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Chapitre II : L’oralite et la culture

B. Les effets d’oralité structuraux

1. Du mythe au conte

Bien que Conrad ait mis en évidence, dans la Note de l’auteur, le fait que deux des cinq récits qui composent le recueil, à savoir « The Lagoon » et « Karain: A Memory », ont quasiment le même motif (« the motif of the story [“Karain: A Memory”] is almost identical with the motif of “The Lagoon” », 602), peu de critiques se sont efforcés de dégager les semblances et dissemblances entre les récits en question. Toutefois, les dimensions mythiques, qui sont sous-jacentes à ces récits, ont souvent été soulignées. Ainsi, Robert Wilson écrit, à propos de « Karain: A Memory » :

Conrad’s later works deemphasize the criticism of Christianity and concentrate on what the nineteenth century considered to be the influence of Greek religion on Western culture. “Karain” depicts the interaction between Greek gods and mankind: the gods being the white officers of the ship; men having as their representative Karain, who gains from his association with the gods a mentality that is strength against a universal terror. Karain’s simple vision, composed of the values of the earth of prehistory, was destroyed when a Dutch trader came to his territory and left with the sister of his friend, Pata Matara. Karain and Pata Matara set out to restore the original vision by killing the Dutchman and the woman. The Dutchman is another of the immortal gods. Large in size, with a red face and flame-like hair, and one who speaks with a “deep voice,” he is Pluto, the God of the Underworld, and the woman he carries off with him is Persephone (Spring)192.

Les analyses de Robert Wilson soulèvent de nombreuses objections. D’une part, il est patent que ses interprétations gagneraient à être étayées. D’autre part, même s’il est vrai que, « d’un bout à l’autre de la terre, les mythes se ressemblent tellement » (Lévi-Strauss, 1974 : 237), on peut néanmoins se demander comment un récit fait par un Malais peut faire l’objet d’une explication aussi limpide à l’aide de la mythologie grecque.

De surcroît, cette interprétation de Robert Wilson est d’autant plus contestable que le récit fait par Karain est issue, non pas de la mythologie grecque, mais d’une ballade

écrite dans la langue maternelle de Conrad, à savoir le polonais, et qui s’intitule

Czaty193(L’embuscade, ballade ukrainienne d’Adam Mickiewicz). Par ailleurs, le lien entre la ballade et la culture orale194 n’est sans doute pas pour rien dans la présence d’effets d’oralité structuraux dans le récit second qui est pris en charge par Karain. En outre, Robert Wilson ne semble pas avoir tenu compte de la remarque de Conrad sur la ressemblance entre les motifs de ces deux récits puisque, d’un côté, il traite la dimension mythique de « Karain: A Memory » dans une partie sur la mythologie grecque (« The “Classical” Conrad ») et, de l’autre, il estime, dans une partie qui s’intitule « Conrad the Anthropologist », que « “The Lagoon” studies the influence the doctrine of personal immortality has on the human values of “love and strength and courage” »195.

En fait, les observations faites par Daphna Erdinast-Vulcan au sujet de ces deux récits conradiens, semblent bien plus pertinentes. Effectivement, cette dernière s’intéresse, dans un premier temps, à la proximité structurale de ces récits, puis elle en déduit un aspect mythique commun :

The tale told by the native to the white man in both these texts [« The Lagoon » and « Karain: A Memory »] is a story of fratricide, a betrayal which leads to the death of a close friend or brother for the sake of a woman who remains inaccessible. The betrayer then becomes a fugitive, persecuted by the ghostly presence of his own sense of guilt. The story is, in fact, a version of the Cain-Abel theme, an enduring cultural myth which runs through the cultural evolution of the West. (Erdinast-Vulcan, 1999 : 74)

Il est frappant de constater que les remarques de Robert Wilson et de Daphna Erdinast-Vulcan portent principalement sur les récits des narrateurs intradiégétiques que sont Arsat, dans « The Lagoon », et Karain, dans le récit éponyme. En effet, c’est dans le cadre générique de la nouvelle que surgissent ces deux récits quasi mythiques.

