eu une véritable intention criminelle.
Pourtant, cette remontée dans l’iter criminis était clairement affirmée et voulue par le législateur français. Dans l’étude d’impact du projet de loi relatif à l’incrimination du délit d’entreprise individuelle terroriste88, le législateur pointe justement le fait qu’il existe
déjà des infractions-obstacles dans notre droit, mais qu’aucune ne permet d’appréhender ce type de comportements et qu’ « un seul individu peut tout à fait commettre un acte
terroriste sans structure organisée et le revendiquer au nom d’une idéologie et ce d’autant plus facilement […] à l’ère des communications dématérialisées89 ». Les infractions
terroristes étant rendues plus faciles à préparer et donc à commettre grâce aux nouvelles technologies, il apparaît nécessaire pour le législateur de réprimer ainsi cet usage-là d’internet. C’est donc naturellement que le législateur s’est tourné vers l’incrimination d’infractions-obstacles commises au moyen des nouvelles technologies pour appréhender le « loup solitaire90 ».
C. Conclusion sur la nécessité de l’infraction
Il nous apparaît ainsi, et comme l’a jugé en ce sens le Conseil constitutionnel, que l’infraction d’entreprise individuelle terroriste, telle qu’en vigueur jusqu’à l’abrogation des Sages des termes « de rechercher » du texte d’incrimination, n’était pas nécessaire considérant l’atteinte portée aux libertés individuelles. Le fait que sa perpétration ne cause aucun dommage direct à la société et la remontée dans l’iter criminis qu’elle entraînait nous semblent être des facteurs suffisants pour conclure à la violation du principe de nécessité ; et ce, malgré la double matérialité que supposait le délit pour être constitué.
88 Projet de loi, 8 juillet 2014, supra note 74, p. 46-50 89 Projet de loi, 8 juillet 2014, supra note 74, p. 48 90 Projet de loi, 8 juillet 2014, supra note 74, p. 50
II. Le délit d’entreprise individuelle terroriste après la censure du Conseil constitutionnel Le Conseil constitutionnel, par cette abrogation partielle, a validé le reste de la disposition91. Le délit du loup solitaire subsiste, et l’incrimination de comportements
commis au moyen des nouvelles technologies situés en amont de l’infraction redoutée aussi. En effet, l’article 421-2-6 du Code pénal appréhende toujours l’individu qui prépare la commission d’une infraction terroriste s’il détient ou est en phase de détenir des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui et s’il commet l’un des faits matériels énumérés par l’article, dont certains peuvent être commis au moyen des nouvelles technologies, comme la recherche de renseignements, la formation au combat et la consultation de sites internet à caractère terroriste.
Subsiste par le même coup, malgré la déclaration de constitutionnalité de cette incrimination, la question de savoir si l’appréhension de tels comportements est nécessaire. Le Conseil constitutionnel justifie quant à lui le reste de l’article au regard de la gravité des infractions redoutées, admettant tout de même « que les dispositions contestées répriment
de simples actes préparatoires à la commission d'une infraction92 ».
Il reste qu’il s’agit d’une infraction qui, malgré le fait qu’elle soit complexe - deux éléments matériels sont requis pour qu’elle soit constituée - , est située très en amont dans le cheminement criminel de l’individu93. Elle l’est certes moins qu’avant la censure des
Sages, mais elle permet toujours d’appréhender celui qui commet seul les premiers actes préparatoires d’une infraction terroriste. En ce sens, il nous semble que le législateur est encore trop proche de la répression d’une simple intention criminelle.
91 Cons. const., 7 avril 2017, n° 2017-625 QPC, consid. 20 92 Cons. const., 7 avril 2017, n° 2017-625 QPC, consid. 18
93 Cette « double matérialité préparatoire » est néanmoins saluée par certains auteurs. V. en ce sens : M.
Danti-Juan, « Quelques remarques sur les principales mesures de droit pénal spécial issues de la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme », RPDP, janvier-mars 2015, p. 141.
Section 2 : Les délits de consultation et d’accès à des sites terroristes et pédopornographiques
En droit français, le législateur incrimine le fait pour un individu de consulter des sites terroristes94 et pédopornographiques95.
