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Dans la langue philosophique, il est à noter que cette démarche combinatoire se limite à des « binômes » de sinogrammes : pour une notion philosophique donnée, e.g. ciel, le concept de ciel ne pourra se concevoir qu’en lui adjoignant un second sinogramme éclairant la première notion, e.g. terre et homme, nous conduisant à une notion mieux définie. Ainsi par ces emplois couplés la notion définie est utilisable philosophiquement. Toujours dans le domaine philosophique, « xiang (image), wen (lettre), qi (souffle) », en position initiale ou en position finale, donnent un sens au mot dans lequel ils sont éléments, en établissant une orientation du sens à l’intérieur du couple formé. Ciel, 天 tian, terme unique par excellence, véritable clef de voûte de la pensée du lettré, porte une virtualité infinie de sens, un fonds inépuisable de connotations et de résonances, il ne peut servir de concept à lui seul et pour lui-même et il s’associe à un autre terme pour étendre et enrichir le champ de l’implicite.

Dans la langue chinoise les termes fonctionnent moins à partir d’eux-mêmes, en fonction de leur sémantisme propre, que par corrélation avec les autres, en vertu d’un réseau d’associations. Une notion est plutôt une virtualité infinie, un fonds inépuisable de connotations et de résonances, un centre vide mais elle est d’autant plus riche d’implications.

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天地 tiāndì : Ciel (tian) en relation avec « Terre » (di) sont deux instances du procès

天 氣 tiānqì :« ciel » (tian)en relation avec « souffle » (qi=énergie

matérielle) : atmosphère matérielle du monde.

天理 tiānlǐ : ciel (tian) en relation avec « ordre inhérent » (li) : le principe de

cohérence des choses et leur nature intrinsèque .

天心 tiānxīn : ciel (tian) en relation avec « esprit-pensée » (xin) : la transcendance.

天人 tiānrén : ciel (tian) en relation avec l’« homme » (ren) : le fondement de la

nature humaine .

天道 tiāndào : ciel (tian) en relation avec «voie » (Dao) : le cours régulier des saisons et l’engendrement sans fin des existants.

天 文 tiānwén : ciel : (tian) en relation avec « capacité de manifestation par figuration » (wen) : configuration des astres ou de l’ordre humain » toujours au travers du double jeu d’opposition/association, ce type de composition permet de dégager une valeur déterminante.

Le champ sémantique d’un texte confère une homogénéité à l’expression de la notion de « procès ». La logique réside dans le couplage des représentations conceptuelles : le Ciel (tian) comme représentant de l’univers constitutif (tianti) et la Voie comme son fonctionnement (yong) ; celle du premier est la dimension de l’esprit invisible et le dernier est la transformation concrète. Les deux champs sémantiques sont différents mais se correspondent logiquement pour désigner le procès.

J-3-1 Importance de la corrélation

Les notions philosophiques occidentales possèdent une évidente diversité de sens au sein de la pensée en fonction de leur diversité d’emploi. Et c’est ce jeu qui permet à la pensée philosophique de se dialectiser.

En Chine, dans le Livre des Mutations, c’est le yin et le yang qui sont le fondement de diverses combinaisons et non l’énoncé d’un discours ou la formulation du sens d’un texte. Le Yi Jing illustre le monde à partir de seulement deux marques, traits continus et discontinus, pleins et brisés : le yin, ligne brisée, c’est le repos, le

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monde terrestre, l’obscur, le féminin, le passif et le yang, ligne pleine, c’est le mouvement, le monde céleste, la lumière, le masculin, l’activité. Dans ces jeux de figures tout fonctionne par effet d’opposition et de corrélation, par possibilités de transformation d’où naît du sens. Une forme individualisée, isolée, exigeant d’être définie comme idée ne peut exister : elle est liée à un contexte qui l’a amorcée en amont et sera l’origine des événements qui succéderont.

Dans la pensée chinoise les termes fonctionnent conceptuellement à partir d’eux-mêmes, en fonction d’un sémantisme propre, et par corrélation avec d’autres (réseaux d’associations et dualité).

Les trois termes déjà utilisés à l’époque ancienne - 陰陽 yīnyáng, yin (négativité)

–yang (positivité) /有 無 Yǒuwú (Etre et non-être ; actualisé ou non actualisé) /本末 běnmò, ben 本(racine) 末 mo (extrémité des branches) - fonctionnent par paires et

se contiennent l’un l’autre à différents degrés même s’ils sont opposés.

