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LES RAISONS DE LA CODIFICATION DES COUTUMES KABYLES

CONCLUSION DU CHAPITRE

§ 2 LA RÉDACTION ET LA CODIFICATION DES COUTUMES KABYLES

B. LA CODIFICATION DES COUTUMES KABYLES

1. LES RAISONS DE LA CODIFICATION DES COUTUMES KABYLES

Le commandant Hanoteau a été le promoteur du phénomène de la codification des coutumes kabyles. Son intérêt pour les coutumes kabyles lui avait été inspiré par son

supérieur, le général Daumas513. Hanoteau avait été affecté en Grande Kabylie dans le cercle militaire de Dra-el-Mizan à partir du mois de janvier 1859. Durant cette période Hanoteau eut l’occasion d’approfondir sur le terrain ses connaissances sur les coutumes kabyles514. Hanoteau avaient une bonne connaissance de la langue kabyle, ce qui lui permettait d’interroger les notables kabyles sur des questions juridiques sans avoir besoin d’un interprète515. Sa connaissance de la langue kabyle

était tellement profonde qu’il publia une grammaire kabyle516.

En tant que commandant du cercle de Draa-El-Mizan, Hanoteau était appelé à administrer la justice au sein des tribus kabyles, cela en collaboration avec les

djemââs locales. Hanoteau fut l’un des initiateurs de l’opération de collecte de qanouns kabyles. Contrairement à ses collègues administrateurs, le commandant ne

s’était pas contenté des informations obtenues à la suite des opérations de collecte et de rédaction des qanouns kabyles qui avaient été menées par les militaires français517. Hanoteau a entamé une démarche, jusque-là jamais entreprise, la codification de l’ensemble des coutumes des tribus kabyles dans un unique ouvrage. Cette initiative prit la forme d’un ouvrage de trois volumes qu’Hanoteau rédigea avec un magistrat Aristide Letourneux, intitulé La Kabylie et les coutumes kabyles.

Cet ouvrage se démarqua de tous les autres travaux menés auparavant sur les coutumes indigènes, par sa façon d’appréhender les coutumes kabyles, c’est-à-dire sous un angle d’analyse juridique et donc destiné à l’usage des juristes français. La

Kabylie et les coutumes kabyles représente une véritable rupture épistémologique

dans la façon d’appréhender les coutumes indigènes.

À partir du mois de novembre 1860, Hanoteau fut nommé commandant supérieur du Cercle de Fort-Napoléon (Grande Kabylie). Durant cette période, ce dernier continua l’œuvre qu’il avait commencée quand il était affecté à Fort-National. Hanoteau s’était

513 Ch. Hanoteau, « Quelques souvenirs sur les collaborateurs de « La Kabylie et les coutumes

kabyles » », In Revue Africaine, Volume 64, 1923, p. 137.

514Ibid., p. 136.

515 Ibid., p. 138.

516 A. Hanoteau, Essai de grammaire kabyle, Alger, 1858.

muni de l’aide d’un collaborateur kabyle, Si Moula N’ait Ameur dont la présence s’avéra décisive pour la future rédaction d’un coutumier kabyle. N’ait Ameur était issu d’une famille maraboutique et avait une grande connaissance du droit musulman malékite. Il était fort probable que le fait d’avoir eu un marabout comme collaborateur ait influencé la façon dont Hanoteau choisissait ses sources juridiques. Ce dernier dans la rédaction de La Kabylie et les coutumes kabyles tiendra compte du

fiqh musulman. Cela distancie l’approche pragmatique menée par Hanoteau de celle

de ses prédécesseurs qui, comme nous avons vu plus haut, avaient affronté l’étude des coutumes kabyles en les séparant de façon artificielle du droit musulman et en ne tenant compte uniquement que des qanouns édictés par les djemââs kabyles.