L’article 421-2-5-2 du Code pénal, dans sa première mouture en vigueur du 3 juin 2016 au 10 février 2017, incriminait le fait pour un individu de « consulter habituellement
et sans motif légitime un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme, soit faisant l'apologie de ces actes ». Un individu ayant soulevé une
QPC, transmise par la Cour de cassation96 au Conseil constitutionnel, ce dernier abrogea
l’article dans son ensemble. Les Sages jugeant, entre autres97, l’incrimination non
nécessaire eu égard aux autres prérogatives dont disposent les autorités administratives et judiciaires pour appréhender ce type de comportements98 et ce, considérant l’atteinte portée
à la liberté d’expression.
L’article 227-23 du Code pénal incrimine quant à lui le fait de « consulter
habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition » des
images ou des représentations de mineurs présentant un caractère pornographique.
En droit canadien, l’article 163.1 (4.1) du Code criminel réprime le fait pour un individu d’ « accéder » à de la pornographie juvénile. Cette infraction, créée après celle de possession de pornographie juvénile, vise l’individu qui accède à de la pornographie juvénile sans pour autant la posséder99. C’est donc la consultation de pédopornographie en 94 Code pénal, article 421-2-5-2
95 Code pénal, article 227-23
96 Cass. crim., 29 novembre 2016, 16-90.024
97 Le principe de nécessité n'est pas le seul à être malmené par l'incrimination étudiée, les principes de
proportionnalité et de prévisibilité de la loi pénale sont aussi mis en cause.
98 Cons. const., 10 février 2017, n° 2016-611 QPC, consid. 13 et 16
99 R. c. Morelli [2010] 1 RCS 253, §26 : « Comme l’expliquait la ministre de la Justice de l’époque, en
créant l’infraction d’accès à la pornographie juvénile, le législateur avait pour but de « prendre ceux qui
ligne qui est implicitement visée. Même s’il semblerait que l’infraction d’accès puisse être commise sans l’usage des nouvelles technologies, la plupart des décisions rendues concernent des actes commis en ligne.
L’objectif poursuivi par le législateur à travers l’incrimination de ces comportements est identique à celui de l’infraction d’entreprise individuelle terroriste : appréhender l’individu avant qu’il ne commette un acte plus grave, une infraction terroriste ou une infraction de nature sexuelle à l’égard d’un mineur.
Un autre objectif subsidiaire est poursuivi par ces incriminations : endiguer les réseaux terroristes et pédopornographiques qui prolifèrent sur la toile. Comme le souligne la magistrate Quemener, ces infractions ont aussi pour but de « lutter contre les
représentations de mineurs en tant qu'objets sexuels100 ».
I. La matérialité de l’infraction
L’infraction d’accès, tel que prévue en droit canadien, n’incrimine « que » le fait d’accéder à de la pornographie juvénile, sans plus détailler les éléments matériels de l’infraction. Seul un élément matériel est donc prévu, le fait de consulter de la pédopornographie en ligne.
En droit français, les délits de consultation de sites terroristes et pédopornographiques sont des infractions d’habitude. Le législateur ne punit ce comportement que s’il est répété, ne serait-ce qu’une fois101.
La nouvelle mouture du délit de consultation de sites terroristes102, entrée en vigueur
quelques jours après l’abrogation du premier texte par le Conseil constitutionnel, est une
peut poser un problème » (l’honorable Anne McLellan, Débats de la Chambre des communes, vol.137, 1re
sess., 37e lég., 3 mai 2001, p. 3581). ». De la même manière en France, le délit de consultation de sites
pédopornographiques a été créé afin de sanctionner celui qui consulte des images sur internet sans pour autant les « détenir » : <http://www.senat.fr/rap/l06-205/l06-2051.pdf>
100M. Quemener, « Réponses pénales face à la cyberpédopornographie », AJ pénal, 2009, p.107
101Mayaud, supra note 15, p. 209 §174 ; V. Cass. crim. 24 mars 1944, D. 1944, jurispr. p. 75. ; Cass. crim.
19 mars 2008, n° 07-85.054
102Code pénal, article 421-2-5-2, modifié par la loi n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité