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3-3 Mot vide – le pivot de la logique chinois

I – Sinogrammes et évolution 

I- 3-3 Mot vide – le pivot de la logique chinois

Dans le contexte de nos langues occidentales tout d’abord, les « mots vides » 虛 字 xūzì par rapport aux mots dits « pleins » 實字 shízì correspondent à des mots non significatifs dont le classement peut dépendre de la fréquence d’emploi, emploi tout simplement répété pour un contexte donné et leur « usure » en quelque sorte les feront classer dans la catégorie « vide ». Dans ces conditions de définition, les mots vides seront en particulier des prépositions, des articles et des pronoms. Par opposition les mots dits « pleins » seront des mots « forts », plus riches lexicalement, d’un emploi moins commun que les mots vides, leur fréquence reste à déterminer selon le contexte.90

Le dictionnaire Grand Ricci apparaîtra moins discriminant dans ses définitions. Il faut rester prudent ce que recouvre la notion de « mot » d’une langue à l’autre : un

89 Marcel Granet, Quelques particularité de la langue et de la pensée chinoises, version numérique,

1920. p.18.

90 En langue chinoise, la base est, rappelons-le, le caractère idéographique – qui n’est pas

nécessairement un « mot » – les mots vides seront classés de façons différentes. Ainsi dans « Mémento Grammatical du Chinois Moderne – collection Sinolingua Beijing », on trouve sous la rubrique « mots pleins » les noms, spécificités, numéraux, pronoms, verbes, auxiliaires, adjectifs et sous la rubrique « mots vides » les adverbes, prépositions, conjonctions, interjections, particules (modales, temporelles, structurales). Cette classification est bien sûr à prendre en compte à l’époque moderne, mais il est à noter qu’elle a subi une forte influence occidentale.

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mot chinois est appelé « 詞 ci » et un caractère « 字 zi », un caractère peut être à lui seul un mot mais deux caractères seront nécessaires pour former un mot dissyllabique. Originellement, un mot est un « réel » (caractère pictographique d’origine divinatoire) qui peut fonctionner de deux façons, soit comme « mot plein », soit comme « mot vide », sa catégorie n’est pas définie, son emploi par un auteur et son environnement linguistique seront déterminants (n’oublions pas que nous sommes dans une langue parataxique). Selon Ricci, un mot « plein ou fort » sera dans les catégories occidentales un nom, adjectif, verbe, adverbe, un mot dit « à sens propre ». Un mot vide ou « xu zi » sera une particule marquant l’articulation de la pensée, de la phrase, du style, particule euphonique, exclamative, un mot-outil fonctionnel grammatical, un « indicateur ». Parmi les principaux mots vides, certains se placent en tête de phrase « tu, wei, gai, qu », certains en fin de phrase « fu, zhai,yi, ye », les mots vides « zhi, li, yu, yizhe » appartiennent à un style plus ancien. Bien que « vides » tous ces mots ont leur utilité, dans la précision des tournures, du style, de l’expression, de l’intonation (particules interrogatives). L’auteur d’une des premières grammaires chinoises, Ma Jian Zhong,91 faisait remarquer qu’il n’y avait pas d’articles en chinois, mais qu’un nombre appréciables de particules existaient, caractéristiques de la langue chinoise, environ une trentaine répertoriées depuis l’époque des dynasties Qin et zhou.

Logiquement les mots pleins ou 實字 shí zì relèvent naturellement de la description d’objets concrets ; ce sont des représentations pictographiques de la réalité, représentant des objets solides ou du moins appréciables par les organes des sens : la terre, l’eau, les nuages, le ciel lui-même pris dans l’acception du firmament. Ils ont été développés dès la fin de l’Antiquité pour nuancer l’expression de la pensée. A cause du manque de variations grammaticales, les rapports d’appartenance et rection (accord) étaient peu explicités et très éloignés des soucis de la grammaire européenne, les mots vides ont donc correspondu à un besoin. Le « mot vide 虛字 xūzì » n’a plus de valeur sémantique propre et fait essentiellement fonction de particule, telle que particule exclamative. Ils servent aussi à assurer une liaison logique mettant davantage en valeur les rapports d’implication et d’enchaînement. Ceux que nous appelons termes abstraits permettent de comprendre la relation entre différents