193 Voir à ce sujet : Cedric Watts, éd., Heart of Darkness and Other Tales, (Oxford, Oxford University Press, 1998), p. XII. Voir également: Andrzej Busza, « Conrad’s Polish Literary Background and Some Illustrations of the Influence of Polish Literature on His Work », Antemurale, 10, (Rome and London, Institutum Historicum Polonicum/Societas Polonica Scientarium et Litterarium in Exteris, 1966), pp. 209-211.

194 « A short definition of the popular ballad (known also as the folk ballad or traditional ballad) is that it is a song, transmitted orally, which tells a story. Ballads are thus the narrative species of folk songs, which originate, and are communicated orally, among illiterate or only partly literate people. In all probability the initial version of a ballad was composed by a single author, but he or she is unknown; and since each singer who learns and repeats an oral ballad is apt to introduce changes in both the text and the tune, it exists in many variant forms », Meyer Howard Abrams, A Glossary of Literary Terms, (Harcourt Brace College Publishers, Fort Worth, 1999), p. 18.

Pour Greimas, « un genre »196 est constitué par une « structure d’actants » (Greimas, 1986 : 175) particulière. C’est pour cette raison qu’il a jugé nécessaire d’élaborer un « modèle actantiel mythique » (Greimas, 1986 : 180), dans lequel il met en évidence la structure d’actants qui est propre au mythe :

(Greimas, 1986 : 180).

Greimas a raison de mettre l’accent sur le fait que « ce modèle semble posséder, en raison de sa simplicité, et pour l’analyse des manifestations mythiques seulement, une certaine valeur opérationnelle » (Greimas, 1986 : 180). En effet, si l’on prête une attention particulière à une nouvelle comme « Un cœur simple », on se rend compte que l’intérêt de ce modèle est d’autant plus limité qu’il est malaisé de réduire les « acteurs »197 de ce récit, qui ne sont pas dénués d’épaisseur psychologique, à des « catégories actantielles » (Greimas, 1986 : 173). À l’inverse, c’est sans doute parce qu’une dimension mythique les sous-tend que ce schéma rend relativement bien compte des récits faits par Arsat et Karain. Effectivement, ce sont ces deux narrateurs intradiégétiques qui incarnent le sujet. Quant à Diamelen et à la soeur de Pata Matara, elles sont placées en position d’objets de la quête.

Ces deux récits ont toutefois pour particularité le fait que l’adjuvant dans la quête de l’objet devienne, d’une manière directe (Pata Matara souhaite tuer sa sœur pour échapper au déshonneur) ou indirecte (Arsat ne peut pas secourir son frère car cela impliquerait le fait de renoncer à l’objet), un opposant. En outre, la distinction entre le destinataire et le sujet n’est pas nécessaire dans ces deux récits puisque le sujet est

196 Algirdas-Julien Greimas, Sémantique structurale (1966), (Paris, Presses Universitaires de France, 1986), p. 175. L’italique est de l’auteur. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées sous la forme suivante : (Greimas, 1986 : 175).

197 « Il en résulte que, si les acteurs peuvent être institués à l’intérieur d’un conte-occurrence, les actants, qui sont des classes d’acteurs, ne peuvent l’être qu’à partir du corpus de tous les contes », (Greimas, 1986 : 175).

également « l’Obtenteur virtuel de ce bien » (Greimas, 1986 : 178), à savoir le destinataire.

C’est d’ailleurs en cela que ces récits se rapprochent des contes. En effet, comme le souligne Greimas, « il semble bien que, dans le conte populaire russe, son champ d’activité [celui du destinataire] fusionne complètement avec celui du sujet héros » (Greimas, 1986 : 178). À vrai dire, cela ne s’applique pas uniquement aux contes russes qui constituent le corpus de Propp puisque, dans le passage suivant tiré de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », la fusion entre le sujet et le destinataire est patente :

Or l’empereur d’Occitanie, ayant triomphé des Musulmans espagnols, s’était joint par concubinage à la sœur du calife de Cordoue, et il en conservait une fille, qu’il avait élevée chrétiennement. Mais le calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite, accompagné d’une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison, et le plongea dans un cul de basse-fosse, où il le traitait durement, afin d’en extirper des trésors.