Tous ces éléments dépendent l’un de l’autre et se complètent, selon l’expression chinoise 物極必反 wù jí bì fǎn (=une chose poussée à l’extrême se transforme en son

contraire).

« Le retour au non-être (produit) le mouvement du Dao. La faiblesse est la fonction du Dao.

Toutes les choses du monde sont nées de l'être ; l'être est né du non-être. » « Le mouvement même du Dao »

Ceci témoigne aussi que cette loi universelle du changement repose sur les interactions du yin et du yang, parce que le Dao ne peut être appréhendé positivement par aucune définition ou détermination, et il ne reste plus qu’à l’approcher, non pas frontalement, mais à rebours. Le mouvement de retour est une possibilité de revenir au sens littéral du discours, manifesté dans les « noms » et les « formes », au sens caché, enfoui comme la racine, en passant par la médiation des « images ».

La chose identifiée est à l’intérieur d’une relation, ou d’un réseau de termes, ne pourra être fixée isolément. Un événement ne peut être de la même façon isolé, mais il est lié à un contexte qui l’a amorcé, et en aval des événements succéderont.

172 J-3-2 La définition du mot « beau »

Toute notion travaille avec les notions qui lui sont conjointes et se définit par rapport à elles. Si on adapte ce mot en tant que simple élément sémantique, le beau devient comme dans la langue européenne, une notion monopolisante et exclusive. « 美 »

měi équivaut à « celui qui plaît à l’ouïe et à la vue », indique le monde extérieur

phénoménal et représentatif, embarque ainsi le réel dans un rapport de forme à matière, la forme dominant la matière. Cette notion du beau est liée en Occident à une forme idéale. Par contre, les termes d’esthétique chinoise traditionnels vont donner naissance à des champs sémantiques toujours plus nombreux qui se démarquent les uns des autres en se regroupant discrètement : ils ouvrent un chemin vers une transcendance au-delà de la représentation. Les termes se référant en esthétique chinoise à la notion de beau, sont nombreux : 精神Jīngshén風流fēngliú

風骨fēnggǔ氣韻qìyùn高格gāo gé淡泊dànbó 疏朗shūlǎng, 神采shencai, 逸氣yì

qì…Tout porte les sens de la résonance intérieure, le rayonnement intérieur, ou

l’atmosphère qui se dégage…etc Le critique d’art ne fait que trois mots « shen », « qi » et « yun », ils lié avec l’atmosphère, ambiance…etc. La traduction « d’esthétique » comme « théorie du Beau » (meixue), par le néologisme « étude de beau » n’existe pas en Chine. Le terme sur la sensibilité qui est sous la sphère de la transformation énergétique, les dimensions sensibles ( 感 性 的 gǎnxìngde) et suprasensibles (超感性的chāogǎnxìngde), physiques (形而上的xíngérxìade) et

métaphysiques ( 形 而 下 的 xíngérshàngde) de l’expérience « esthétique » se distinguent tout en communiquant ensemble l’une avec l’autre. Le terme propre souvent recouvre quatre mots气類感興 ou (gǎntōngxué 感通學ou tōngxué 通學) : « théorie de la communication des sens » qui est imprégné d’associations classiques. Le philosophe Gernot Böhme propose une théorie générale de la perception, (allgemeine Wahrnehmungslehre) qui présente une dimension sensible-corporelle de la perception humaine.93

93

Gernot Böhme (3 Janvier , 1937,) est un philosophe et auteur allemand, en philosophie des sciences, théorie du temps, esthétique, éthique, et anthropologie. Il est directeur de l 'Institut de Philosophie Pratique à Darmstadt depuis 2005.

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La signification de jué comme « perception empirique » (zhījué知覺) correspond à cet aspect dans le concept de juéxué 覺學. En outre, l’aisthétique dispose d’une dimension du corps propre (Leiblichkeit), par laquelle il est possible d’approcher « l’esthétique des atmosphères » et « le travail esthétique », au centre d’une « nouvelle esthétique ». Ainsi correspond le deuxième niveau du concept chinois de juéxué, la compréhension de jué comme « sentir, éprouver, ressentir » (gǎnjué感覺) : au début

se trouve l’attention à son propre souffle et à l’air, que nous respirons (l’environnement entre ici en jeu).S’ouvrent aussi la dimension du souffle-énergie (qì) et du corps énergétique (qìhuà shēntǐ).

