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LE MOYEN ÂGE ET LA PÉRIODE OTTOMANE

PREMIÈRE PARTIE L’INVENTION D’UN DROIT COUTUMIER

§ 1 LA GÉOGRAPHIE DE LA GRANDE KABYLIE

B. LE MOYEN ÂGE ET LA PÉRIODE OTTOMANE

À partir du VIIe siècle la Kabylie, comme tout le reste de l’Afrique du Nord, a été marquée profondément par l’arrivée de l’Islam56. En Kabylie comme dans plusieurs

51 M. Bénabou, La résistance africaine à la romanisation, Édition la découverte, -Paris, 2005.p. 225.

52 Ibid, p. 05.

53 B.D. Shaw, « Rural markets in North Africa and the political economy of the roman Empire », in

Antiquités africaines, 17, 1981, pp. 37-83. 54 C. Hamdoune, op. cit.,

55B.D. Shaw, op. cit.

56 Au tout début de leur arrivée en Afrique du Nord (642 ap. J.C.) les Arabes sous le calife Omar ne

voulaient pas dépasser la frontière naturelle du Djebel Nefoussa (Lybie). Ce fut sous le successeur d’Omar, Othman que les Arabes attaquèrent les territoires situés à l’ouest du Djebel Nefoussa, territoires qui demeuraient sous la domination Byzantine. Mais ce furent des troubles internes au Califat, dus à des révoltes qui se déroulèrent en Syrie et en Egypte, ainsi que la fameuse question de la succession entre le calife Ali (gendre du prophète Mohammed) et Muawiya qui conduisirent les Arabes à la conquête de l’Iffriqiya. Ce fut sous Muawiya, fondateur de la dynastie des Omeyades, que l’œuvre de conquête des territoires occidentaux a été à nouveau reprise. En 670 ap. J. Ibn Nafi lança un raid contre la ville de

territoires berbères d’Afrique du nord, l’islamisation n’a pas coïncidé avec l’adoption de la langue arabe. En effet, en Kabylie la langue la plus pratiquée demeurait le kabyle qui n’est rien d’autre que la variante locale des langues amazigh (berbères). Ce particularisme linguistique a été accompagné par une survie des structures politiques traditionnelles berbères ainsi que des coutumes, ce qui a permis aux tribus kabyles de se maintenir politiquement autonomes à l’égard des différents pouvoirs centraux qui se sont succédé dans l’histoire du Maghreb tels que l’empire Almoravide et Almohade57, ainsi que vis-à-vis des cités-états tels que la ville de Bejaïa. L’autonomie politique des tribus kabyles a commencé à s’accentuer à partir de la montée en force de la tribu des Ighwawen à partir du XIIe siècle. L’œuvre de d’Ibn

Khaldoun intitulée L’histoire des berbères constitue un des rares témoignages sur la

situation politique des Ighwaghen pendant le XIVème siècle. Ibn Khaldoun se limite à écrire que les Ighwaghen ou Zwawa (en arabe) avaient reconnu le pouvoir du Sultan de la dynastie Hafside de Bougie alors qu’auparavant ces mêmes tribus s’étaient opposées à l’autorité de ce dernier58.

Roberts remarque que dans ce document Ibn Khaldoun ne fait aucune référence à l’autonomie politique de la tribu kabyle des Zawawa ni au fait que les membres de la tribu en question refusaient de payer les impôts au Sultan. Cela s’explique en partie par le fait qu’Ibn Khaldoun était convaincu que les tribus berbères vivaient dans un état d’anarchie permanente auquel l’auteur a donné le nom d’assabiyya59 . Selon

Roberts le silence d’Ibn Khaldoun prouverait que l’autonomie politique ou self-

government60, qui caractérise, la structure tribale n’avait pas encore atteint sa forme

Balancines (Tunisie) et fonda la ville-forteresse de Kairouan, à partir de laquelle il lança l’attaque finale contre les territoires byzantins de l’ouest. Voir Ch.-A. Julien, op. cit., vol. II, p. 12 et suivante

57 Suite à la victoire chrétienne de Las Navas de Tolosa en 1236 et aux révoltes des tribus berbères

marocaines des Beni Merine, l’empire Almohade entra dans une crise profonde qui entraina sa chute. Suite à la chute de l’Empire Almohade trois dynasties ont gouverné l’Afrique du nord, celles des Mérinides au Maroc (1259-1420), les Abdelwadides à Tlemcen (1235-1554) et le Hafside à Tunis (1229-1574). La Kabylie se retrouva sous la domination de ces derniers, mais l’esprit de clan l’emporta, et en 1294 l’émir de la ville portuaire kabyle de Bejaia fit sécession et l’Empire Hafside éclata.