Julien accourut à son aide, détruisit l’armée des infidèles, assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. Puis il tira l’empereur de sa prison, et le fit remonter sur son trône, en présence de toute sa cour.

L’empereur, pour prix d’un tel service, lui présenta dans des corbeilles beaucoup d’argent ; Julien n’en voulut pas. Croyant qu’il en désirait davantage, il lui offrit les trois quarts de ses richesses ; nouveau refus ; puis de partager son royaume ; Julien le remercia ; et l’empereur en pleurait de dépit, ne sachant de quelle manière témoigner sa reconnaissance, quand il se frappa le front, dit un mot à l’oreille d’un courtisan, les rideaux d’une tapisserie se relevèrent, et une jeune fille parut.

[...]

Donc il [Julien] reçut en mariage la fille de l’empereur, avec un château qu’elle tenait de sa mère ; et, les noces étant terminées, on se quitta après des politesses infinies de part et d’autre. (105-107)

Certes, on pourrait croire que ce conte dans le conte constitue une mise en abyme, néanmoins il n’est pas véritablement « le miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit »198 dont parle Lucien Dällenbach. En effet, il est plus malaisé d’appliquer le modèle actantiel greimassien à l’ensemble du récit flaubertien qu’à ce conte dans le conte. Dans ce micro-récit, Julien est immanquablement le sujet. L’objet de la quête est

la libération de l’empereur d’Occitanie. Ce sont le calife et son armée qui sont les opposants et c’est l’armée de Julien199 qui, d’une manière implicite, remplit la fonction d’adjuvant. L’empereur d’Occitanie joue le rôle de « l’Arbitre, attributeur du Bien » (Greimas, 1986 : 178), il incarne donc le destinateur. La récompense est la fille de l’empereur. Quant à la distinction greimassienne entre le sujet et le destinataire, elle n’est pas pertinente dans ce passage puisque Julien est tout à la fois le sujet héros et « l’Obtenteur virtuel de ce bien »200 (Greimas, 1986 : 178), c’est-à-dire le destinataire. Même si le modèle greimassien est opérationnel lorsqu’on l’applique à ce passage tiré de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », il est frappant de constater que certaines remarques de Propp à propos des différentes fonctions des personnages, rendent parfaitement compte de plusieurs éléments du passage en question. Ainsi, si le calife est l’opposant pour Greimas, il est l’agresseur aux yeux de Propp. Mais ce dernier ne se contente pas d’indiquer sa fonction, il décrit avec précision l’ensemble des méfaits que l’agresseur peut commettre. Par exemple, le calife, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », relève de la fonction A15, « il enferme quelqu’un, l’emprisonne (A15) » (Propp, 1970 : 45). Un autre exemple est fourni par les évènements qui sont décrits dans le dernier paragraphe du passage. En effet, le dénouement de ce conte dans le conte a trait à la fonction W°0201

: Julien reçoit tout à la fois femme et domaine seigneurial. Certes, le modèle greimassien et les analyses de Propp ont été élaborés à partir de corpus de récits se rattachant à la tradition orale, néanmoins l’on est forcé de constater que ce modèle et ces analyses n’ont pas seulement une valeur opérationnelle pour l’analyse des mythes et des contes populaires. Effectivement, les apports proppien et greimassien à l’analyse structurale permettent de rendre compte de façon satisfaisante de la structure des récits faits par les narrateurs intradiégétiques que sont Arsat (« The Lagoon ») et Karain (« Karain: A Memory »), d’un côté, et, de l’autre, de la structure du micro-récit que l’on vient d’analyser. Or, ce qui est postulé par la valeur opérationnelle du modèle greimassien et des analyses de Propp pour l’étude de ces récits, c’est l’existence d’effets d’oralité structuraux.

