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Le tournage d’Iracema : Uma Transa Amazônica n’est pas de tout repos. En effet, à cette époque comme aujourd’hui encore, l’Amazonie est une zone grise en marge de toute civilisation. En construisant la Transamazonienne, comme nous l’avons mentionné, le régime entend favoriser le développement de la région et sa colonisation par des travailleurs bon marché. Par contre, filmer dans un tel endroit s’avère une expérience périlleuse. L’accès à la région est extrêmement restreint et difficile dû à la densité de la forêt et au manque de routes praticables. Par conséquent, les caméras et les appareils de tournages qui sont désormais malléables, légers et portables s’avèrent fort utiles. Cependant, le régime entend protéger les secrets qui entourent la construction de la Transamazonienne et filtrer toutes les images concernant sa construction qui ne sont pas issues de ses propres sources. Les films qui documentent la construction de cette route et ses conséquences sont toujours susceptibles d’êtres saisis et censurés, comme c’est le cas pour celui de Bodansky et Senna. « Le ministre de la Justice Armando Falacão quitta son poste en 1979 en ayant interdit plus de 400 livres en cinq ans, 177 pièces de théâtre, 47 films et 840 paroles de chansons en deux ans » (Paranagua 1987, p. 11). Les réalisateurs risquent aussi d’être tués ou emprisonnés par des sbires du régime ou par des bandits locaux. Comme le rappelle Walter Moser : « C’est ainsi que l’entreprise de Jorge Bodansky revêtait un aspect presque clandestin, en plus d’être pionnière » (2006, p.12).

Les deux réalisateurs ainsi qu’une équipe de tournage composée de quatre personnes prennent le risque d’aller filmer cet endroit qui existe dans l’imaginaire populaire uniquement par les discours médiatiques contrôlés par le gouvernement. Par conséquent, ils entament une déconstruction de l’imaginaire symbolique entourant cette région, ce que ne voient pas d’un bon œil le régime et ceux qui tirent profits de ces ressources humaines et naturelles. À ce sujet, les cinéastes

72 prennent soins de questionner les travailleurs devenus dépendants du développement de la transamazonienne et saisissent, avec la caméra comme témoin, les conséquences dévastatrices de cette construction sur les populations, majoritairement autochtones, de la région. Ces populations vivent dans un climat de peur et les problèmes sont nombreux. « Nous étions au courant que la région était soumise à de nombreux conflits ; plusieurs personnes y ont été assassinées, tandis que d’autres ont été obligés de donner leur terre » (Annexe A, p. 3). Cependant, la Transamazonienne se doit d’amener le développement économique et des emplois pour les gens de la région aux prises avec des famines et vivants dans des situations précaires. C’est du moins ce que le gouvernement promet. Pourtant, comme le note l’historien et journaliste Eduardo Galeano :

Les projets réels du gouvernement, on s’en doute, étaient très différents : il s’agissait de procurer de la main-d’œuvre aux latifondistes nord- américains qui avait acheté ou usurpé la moitié des terres au nord du Río Negro et aussi à la United States Steel Co., qui avait reçu des mains du général Garrastazu Médici les énormes gisements de fer et de manganèse de l’Amazonie. (1971, p.123)

Qu’ils soient imputables au régime ou aux riches exploitants qui viennent profiter de la main- d’œuvre à bas prix, les problèmes contribuent de manière inévitable à l’exploitation d’une population précaire qui vit déjà isolée du reste du monde. Ainsi, lorsque des étrangers se présentent dans ces zones, ils deviennent rapidement le centre de l’attention. Comme le rappelle Jorge Bodansky : « Qu’importe où nous étions, on nous suspectait toujours de quelques choses. Nul ne voulait nous faire confiance, on nous jetait des regards accusateurs. La raison était que nous étions des gens de l’extérieur, et sans même parler du fait que nous avions cet équipement avec nous » (Annexe A, p.5).

Le régime qui met ainsi de l’avant une certaine vision progressiste du Brésil justifie la construction de cette route comme un mal nécessaire pour l’intégration des populations marginalisées. Sans étonnement, au final, le but est d’augmenter le rendement des grandes entreprises et d’enrichir une petite poignée d’individus déjà bien riches. Cette situation rend perplexes les populations locales pour qui l’intrusion par cette route ne devient pas le synonyme de développement comme le régime le prétend, mais plutôt la possibilité pour les exploitants des grandes villes et des autres pays de poursuivre et d’étendre leur domination.

73 Ce survol nécessaire de la réalité brésilienne de l’époque nous permet d’approfondir et de poursuivre notre questionnement sur la place de l’allégorie dans le film. Comme nous l’avons noté dans notre premier chapitre, la narration allégorique fonctionne par une articulation de symboles entre eux. Cependant, les films, contrairement à l’écriture, posent de nouveaux paradigmes, puisqu’ils travaillent à partir d’images de la réalité. Ceci nous mène à une question fondamentale : comment penser à la fois le symbolique et le concret ? Cette tension entre deux pôles opposés est omniprésente dans Iracema : uma transa amazônica et ce que nous allons tenter de mettre en évidence. C’est en ce sens que nous allons désormais aborder la route et l’Amazonie comme de puissants symboles qui occupent l’imaginaire brésilien et comme des lieux concrets qui transforment l’espace géographique national.