91 Ma Jianzhong. Strengthen the Country and Enrich the People: The Reform Writings of Ma

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termes ou différentes expressions. Ils servent en outre à exprimer la concordance chronologique ou simultanéité et la transition entre les actions. Ils assurent les liaisons entre les autres mots (valeurs d’implication ou d’enchaînement).

Exemples : 凡 fán ,也 Yě, 其 qí, 因 yin, 而 ér, 然 rán, 以 yi,且 qiě, 毋 wú, 弗 foú, etc...

Exemple de la traduction de mots vides et équivalents possibles :

La traduction de ces mots, d’après un dictionnaire courant, correspond souvent en français à des conjonctions, des indéfinis, des locutions ou des adverbes : pour les principaux on obtient :

凡fán: tous, tout, chaque, quiconque 也 yě, aussi, à la fois, de toute façon, quand même, jusqu’à,其 qí , pronoms, ceci, cela ; 因 yin : cause, raison, à cause de, selon, suivre ; 然 rán, ainsi, tel, mais 而 ér : et, aussi, mais, cependant ; 以 yi,au moyen de, à cause de, afin de, selon, depuis ;且 qiě: et aussi, de plus, même, alors, mais, cependant ; 毋 wú, (négation) ne…pas 弗 foú, (négation) non, … ou non.

La variété des traductions montre qu’il faudra que les mots se trouvent dans l’environnement sémantique le plus précis possible afin de leur faire jouer pleinement leur rôle d’éléments de liaison dans l’articulation de la phrase (ou unité de sens). Ils peuvent être aussi amenés à faire découvrir le sens d’un contexte qui demeurait imprécis.

凡fán, dans les textes chinois anciens a le sens de « tout ce qui », ce caractère est un marqueur qui dénote l’abstraction de la formulation par sa généralité, la langue chinoise a élaboré aussi d’autres marqueurs d’abstraction.

- La particule 以 yǐ (= de façon à) comme expression de conséquence peut

signifier que l’attention est plus portée sur le rapport d’implication ou l’enchaînement que sur la mise en valeur de la construction et l’explication logique. Elle peut exprimer la simple concordance (ceci et en même temps cela, par exemple, « se conformer et ne pas s’opposer », « l’homme vit et en même temps est en relation d’interaction avec les autres existants ») ou le déploiement d’une même logique : ceci et par conséquent cela.

Chez les lexicographes chinois, une particule joue un rôle décisif dans un contexte dont le sens mérite d’être précisé.

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- La particule 則 zé, =ceci entraîne cela, de même que la particule 以 yǐ =de façon à sera utilisée pour relier deux termes ou deux expressions en attirant davantage l’attention sur le rapport d’implication ou l’enchaînement que sur la construction et l’explication logique fournie. Ces particules peuvent également souligner un rapport de concordance : xxx ceci et en même temps cela (vivre et en même temps entrer en relation avec), un rapport de conséquence avec le déploiement d’une même logique : xxx ceci et par conséquent cela (naître et prospérer, se disperser et revenir au vide) ou exprimer la coexistence de deux aspects opposés : xxx ceci mais en même temps cela (« feuilles et rameaux sont desséchés mais racines et tronc sont toujours florissants »)

- Le mot vide 而 « ér » quant à lui peut avoir deux sens qui s’opposent (= et aussi, mais).

Dans Lunyu, chapitre VII 37, une phrase décrit la personnalité de Confucius, « Le Maître était doux, mais ferme, il en imposait sans intimider, il était grave tout en restant naturel » : dans le cas de « doux mais /et ferme = 温而厲 = wēn

ér lì, 而« ér » lie ces deux qualités qui s’opposent en utilisant er, mot vide, signifiant à la fois l’opposition et la simultanéité, mais aussi deux stades différents dans la logique du processus. Confucius est « doux et ferme » c’est-à-dire qu’il montre la capacité de retenir ses qualités à un stade optimal sans sombrer dans l’excès.