199 « Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes d’intrépides affluèrent sous son drapeau, et il [Julien] se composa une armée » (103)

200 Les italiques sont de l’auteur. Cette expression est empruntée à Étienne Souriau. 201 « Le héros reçoit femme et royaume en même temps » (Propp, 1970 : 78).

2. Le binaire

La critique structuraliste dans son ensemble s’accorde à reconnaître qu’un des apports majeurs de la Morphologie du conte à l’analyse structurale réside dans le fait que Vladimir Propp a entrevu, dans un éclair de génie, « la possibilité de “coupler” les fonctions ». En effet, Greimas s’est intéressé de près, dans sa Sémantique structurale, à ce « couplage des fonctions » (Greimas, 1986 : 194). Evguéni Mélétinski met l’accent sur l’importance de cette découverte proppienne lorsqu’il écrit :

Dans la perspective de l’approche structurale, la découverte par Propp du caractère binaire de la majorité des fonctions (manque – réparation du manque, interdiction – transgression de l’interdiction, combat – victoire) revêt une importance exceptionnelle. (Mélétinski, 1970 : 208)

C’est la logique de l’implication qui préside à ces couplages. Ainsi, comme nous l’avons vu dans le micro-récit tiré de « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », le combat entre Julien et le calife (« le héros et son agresseur s’affrontent dans un combat (définition : combat, désigné par H) », Propp, 1970 : 64), ou bien entre le sujet et l’opposant si l’on se réfère au modèle actantiel greimassien, provoque l’apparition d’une autre fonction, celle à laquelle ressortit la victoire de Julien sur le calife, du sujet sur l’opposant : « l’agresseur est vaincu (définition : victoire, désignée par J) » (Propp, 1970 : 65).

Il est nécessaire de reconnaître que la logique de l’implication sous-tend tout récit. Toutefois, il est patent que le fait qu’il y ait de nombreux couplages de fonctions dans un conte littéraire décèle la présence d’effets d’oralité structuraux D’ailleurs, les fonctions qui sont couplées dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » correspondent précisément à celles que le formaliste russe a décrites dans sa

Morphologie du conte. Ces couplages sont omniprésents dans ce récit flaubertien. En

effet, le couple, qui est constitué de la fonction interdiction (« le héros se fait signifier une interdiction (définition : interdiction, désignée par γ) », Propp, 1970 : 37) et de la fonction transgression (« l’interdiction est transgressée (définition : transgression, désignée par δ) », Propp, 1970 : 38), pour n’en citer qu’un seul exemple, se retrouve autant au niveau microtextuel qu’au niveau macrotextuel.

Arrêtons-nous d’abord sur l’échelle microtextuelle, c’est-à-dire celle à laquelle ressortit la phrase suivante : « Trois écuyers, dès l’aube, l’ [Julien] attendaient au bas du perron ;

et le vieux moine, se penchant à sa lucarne, avait beau faire des signes pour le rappeler, Julien ne se retournait pas. » (92) Bien que les signes du moine signifient implicitement une interdiction de chasser (γ), le protagoniste du récit flaubertien n’en tient pas compte et, partant, la transgresse (δ).

De même que, dans la pensée médiévale, on met l’accent sur le fait que le microcosme fait écho au macrocosme, de même il est possible d’établir une correspondance entre l’échelle microtextuelle et l’échelle macrotextuelle dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier ». Effectivement, si l’on porte notre attention sur l’ensemble du récit, c’est-à-dire au niveau macrotextuel, on remarque que le couple, qui est constitué de la fonction interdiction et de la fonction transgression, est également présent. Pourtant, il est plus malaisé d’isoler la fonction interdiction, car cette dernière résulte d’une prédiction, à savoir celle du grand cerf : “Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère !” » (98) À vrai dire, c’est Julien qui, en s’efforçant d’échapper à son destin, la transforme dans son for intérieur en une interdiction (γ) : « La nuit, il [Julien] ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prédiction l’obsédait ; il se débattait contre elle. “Non ! non ! non ! je ne peux pas les tuer !” » (99) Mais les interdictions dans les contes (et ce récit flaubertien ne fait pas exception) sont faites pour être transgressées (δ) : « Éclatant d’une colère démesurée, il [Julien] bondit sur eux [les parents de Julien] à coups de poignard ; et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. » (119)

Une autre fonction mérite une attention d’autant plus grande qu’elle combine les aspects structural et générique. En effet, selon Vladimir Propp, « la seule fonction dont la présence est obligatoire dans tous les contes est A (méfait) ou a (manque) » (Propp, 1970 : 125).