N’ait Ameur avait introduit Hanoteau dans le milieu des notables kabyles qui vivaient

à Fort-National. Ces derniers avaient de bonnes connaissances des coutumes kabyles ainsi qu’une connaissance approfondie de plusieurs décisions des djemââs. Ces hommes avaient donné à Hanoteau des informations très utiles sur la façon dont les

djemââs avaient tranché des questions juridiques des plus complexes518. En un mot, ces notables représentaient de véritables recueils vivants de jurisprudence coutumière kabyle.

Les résultats de quatre années de travail d’enquête qu’Hanoteau avait mené en Kabylie, auraient dû dans un premier temps être publiés- tout comme l’avaient été jusqu’ici les qanouns kabyles- sous la forme de monographies séparées, dans une revue telle que la Revue des deux mondes ou la Revue africaine519. Cette idée fut écartée et remplacée par un projet beaucoup plus ambitieux, la rédaction d’un ouvrage destiné aux juristes. Cependant, et comme en témoigne le fils du commandant, Charles Hanoteau :

« […] quand il s’agissait du droit, Hanoteau qui n’avait jamais étudié le droit se

heurta à des scrupules de rédaction. Le choix d’une terminologie adéquate et pertinente à la catégorie juridique française520 ».

518 Ibid., p. 142. 519 Ibid., p. 143. 520Ibid.

Etant donné qu’Hanoteau ne possédait pas une grande connaissance juridique, ce dernier s’adressa à un magistrat, Aristide Letourneux, afin de disposer d’informations suffisantes sur la manière de rédiger un Code521. La rencontre entre les deux hommes fut fortuite durant un voyage qu’Hanoteau avait effectué à Marseille. Les deux hommes collaborèrent à la rédaction de la Kabylie et les coutumes kabyles durant la période 1864-1865, bien que le travail fût réellement achevé seulement en 1868522. Le 14 novembre 1869, Letourneux écrivait : « Notre idée fait son chemin. La coutume

kabyle unifiée et codifiée serait acceptée par un million de Berbères, même avec des magistrats français523 ». Ce projet a failli se concrétiser en 1870, mais il fut

interrompu par la chute de régime militaire524. Cependant la rédaction de cet ouvrage qui, notamment par la suite, s’avèrera une source de connaissance des coutumes kabyles incontournable pour les juges de paix français, devait à l’origine constituer un premier échelon d’un dessein plus vaste, soit la rédaction successive d’un véritable code civil kabyle officiel. La chute du régime militaire et la prise du pouvoir du régime civil mirent fin à ce projet. Hanoteau dans la préface de la seconde édition du deuxième volume de La Kabylie et les coutumes kabyles explique ainsi que :

« La réorganisation de la justice était la préoccupation constante du maréchal

Randon, alors ministre de la guerre. Il préparait l’installation en plein centre de la Kabylie d’un tribunal d’appel emprunté à la Cour d’appel et, comme corollaire, la rédaction par une commission mixte d’un code civil kabyle qui aurait pu, en plusieurs matières, notamment en ce qui touche la tutelle et les conventions, s’approprier le texte à peine modifié de nos lois525 ».

Le résultat fut un ouvrage qui était à mi-chemin entre le code civil et les coutumiers de l’Ancien Régime. Ce fut un travail qui, par sa structure et par la méthodologie employée pour sa rédaction, marqua une rupture avec la façon dont les coutumes indigènes avaient été appréhendées par le droit colonial français.

521Ibid.

522 Ibid., p. 146.

523 Ch. Agéron, op. cit., p. 80. 524 Ibid., p. 80.

Les méthodes utilisées pour la rédaction du deuxième et du troisième livre de l’ouvrage intitulé La Kabylie et les coutumes kabyles marquent une rupture épistémologique avec la façon dont jusque-là les coutumes kabyles et plus généralement les coutumes indigènes avaient été considérées. Bontems remarque sur ce point que : « La confection des Coutumes kabyles marque une rupture profonde

avec la méthode mise en œuvre jusqu’à présent pour dévoiler le système juridique des colonisés526 ».