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L’ORIGINALITÉ DE L’OUVRAGE D’HANOTEAU ET LETOURNEU

CONCLUSION DU CHAPITRE

§ 2 LA RÉDACTION ET LA CODIFICATION DES COUTUMES KABYLES

B. LA CODIFICATION DES COUTUMES KABYLES

2. L’ORIGINALITÉ DE L’OUVRAGE D’HANOTEAU ET LETOURNEU

Les traits d’originalité de l’ouvrage d’Hanoteau et Letourneux étaient représentés par le choix des coutumes analysées et des sources utilisées à cette fin, la façon dont l’œuvre a été structurée et enfin le langage utilisé.

L’ouvrage d’Hanoteau et Letourneux se démarque des travaux qui l’ont précédé avant tout du point de vue du choix des sources de référence. La Kabylie et les coutumes

kabyles est le résultat d’une synthèse entre les coutumes kabyles, le droit français

(Code civil, Code pénal et les codes de procédure civile et pénale) et, de façon moindre, du droit musulman. Les rédacteurs de l’ouvrage reconnaissaient une place au droit musulman, aussi modeste fût-elle, parmi les sources des coutumes kabyles. Cela avait offert une vision nuancée sur les rapports que les coutumes kabyles entretenaient avec un droit d’origine religieuse tel que le droit musulman, une nuance qui n’était pas présente dans les études effectuées sur le droit musulman. En dehors de la Kabylie, l’étude des droit indigènes se concrétisa uniquement dans une traduction et une codification du droit musulman qui délaissa totalement l’étude des coutumes locales (l’urf). Cet aspect avait fait l’objet de critiques de la part de Sabatery qui, dans son ouvrage datant de 1867527, contemporain de La Kabylie et les

coutumes kabyles - prônait la nécessité d’une codification de l’ensemble des

coutumes des populations arabophones.

526 C. Bontems, Le droit musulman algérien à l’époque coloniale, op. cit, p. 191.

527A. Sabatery, Elément de droit musulman comprenant l’exposé de l’organisation de la justice Dans

les Pachalik d’Alger avant 1830, les principes de droit contenus dans le Koran classés dans l’ordre du code Napoléon, la jurisprudence en droit musulman du tribunal supérieur et de la cour impériale d’Alger, depuis leur création, Alger, Imprimerie typographique de F.Payson, Peyron, librairie, 1867, p. 119.

Dans le deuxième volume de la Kabylie et les coutumes kabyles, le droit musulman d’école malékite est cité parmi les sources juridiques qui devaient être prises en compte par quiconque veuille réaliser une étude sur les coutumes kabyles. Ainsi contrairement aux travaux de Daumas et de Carette, Hanoteau n’oppose pas de façon tranchée le droit musulman aux coutumes kabyles. Comme nous avons plus haut, cela est probablement dû au fait qu’il ait profité de la collaboration ainsi que de l’expertise d’un juriste kabyle musulman tel que N’ait Ameur. Dans le deuxième volume de la

Kabylie et les coutumes kabyles, le Coran est présenté comme une source juridique

subsidiaire, qui est consulté par les djemââs non seulement en matière de prescriptions religieuses mais aussi dans les affaires juridiques. Plus précisément le Coran selon Hanoteau : « […] ne régit le droit civil que dans les cas où la coutume

n’intervient pas (I.I.I). 528». Cependant Hanoteau reconnait l’existence en Kabylie

d’écoles coraniques au sein desquelles était enseigné le traité de Sidi-Khalil529 tout

comme celle de gloses écrites par les différents commentateurs de droit musulman530.

Hannaman a affirmé plus récemment que : « Les faits et règles juridiques présentées

par Hanoteau et Letourneux nous permettent de changer de perspective et de construire une relation à deux pôles où le droit et la coutume sont totalement imbriqués. En fait, à y regarder de près, la différence entre « islam » et « coutumes kabyles » que postule Hanoteau et Letourneux, est des plus ténues, au point souvent de s’effacer531 ».

Hanoteau au cours de son travail avait apporté une seconde innovation méthodologique qui consiste en l’utilisation dans ses études de la méthode des recherches sur le terrain. Hanoteau n’a pas tenu compte uniquement des sources écrites telles que les qanouns kabyles qu’il ne considérait pas comme référence totalement fiable. Les qanouns devaient être consultés selon lui avec une certaine

528 A. Hanoteau, A. Letourneux, op. cit., vol. II, p. 136. 529 Ibid., p. 110.

530 Ibid., p. 114.

531 T. Hanneman, « La mise en place du droit kabyle dans l’Algérie coloniale (1857-1868) », (traduit par

Pascale Kahr,), in A. Hanoteau et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, Seconde édition revue et augmentée présentation de Alain Mahé et Tilamn Hanneman, op. cit., p. XXXI.