Il vaut la peine d’expliciter ici cette distinction proppienne entre le méfait (« l’agresseur nuit à l’un des membres de la famille ou lui porte préjudice (définition : méfait, désigné par A) », Propp, 1970 : 42) et le manque (« il manque quelque chose à l’un des membres de la famille ; l’un des membres de la famille a envie de posséder quelque chose (définition : manque, désigné par a) », Propp, 1970 : 125).

À l’échelle macrotextuelle, il y a, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », la fonction méfait puisque Julien tue ses parents. Si la présence de cette fonction est

relativement rare dans les récits que comporte notre corpus, c’est sans doute parce que ce dernier est composé de nouvelles plutôt que de contes.

Pourtant, il est à noter que la présence de cette fonction est patente dans les récits faits par les narrateurs intradiégétiques que sont Arsat (« The Lagoon ») et Karain (« Karain: A Memory »). En effet, la dimension mythique qui sous-tend ces deux récits, à savoir, comme l’a souligné Daphna Erdinast-Vulcan202, le mythe de Caïn meurtrier d’Abel, décèle la présence d’un méfait.

Il est toutefois frappant de constater que, dans le macro-récit qui constitue « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » ainsi que dans les récits d’Arsat et de Karain, le méfait n’est pas commis par l’agresseur (Propp) ou par l’opposant (Greimas). Ce n’est donc pas celui qui empêche le héros (Propp) ou le sujet (Greimas) d’accéder à l’objet de sa quête qui perpètre le méfait. Au contraire, Julien, Arsat et Karain sont tout à la fois des héros lorsqu’ils sont en quête de leurs objets respectifs et des agresseurs lorsqu’ils commettent des méfaits. Il n’est, certes, pas rare que, dans les contes, « un seul personnage occupe plusieurs sphères d’action » (Propp, 1970 : 98), pourtant il faut reconnaître que ces récits présentent une certaine complexité qui résulte notamment de ce brouillage des fonctions. Ainsi, cette complexité crée une distance entre les récits en question et les analyses proppiennes et greimassiennes. Il en résulte que les effets d’oralité structuraux sont amoindris.

Même s’il est vrai que plus le récit est complexe, plus les effets d’oralité structuraux sont affaiblis (« Hérodias » exemplifie cette règle générale), il appert également que le fait que, dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier », le méfait entraîne l’apparition d’une autre fonction, celle de la réparation, décèle, de par la binarité des fonctions qui est impliquée, un effet d’oralité structural. Effectivement, Vladimir Propp a mis en évidence le fait que, d’une manière générale, « le méfait initial est réparé ou le manque comblé (définition : réparation, désignée par K) » (Propp, 1970 : 66) à la fin du conte.

En fait, ce qui sous-tend les propos de Jameson lorsque ce dernier note qu’il y a, dans les Trois Contes, une régression à l’idéologie religieuse (« a regression to religious

202 « The tale told by the native to the white man in both these texts [“The Lagoon” and “Karain: A Memory”] is a story of fratricide. [...] The story is, in fact, a version of the Cain-Abel theme », (Erdinast-Vulcan, 1999 : 74).

ideology »203), c’est précisément le fait que la fonction proppienne de réparation équivaut à l’idée chrétienne d’expiation. De même que la réparation est conçue comme effaçant le méfait, de même l’expiation est conçue comme effaçant la faute.

Si cette expiation est patente dans « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » (elle constitue l’essentiel de la troisième partie du récit), elle l’est nettement moins dans les deux autres récits qui composent le recueil flaubertien. Ainsi, le fait qu’il y ait une expiation, c’est-à-dire une réparation religieuse, dans « La Légende de saint Julien