Autres exemples :

Le livre 中庸 Zhong Yong (Doctrine du Milieu ou Régulation) est le premier des Quatre livres, fondements du Confucianisme par Zi Si sous la dynastie Zhou (vers 1046 av. J.-C.) : il utilise souvent les mots vides pour illustrer la pensée.

- 誠則明 chéng zé míng « sincérité ze lucidité », 則 zé, ici au sens de « ceci entraîne cela », c’est-à-dire « sincérité entraîne lucidité ».

- 君子之道,費而隱。Jūnzǐ zhī dào, fèi ér yǐn : la voie d’homme de bien à la

fois se dépense et se retire.

- 而 Ér (= mais /de sorte que/ en même temps). Ici, le mot vide « ér » marque à la fois opposition et conséquence. De la même façon, le Dao se déploie et

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en même temps se retire. Il frôle la logique du plan de perspective de la connaissance.

- 藏而著 cáng ér zhe « caché et manifeste, caché mais manifeste ». La traduction conduirait à une opposition paradoxale dont la logique est totalement étrangère au Confucianisme. Mais « caché mais devenant manifeste » en exprimant la coexistence des contraires d’un point de vue non pas statique mais dynamique, selon la perspective d’un devenir par substitution, apparaît acceptable.

-

Exemple tiré de Laozi

Plié mais entier (morceau complet) Courbé mais droit

Vide mais rempli Usé mais neuf

Ayant peu, mais demeurant comblé. Ayant beaucoup, mais demeurant perplexe. Ainsi le sage

Qui embrasse l’unité

Pour être un modèle du monde Il ne se montre pas et met en évidence Il ne s’affirme pas mais éveille

Il ne se loue pas mais son mérite s’impose Il ne se vante pas mais il dure

Il ne rivalise avec personne Personne ne rivalise avec lui. L’ancien adage : plié mais entier N’est pas parole vide.

Il permet de rester intègre Sans cesse 92.

Laozi utilise six notions différentes couplées chaque fois (qi zé quán, wang zé zhí, wā zé yíng, bì zé xīn, shǎo zé de, duō zé huò.)

« ze » se traduit par « mais ».

- 無為而無不為 wúwéi ér wú bù wéi (Laozi, § 37, la célèbre formule taoïste) : « ne pas agir mais ; d’où ne pas agir » mot à mot en chinois. Si on traduit : « qui ne force rien peut tout ! » ou « ne rien faire ! », on perd complètement le fait que la seconde partie de la formule se borne à reprendre la première sur un mode négatif : en ne respectant pas ce renversement interne, il délaisse sa

92 Laozi chapitre 22, Le Lao-Tseu suivi des « Quatre canons de l'empereur jaune », trad. Jen Lévy,

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valeur d’apparent paradoxe qui devait être également sensible aux contemporains du Laozi et sur laquelle celui-ci a lui-même insisté (…) ; ce type de formule se lit d’ailleurs en série, de concert avec d’autres : « savourer la non-saveur », « parler sans parler ». 而 ér, le « mot vide », autour duquel la formule néanmoins pivote et qui la fait basculer. Ce terme est comme outil de liaison, indique la conséquence « par suite », « alors » et l’opposition « mais », « cependant » (…). La richesse de cette formule vient précisément de ce qu’elle maintient ces deux sens adverses et dit à la fois : dans ces conditions, celle de la sagesse, « même si vous ne faites rien, rien ne sera pas fait » ; et en même temps : « parce que vous ne faites rien » (…) « tout se fait tout seul ».

La traduction doit insister sur les mots de liaisons, ils paraissent si banals dans une autre langue. Il faut comprendre dans le contexte chinois toute leur force, toute leur résonance dans l’accomplissement du procès.