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C’est en ce sens que la mort d’Iracema peut se lire de manière allégorique. En donnant naissance à Moacir, Iracema meurt provocant ainsi la fin définitive de la culture autochtone. Ainsi, comme nous le rappelle Amaryll Chanady : « La mort d’Iracema pourrait être perçue comme le symbole de la dissolution des peuples indigènes non occidentalisés dans un mélange racial et dans un métissage culturel, ce qui provoque leur disparition en tant que culture autochtone de la société hybride à venir » (1999, p.33). Cette lecture de la mort d’Iracema est également partagée par de nombreux auteurs qui y voient là une façon d’éliminer la culture autochtone du projet national. En effet, Iracema perd sur tous les aspects de son existence. Comme le souligne Doris Sommer, « Iracema is already about losses, Iracema’s losses of virginity, community, love, and finally her life » (1990, p.169). Sa mort renvoie alors au sacrifice ultime, celui fait dans le but de donner la vie :

La triste épouse et mère entrouvrit les yeux en entendant la voix aimée. Avec un grand effort, elle put soulever leur fils dans les bras et le présenter au père, qui le regardait extatique, avec amour.

– Prend le fils de ton sang. Il était temps ; mes seins ingrats n’avaient déjà plus de nourriture à lui donner ! (1865, p.104-105)

Littéralement « vidée » de sa substance vitale, ayant tout donné à son fils, Iracema meurt. Par contre, à partir de ce moment, elle fait partie de l’enfant et de ce fait, du Brésil de demain. Sa mort est propre et productive. Cette inclusion du passé autochtone dans le futur du Brésil permet alors une filiation historique avec la société dans laquelle Alencar vit. Puisque son récit s’inscrit dans le passé, cela lui permet d’expliquer l’absence des autochtones de la population actuelle. Ce que cette narration cache, c’est bien évidemment le fait que les autochtones ont été tués par les colonisateurs, soumis à l’esclavage ou simplement à un processus de « syphilisation » (Sommer, 1990, 169) par les rapports sexuels, pour reprendre l’expression ironique de Doris Sommer. De plus, c’est également ce que les élites du XIXe siècle réservent comme traitement à la population africaine encore soumise à l’esclavage. Iracema devient une façon d’aborder le monde social comme un processus constant de soumission et de relations amoureuses salvatrices. Ce qui nous est raconté allégoriquement est une leçon moralisatrice où le

61 sacrifice en vient à être le paradigme par lequel la société nouvelle peut apparaître et progresser vers un idéal romantique. Que ce soit dans le domaine politique, économique et même artistique, le mot d’ordre est désormais que les autochtones et les gens qui se sentent exploités doivent se sacrifier pour leur communauté. Ceux-ci ne sont rien d’autre que les membres d’une masse qui participent à un projet plus grand, celui du Brésil.

Du point vu de Martim, la mort et le sacrifice d’Iracema engendrent chez lui un sentiment de nostalgie, de saudade16. En effet, Iracema n’est plus et devient l’objet d’une convoitise qui jamais n’est assouvie. Puisque que « Tout passe sur la terre » (Alencar, 1865, p.108) :

Martim revint enfin à nouveau aux terres qui furent celles de son bonheur et qui sont maintenant les terres de l’amère nostalgie. Lorsque son pied sentit la chaleur des sables blancs, un feu se répandit dans son cœur qui le brûla à nouveau : c’était le feu des souvenirs qui scintillait comme l’étincelle sous les cendres. (1865, p.106)

Ces souvenirs, qui sont douloureux pour Martim, sont le témoignage d’une culture qui doit accepter de vivre avec la nostalgie d’un passé révolu. Iracema ne reviendra plus, tout comme sa culture qui s’est alors intégrée à Moacir. Il appartient donc à Martim d’en préserver la mémoire sur les terres du Brésil et de rappeler l’importance de son sacrifice pour les générations futures. Cette nécessité de préservation dans la mémoire collective évoque encore une fois l’importance historique du sacrifice de soi pour la cause nationale. Ainsi, la nostalgie ne doit surtout pas empêcher Martim de poursuivre l’éducation de son enfant. Au contraire, elle doit lui être utile et servir à justifier la poursuite de son idéal. Le colonialisme doit perdurer, puisque Iracema n’est plus et qu’il est du devoir de Martim de s’occuper de Moacir.

Enfin, en prennant pour base l’anagramme souvent mentionnée lorsqu’il est question du nom Iracema soit : America, nous en arrivons à l’allégorie principale. La tristesse qu’éprouve Martim face à la disparition d’Iracema témoignerait-elle d’une nostalgie de l’Amérique idyllique telle que l’avait décrient les premiers colons ? Tout porte à croire que oui. Puisque le personnage d’Iracema ainsi que le roman dans son ensemble nous renvoient à une forme idyllique de vie, la mort tragique de l’héroïne

16 La saudade est une expression lusophone référant à un sentiment de mélancolie mélangé à de la nostalgie. Cette

62 témoigne de la fin de cette harmonie, où le progrès et la culture sont désormais présents. À ce sujet, Zilà Bernd émet ce constat :

La mort d’Iracema (anagramme d’Amérique) symbolise la mort de l’Amérique mythique qui succombe au contact « civilisation x barbarie », dans lequel la « civilisation » était censée être représenté par la culture européenne et la barbarie par la culture autochtone. (1995, p.69)

La quête d’Alencar était peut-être après tout de justifier le « progrès » comme seule forme possible pour la société à venir. Allégoriquement et dans l’imaginaire de plusieurs individus, le Brésil devient cette entité nationale qui, dans l’ordre, va de l’avant peu importe ce qu’elle laisse derrière elle. « Ordem e progresso »…

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III

Iracema : uma transa amazônica ou « les veines ouvertes » du Brésil.