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1 Le Cinema Novo et l’esthétique de la faim

Avant toute chose, il convient de revenir sur le contexte culturel et les enjeux du cinéma brésilien des années 60-70. Suite à la Deuxième Guerre mondiale, nous avons assisté à l’émergence et au développement d’appareils de tournage permettant de filmer dans des conditions précaires et capables, parfois, de saisir les sons en direct. Au Brésil, comme au Québec, ces technologies légères permettent de sortir des studios et d’aller capturer des images de la réalité sociale. Elles apportent également la possibilité de faire du cinéma à moindre coût en opposition à un système déjà bien implanté des studios et des grandes productions. Jusqu’à la révolution engendrée par ces développements techniques, la grande majorité des individus qui composent la nation brésilienne demeure ignorée des discours artistiques, culturels et politiques. Les différentes visions de la société qui circulent sont attachées à une minorité de personnes occupées à construire la nation à son image, comme nous l’a bien démontré Roberto Schwarz. En ce sens, au commencement du XXe siècle, le cinéma est fait de reprises d’œuvres littéraires du XIXe siècle et supervisé par des scénarios et des clauses budgétaires extrêmement restrictives. Les chanchadas, sorte de comédie musicale et de mœurs, dominent également les écrans depuis les années 1930 environ. Par la suite, c’est le moment des pornochanchadas version pornographique « soft » des chanchandas qui perdurent jusqu’au début des années 80. Il s’agit d’un type de cinéma réalisé en studios et à l’image de la bourgeoisie. Comme le rappelle l’historien et critique de cinéma Paulo Emílio Sales Gomes dans son célèbre, « Cinema : Trajetória no subdesenvolvimento » :

N’importe quelle statistique, dans n’importe quel journal, confirme ce qui est instinctivement perçu, dès qu’on examine d’un point de vue éthique la déformation du corps social brésilien. Toute « vie nationale » en termes de production et de consommation ne concerne que 30% de la population. Les forces productives urbaines et rurales avec leur identité bien définie, les couches moyennes avec leur hiérarchie complexe, les masses des meetings de jadis que seul le football est aujourd’hui autorisé à structurer, tout cela maintenant c’est la minorité des trente millions, le seul peuple brésilien sur lequel nous nous sommes fait un concept, sur lequel nous pouvons réfléchir. (1973, p. 15)

De cette constatation, la construction de discours alternatifs devient l’enjeu principal du Cinema Novo. Celui-ci se donne comme projet de montrer un autre Brésil, représenté par le 70 % des individus qui n’est pas pris en considération par les représentations officielles.

66 Le mouvement du Cinema Novo est grandement influencé par le Néoréalisme italien. Roberto Rosselini, réalisateur Italien à qui nous devons le film phare du Néoréalisme italien Roma città aperta (1945), a lui-même visité le Brésil en 1958 pour y réaliser un film. À ce moment-là, il a en tête de s’inspirer d’un texte paru en 1946 de Josué de Castro intitulé : « Geografia da fome »17. Son but est de faire des individus du Nordeste brésilien vivant dans des conditions précaires, de véritables héros du Brésil18. Ce film n’a, à notre connaissance, jamais vu le jour. Par contre, l’idée ne manqua pas d’influencer les cinéastes brésiliens qui cherchent à s’inspirer de la réalité quotidienne pour redonner une place aux individus délaissés du monde des représentations. C’est ce que Nelson Pereira dos Santos a fait avec son film Vidas Secas (1963) traitant d’une famille nomade guidée par la faim. Cela dit, un des cinéastes ayant le plus théorisé cette tendance est Glauber Rocha. Dans son essai qui a pour titre « A Estética da fome » publié en 1965, Rocha propose un cinéma en contact avec la réalité néo-coloniale du Brésil et en appelle à une esthétique représentative de cette situation politique et économique.