« prudence532 ». Sur ce point Hanoteau affirme clairement qu’il : « […] faut donc se

garder de considérer le kanoun d’un village uniquement comme l’expression d’une loi commune à toutes les tribus, ou de l’accepter comme la charte d’un droit exceptionnel et spécial à un village533 ».

Le commandant était conscient du fait que la plupart des qanouns avaient été rédigés de façon artificielle, vu que lui-même avait participé à l’opération de rédaction des

qanouns sur commande, d’où le choix de sa part de mener des recherches sur le

terrain avec l’aide de ses auxiliaires.

Le commandant cité ci-dessus ne se contenta donc pas des informations sur les coutumes kabyles que pouvaient lui fournir des sources écrites telles que les qanouns. Hanoteau comprit que dans le domaine du droit privé, les coutumes kabyles demeuraient dans la mémoire des anciens et donc dans l’oralité. Ainsi aidé par sa connaissance de la langue kabyle ainsi que de l’arabe, Hanoteau mena des entretiens avec des notables kabyles, essayant ainsi de réunir le plus grand nombre possible d’informations sur les coutumes kabyles en matière de droit privé. Plusieurs hommes kabyles connus pour leur connaissance des coutumes de leurs villages et de leurs tribus se rendirent dans le cabinet d’Hanoteau à la suite d’une convocation ou même de leur plein gré afin d’éclairer le commandant sur les multiples aspects des coutumes kabyles qui pouvaient présenter quelque intérêt sur le plan juridique534. C’est ainsi que le fils du commandant Hanoteau, Charles Hanoteau, dans une biographie qu’il rédigea sur son père, décrit la méthode utilisée par celui-ci :

« C’est à la suite de ces entretiens que le commandant Hanoteau, après bien des

enquêtes renouvelées, des réponses reconnues inexactes, des opinions admises puis rejetées, après avoir examiné de nombreuses délibérations de djemââs, dégagea et mit par écrit les règles qui servaient de base à la société kabyle535 »

532 Ibid., p. 138. 533 Ibid., p. 138.

534 Ch. Hanoteau, op. cit., p. 139. 535 Ibid., p. 140.

L’utilisation de l’instrument de l’entretien et plus généralement de l’enquête de terrain avait pour but de combler les lacunes que présentaient les qanouns kabyles en matière de droit privé. Comme nous l’avons vu plus haut, les qanouns kabyles réservaient à la matière des statuts personnels une norme restreinte de prescriptions qui ne dépassaient pas 5% de l’ensemble des normes écrites, tout comme celles en matière de droit réel qui ne dépassaient pas 4%. La plupart des coutumes dans des matières assimilables au droit privé étaient laissées à la mémoire des anciens, donc à l’oralité, d’où la nécessité de mener des enquêtes sur le terrain, visant à la collecte des coutumes kabyles susceptibles d’être assimilables aux instituts de droit privé français. Les administrateurs des Bureaux Arabes, comme introduit auparavant, étaient appelés à intervenir dans les différends entre villageois. De ce fait il était nécessaire pour eux d’acquérir des connaissances sur le droit privé kabyle, cela quitte à en inventer de toutes pièces ainsi qu’à hybrider les coutumes kabyles avec le Code civil.

Le troisième élément d’innovation consiste en le fait que le droit français soit cité comme une source juridique contraignante ainsi que comme paramètre de référence dans l’interprétation des coutumes kabyles. En ce sens, le Code civil de 1804 était appelé à revêtir la fonction de source supplétive dans les matières où les solutions fournies par les coutumes kabyles étaient insuffisantes. Plusieurs paragraphes renvoyaient directement aux articles du Code civil. Il est clair que ce rapprochement entre les coutumes kabyles et le Code Napoléon n’était pas innocent et visait à dénaturer les coutumes kabyles par le biais de la codification. En effet, les seules coutumes kabyles prises en compte au cours de la codification furent celles qui pouvaient présenter quelque forme d’intérêt pour les juristes français.

L’originalité du travail d’Hanoteau consiste premièrement en le fait que ce dernier ait analysé les coutumes kabyles sous un angle qui se veut avant tout juridique. L’analyse tint compte uniquement des coutumes kabyles qui exerçaient quelque incidence sur les rapports sociaux-économiques et qui par conséquent étaient susceptibles de présenter un intérêt quelconque pour un juriste français. Tous les aspects liés au folklore, aux rites ou même aux simples obligations ayant un caractère d’ordre purement morale présentes dans les qanouns kabyles n’étaient presque jamais

pris en considération. Bousquet affirme sur ce point que : « Sauf de très rares

exception, H L ne traitent pas de folklore mais de droit536[…] ».