58 I. Khaldoun, Histoire des berbères, IV vol (trad. Baron de Slane), Paris, Imprimerie national, 1925, Vol.

I, p. 256.

59 C. Lacoste, Y. Lacoste, « Maghreb, peuples et civilisations », Édition la Découverte, Paris, 1995, p. 30. 60 Ce terme anglais fut utilisé par Hanoteau et Letourneux dans leur ouvrage fondamental « La Kabylie et

les coutumes kabyles » Voir A. Hanoteau et A. Letourneux, « La Kabylie et les coutumes kabyles », Paris, Augustin Challamel, éditeur, 1893, p. 1

mature et accomplie61 au moment de la rédaction de l’Histoire des berbères.

Par contre le géographe Léon l’Africain témoigne dans sa Description de l’Afrique que les habitants du Djurdjura refusaient de payer l’impôt au Sultan62. Ce refus de

payer les impôts a persisté par la suite au moment où les tribus kabyles refusèrent de payer les impôts au pouvoir Turc ainsi qu’au gouvernement tyrannique du chef kabyle Ahmed Bel Qadi, connu comme le roi de Koukou63.

Dès le XVIe siècle, les Turcs s’étaient emparés du contrôle des villes côtières de la petite Kabylie de Bougie et Dellys64 alors qu’en Grande-Kabylie les ottomans avaient encouragé l’ascension du chef de tribu Hassan Bel-Qadi65. Le Royaume de Koukou

demeure l’unique tentative d’instauration en Kabylie d’un pouvoir centralisé. Cependant les tribus kabyles se révoltèrent contre Hassan Bel-Qadi ce qui décréta la fin du Royaume de Koukou. Les tribus kabyles habituées à des siècles d’autonomie et de pouvoir partagé ne pouvaient pas supporter d’être soumises à un pouvoir central. Suite à la chute du royaume de Koukou, les Turcs cherchèrent d’exercer leur ingérence dans les affaires politiques kabyles en se limitant à construire des forteresses (bordj) telles que celles de Tizi-Ouzou et de Boghni ainsi que la forteresse de la Vallée du Sebaou66. Les deux premières forteresses citées ci-dessus furent des caïdats soumis à l’autorité du Dey de Titery67. Ces forteresses furent souvent

assiégées par les tribus qui habitaient dans les territoires limitrophes.

Les Igwaghens refusaient de payer les impôts aux autorités turques68. Afin de pouvoir

61 Telle que décrite durant le XIXe siècle dans les travaux français d’Hanoteau et Letourneux, ainsi que

par Masqueray

62 L. l’Africain, Description de l’Afrique, Paris, Maisonneuve, 1981, t. II, p. 40

63 N. Robin, « Note sur l’organisation militaire et administrative des turcs dans la Grande Kabylie », in

Kabylie », in Revue Africaine, n 1, p.136.

64 Les premiers, suite à l’expédition de Pedro Navarro, occupèrent les villes portuaires situés dans

l’actuelle Algérie, telles qu’Alger, Cherchell, ainsi que la ville kabyle de Bougie en 1510. Les seconds, guidés par Kharoudj et Kher- Eldin (Barberousse), prirent Alger en 1512, en 1517 pénétrèrent dans les villes kabyles côtières de Dellys, et en 1555 ils chassèrent les Espagnols de Bougie.

65 H. Roberts, Berber government. The Kabyle Polity in Pre-colonial Algeria, London, I.B. Tauris, 2014,

p. 150.

66 Ibid., p. 151. 67 Ibid., p. 143.

68 A. Sainte-Marie, « Communautés rurales et pouvoirs en Grande-Kabylie. Situation précoloniale et mutations de 1857 à 1871 », in Cahiers de la Méditerranée, hors-série N. 4, 1980. Communautés rurales et pouvoirs dans les pays méditerranéens (XVIe-XX siècles). Acte des journées d’études Bendor, 26, 27 et 28 avril 1978, p. 197.