Le côté éthique de l’aistéthique entre en jeu avec la troisième dimension de juéxué, à savoir la signification de jué 覺 comme « intuition » (zhíjué覺學) ou « illumination » (juéwù覺悟). L’esthétique devient éthiquement significative par la transition de l’ascétique esthétique, et en référence à Kant et Foucault pourrait s’appeler l’ascétique éthique (ethische Asketik « Ethique » est à prendre ici au sens d’un exercice de soi sur soi, d’une transformation ascétique de soi-même.

Il n’y a aucun rapport formel avec une forme intelligible. Ils aspirent plutôt à capter l’invisible au travers du visible, et l’animent. Le théâtre ou l’opéra chinois insistent plus sur la gestuelle que sur des paroles explicatives pour illustrer un sujet. La notion de « beau » chez Lao-Zi

Lao-zi :

Tous dans le monde reconnaissent le beau comme beau, ainsi est admis le laid.

Tous reconnaissent le bien comme bien, ainsi est admis le non-bien.

En effet : l’Etre et le Non-être s’enfantent l’un l’autre ; le difficile et le facile se complètent l’un l’autre ;

le long et le bref sont formés l’un de l’autre; le haut et le bas se renversent l’un l’autre ; le son et la voix s’harmonisent l’un l’autre ; l’avant et l’après se suivent l’un l’autre. 94.

Une pensée emploie toutes les notions en polarité, (beau et laid/ bien et mal/l’Etre et le Non-être / difficile et facile/ long et bref.. etc) et la logique du processus s’effectue par interaction entre deux pôles, avec termes à la fois opposés et complémentaires. Lorsque les notions philosophiques possèdent une évidente

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diversité de sens au sein de la même pensée, ces divers sens pourront s’expliciter à travers de multiples emplois ; ces emplois se confronteront au sein de la même pensée philosophique et pourront ainsi l’enrichir, la préciser par jeu d’oppositions et complémentarités. La notion de Beau s’inscrit dans une relation et dans un réseau de tension et d’interaction, donc, elle ne peut pas s’extraire du sensible ou s’enfermer dans un contexte isolé.

Le Beau est un procès, pas une connaissance ou une essence sur laquelle l’esprit s’élève et médite. Le Grec a édifié la métaphysique sur laquelle est fondé un monde de stabilité et de vérité, le Beau devient par suite, un outil indispensable à sa construction, à partir du beau on peut concevoir la transcendance de l’idée, (Phèdre 250 b-d). C’est le beau qui est le seul capable de se manifester sous nos yeux par rapport autres idées (le bien, la justice, la sagesse…).

Il nous donne un support pour penser, pour nous rapporter à l’idée au sein du sensible, parce qu’il est concret, objet concret sous nos yeux, manifestement imposé. Lui seul peut transformer cet idéel en idéal auquel on aspire.

Ainsi toute notion travaille avec des notions connexes et se définit par rapport à elles. Marcel Granet écrit, à ce propos : « Au lieu de constater des successions de phénomènes, les Chinois enregistrent des alternances d’aspects. Si deux aspects leur apparaissent liés, ce n’est pas à la façon d’une cause et d’un effet : ils leur semblent appariés comme le sont l’endroit et l’envers... »95.

La peinture chinoise paysagiste en Chine est nommée 山水 shānshuǐ paysage (unit montagne

et eau 水), tandis que celle de l’Occident est désignée par

風景

fēngjǐng, land-scape (= paysage) terme unitaire qui relève de l’expérience perceptive

et définit une partie de pays. Le regard s’étend le plus loin possible, en vue d’une description globale de la nature. La peinture des « montagne et l’eau » envisage aussi la structure de tension par polarité pour chaque élément qui la compose.96 Chaque

95 Marcel Granet, La pensée chinoise, 1934, p. 329-330

96 L'unique trait de pinceau d’Alain Jaubert Images d’Orient DVD HOKUSAI SHITAO

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coup de pinceau imprime à la toile une énergie, telle qu’elle peut se communiquer, traverser les êtres et choses, vivre autant avec l’artiste qu’avec le spectateur.

Tout réel connaît une interaction entre deux pôles, celui du Haut et celui du Bas verticalement, deux pôles horizontaux, du compact et du fluide, de l’opaque et du transparent, de l’immobile et du mouvement… Ces dualités s’expriment dans le monde ainsi que dans les échanges infinis qui en résultent. Le jeu d’éléments qui s’opposent et se répandent, va se concrétiser par le pinceau de l’artiste.

Le pinceau figurera le procès des choses, le jeu infiniment divers des polarités et parallélismes où les choses se sous-entendent l’une l’autre et réciproquement se répandent.