Cette sobriété méthodologique a épargné à l’ouvrage d’Hanoteau et Letourneux les dérives apologétiques et propagandistes présentes dans les travaux imprégnés par le mythe kabyle. La méthodologie en question avait aussi épargné à La Kabylie et le

coutumes kabyles un certain nombre de dérives orientalistes qui caractérisaient les

premiers traités français de droit musulman, tels que la traduction du traité de droit malékite de Sidi Khalil écrite par Nicolas Perron. Ce dernier dédia deux volumes entiers, sur l’ensemble des six volumes de son ouvrage, à l’illustration des prescriptions ayant une nature purement religieuse telles que les modalités avec lesquelles se devaient se dérouler le pèlerinage à la Mecque ou les prières quotidiennes. Pour ces raisons, le travail de Perron fut ignoré par les juristes français. Un sort bien différent fut réservé au deuxième livre de La Kabylie et les coutumes

kabyles qui, comme nous le verrons - suite à la promulgation du décret du 29 août

1874 - devint une véritable source de droit pour les juges français.

Hanoteau afin d’obtenir des informations juridiques sur les coutumes kabyles, utilisa des entretiens et des questionnaires qui dirigeaient les réponses de ses interlocuteurs et les amenaient à répondre sur des aspects purement juridiques des coutumes kabyles. L’utilisation d’entretiens avec les membres des djemââs allaient dans le sens de restreindre le champ de recherche aux seuls aspects des coutumes kabyles qui pouvaient présenter une pertinence avec les instituts juridiques du droit français. Hanoteau voulait, comme nous l’avons souvent souligné, obtenir le plus grand nombre d’informations en matière de droit privé, ce qui a permis à Hanoteau de faire le tri entre le droit et le folklore. Par la suite cette sélection d’informations a facilité la tâche au magistrat Letourneux qui a classé les informations obtenues par Hanoteau sur les coutumes kabyles selon les catégories de la tradition romano-germanique propre au droit français. Nous avons ici un des premiers exemples dans l’histoire du droit colonial français d’utilisation de questionnaire dirigé dans les enquêtes menées

536G.H.-Bousquet, Justice française et Coutumes Kabiles, Alger, Imprimerie Nord-Africaine, 1950, p.

sur les coutumes indigènes. Comme le témoigne Charles Hanoteau : « C’est à la suite

de ces entretiens que le commandant Hanoteau, après bien des enquêtes renouvelées, des réponses reconnues inexactes, des opinions admises puis rejetées, après avoir examiné de nombreuses délibérations de djemââs, dégagea et mit par écrit les règles qui servaient de base à la société kabyle 537».

Cette méthode qui fut par la suite objet de critique de la part de Bousquet formulée par exemple dans les termes suivants : « […] parmi les nombreux crimes du

colonialisme, je n’hésite pas à placer au tout premier rang, la « mental cruelty » dont H L a dû faire preuve à l’égard des malheureux Kabiles pour en extraire des réponses sur des sujets dont les victimes ignoraient tout. Les informateurs ont dû subir sur la base du Code Civil un interrogatoire en règle et, affolés, poussés dans leurs derniers retranchements par semblable trituration, ils ont dû répondre ce qu’ils ont pensé faire plaisir à l’autorité (encore une chose dont il faut se méfier538) ».

Cette critique de Bousquet résume en soi l’ensemble des reproches qui furent adressés par de nombreux anthropologues et sociologues à l’encontre de l’ouvrage d’Hanoteau et Letourneux et à l’égard du phénomène de la codification des coutumes indigènes, précisément pour ne pas avoir tenu compte de la signification que ces coutumes pouvaient avoir pour les populations étudiées d’un point de vue anthropologique et pour avoir opéré ainsi une acculturation juridique.

L’ouvrage n’était pas tout de même totalement dépourvu de considérations anthropologiques. Cependant celle-ci y était intégrées pour des finalités purement didactiques afin d’expliquer des éléments clés de la culture kabyle qui étaient difficiles à cerner pour des juristes français qui ne connaissaient rien de cette culture. Le second et le troisième volume de La Kabylie et les coutumes kabyles appréhendent les coutumes kabyles sous un angle d’analyse qui se veut avant tout juridique. Cela quitte à sacrifier l’authenticité des coutumes en question ou même quitte à inventer des coutumes de plein gré - voir l’exemple des « fiançailles » kabyles. Un autre

537 Ch. Hanoteau, op. cit., p. 140. 538 G.H-Bousquet, op. cit., p. 14.

élément d’originalité est relatif à la place réservée au droit privé. Le deuxième volume décrit dans les détails les coutumes kabyles en matière de mariage, divorce de droit successoraux et de droits fonciers. Pendant le régime civil, le deuxième livre de l’ouvrage en question sera considéré et consacré par les juridictions françaises comme étant un véritable Code civil kabyle. Ce qui s’explique en partie par la structure et le langage employé dans la rédaction de cet ouvrage.

3. LA STRUCTURE ET LE LANGAGE DE LA KABYLIE ET LES COUTUMES