soutenir leur indépendance économique, un groupe de tribus kabyles de la Grande Kabylie décida en 1759 de rédiger un qanoun (statut villageois) qui exhérédait les femmes. Comme nous le verrons plus bas, les biens destinés à l’héritage des femmes allaient grossir le trésor public des villages kabyles. Les tribus Kabyles qui avaient ratifié ce statut décidèrent ainsi de destiner la part d’héritage des femmes au trésor public des villages kabyles (biens mechmels) et non pas aux fondations pieuses (habous). Cette décision visait au financement de l’indépendance des villages kabyles ainsi qu’à l’autogouvernement des tribus kabyles. Cependant les tribus kabyles, ce faisant, bravaient les prescriptions coraniques et le droit musulman malékite qui par contre prévoyaient l’octroi de parts d’héritage aux femmes musulmanes. Les autorités turques d’Alger en guise de représailles exercèrent un blocus économique interdisant l’accès à la mer ainsi qu’aux axes commerciaux aux tribus de la Grande Kabylie qui s’étaient insurgées69. Dès la fin du XVIIIe siècle, la Régence d’Alger est entrée dans

une crise politique due aux attaques des puissances européennes lancées à son encontre. Les puissances européennes qui avaient participé au Congrès de Vienne (1814-1815) avaient décidé de donner le coup de grâce à la piraterie dans la Méditerranée70. Ainsi en 1816 le britannique Lord Exmouth bombarda le port d’Alger afin d’obliger le Dey à se soumettre aux décisions du Congrès, c’est-à-dire à mettre fin à la piraterie et surtout au commerce des esclaves chrétiens71. Cet affaiblissement de la Régence d’Alger profita aux tribus kabyles qui assiégèrent les forteresses militaires bâties par les Turcs en Grande Kabylie. Quelques décennies avant l’arrivée des Français, les Turcs n’étaient plus capables de défendre leurs forteresses situées en Kabylie. En 1818 le Bordj Boghni dût capituler à la suite de sept jours de siège72. Ne pouvant plus compter sur le commerce dans la Méditerranée, la Régence d’Alger avait reconnu aux Kabyles des permis de commerce pour vendre leurs produits à Alger.

69 Ibid.

70 Gallissot souligne que : « De 1622, date du premier bombardement britannique à 1827, l’on compte

une vingtaine d’attaques anglaises, françaises, espagnoles, danoises et même au début du XIXe siècle, américaine, contre Alger, à titre de semonce contre la piraterie » in René Gallissot, Marx, Marxisme et Algérie, Paris, Unions générale d’Editions, 1976.

71 Ibid.,

Au temps de la Régence d’Alger, la vie sociale et juridique des tribus kabyles était régie par les coutumes villageoises. Les litiges entre privés portant sur des questions de droit commun étaient tranchés par les assemblées villageoises connues sous le nom de djemââs. Par contre les contentieux en matière religieuse étaient laissés à la compétence des marabouts73. Les juridictions de droit musulman des qadi malékites ou hanéfites qui opéraient dans les territoires de la Régence d’Alger ainsi que dans le Beylik de Constantine n’avaient aucun essor dans les territoires des tribus kabyles. Les ressortissants kabyles qui vivaient pour des raisons de travail en dehors de la Kabylie et dans des territoires régis par les Turcs jouissaient eux aussi d’un statut juridique particulier. Ces derniers étaient soustraits à la juridiction des cadis hanéfites et malékites et ne payaient pas d’impôts aux Turcs74. Comme nous le verrons plus

loin, la France a, par la suite, conservé ce régime particulariste sur base ethnique à l’égard des Kabyles qui se verront appliquer leurs coutumes sur la base d’un critère

rationae personae.

Les tribus de Grande Kabylie avaient ainsi joui à partir du XIIe siècle d’une d’autonomie politique à l’égard des différents pouvoirs centraux qui s’étaient succédé en Afrique du Nord. Cette autonomie a été renforcée par la présence en Kabylie d’institutions politiques traditionnelles telles que les djemââs et le système tribal des

archs, des institutions qui comme nous l’avons vu existaient depuis l’antiquité et qui,

bien que présentes dans l’ensemble du Maghreb, avaient assumé une importance particulière au sein des tribus kabyles. Dans le chapitre suivant, nous verrons plus en détail les caractéristiques des institutions et des coutumes kabyles (section 2).

73 Ch. A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, Tome. I : La conquête et les débuts de la

colonisation (1827-1871), Paris, Presses universitaire de France, 1964, p. 6.

74 C. Bontems, Manuel des Institutions Algériennes-de la domination turque à l’indépendance. La domination

turque et le régime militaire 1518-1870, Tome I. Editions Cujas, 1976, p. 63. Ch. A. Julien, Histoire de l’Afrique

SECTION

2.

LES

COUTUMES

ET

LES

INSTITUTIONS