Du Cinema Novo: une esthétique de la violence, plutôt que primitive est révolutionnaire, voici le point initial pour que le colonisateur comprenne l’existence du colonisé: en prenant seulement conscience de sa possibilité unique, la violence, le colonisateur peut comprendre, par l’horreur, la force de la culture qu’il exploite. Tant qu’il ne lève pas les armes, le colonisé est un esclave; il aura fallu un premier policier mort pour que le Français perçoive un Algérien. (1965, p. 124)

Cependant, pour Rocha, les armes ne sont pas des fusils, mais des caméras. Ainsi, c’est par les images que se joue une reconfiguration des identités culturelles et politiques du Brésil. Cette réappropriation se reflète dans une esthétique cinématographique qui s’inscrit en réponse « directe » à l’imaginaire national établi par les grands studios autant brésiliens qu’américains. Cette cinématographie émerge du contact direct, avec les populations, c’est-à-dire dans l’environnement physique et social qui est le leur. Pour Rocha, il faut exposer la culture locale et revaloriser les

17 Josué de Castro était un médecin, nutritionniste, géographe et politologue. Son ouvrage intitulé Geografia da fome,

traduit en français par Géographie de la faim : Le dilemme brésilien pain ou acier. 1964. Édition Seuil : Paris, établie que les problèmes nutritionnels qu’éprouvent certaines populations sont dus majoritairement à des décisions politiques et à une mauvaise gestion des ressources.

18 Pour une étude détaillée de l’influence de Roberto Rosselini sur le cinéma documentaire brésilien, je réfère ici à

l’article de Sarzynski, Sarah. « Documenting the Social Reality in Brazil: Roberto Rosselini, the Paraíba Documentary School, and the Cinema Novistas » dans Global Neorealism: The Transnational History of a Film Style. University Press of Mississippi : Mississippi ; 209 à 222

67 éléments de la culture nationale populaire. Ceci implique inévitablement un regard « documentarisant » en contact avec la réalité concrète et quotidienne des Brésiliens. À ce sujet, José Carlos Avellar nous rappelle que:

The Brazilian cinema made since the early sixties has a certain documentary tone, in the sense that the artist searches for the bases of a form of expression in direct contact with the social and political context. The artist does not become and artist through academic training; cinema is not learned from the study of classical models, but rather from an immediate response to the surrounding reality. All production- fiction or documentary- is concerned with taking an esthetic model from reality itself and with mapping the country. (1982, p.334-335)

L’idée de prendre la réalité comme modèle permet d’accorder une importance capitale à l’appareil cinématographique et à son potentiel créateur. La caméra devient une arme à laquelle il faut donner ses pleins pouvoirs pour reconfigurer l’imaginaire. C’est uniquement de cette façon qu’il devient possible de faire violence à la culture dominante et exclusive. Cette nécessité de créer à partir de la réalité ouvre la porte à une nouvelle fictionnalité cinématographique et à tout un pan de la société brésilienne qui est jusque-là ignoré des discours officiels. On sort des studios et la réalité du quotidien s’immisce tranquillement dans le monde des représentations. L’heure est à descendre dans la rue avec des appareils portables et à montrer un Brésil inconnu jusque-là. Le film Iracema : Uma Transa Amazônica, comme nous le verrons, s’inscrit dans cette mouvance.

Le Cinema Novo a aussi une vocation éducative. Outre son aspect militant et révolutionnaire, les cinéastes doivent également conscientiser la population et éduquer les individus des couches populaires à regarder les images autrement. L’intrusion de la réalité quotidienne dans les images est la base de ce nouveau régime visuel qui s’oppose au cinéma exotique et commercial, celui des colonisateurs. Les mensonges des élites sont mis à l’épreuve par la vérité des images. Rocha le mentionne d’ailleurs très clairement dans son manifeste :

Le Cinema Novo est un phénomène des peuples colonisés et non une entité privilégiée du Brésil : partout où il y aura un cinéaste disposé à filmer la vérité et à affronter les normes hypocrites et policières de la censure, il y aura un germe vivant du Cinema Novo. Partout où il y aura un cinéaste disposé à affronter le commercialisme, l’exploitation, la pornographie, le technicisme, il y aura un germe du Cinema Novo. Partout où il y aura un

68 cinéaste quel que soit son âge ou son origine, prêt à mettre son cinéma et

sa profession au service des causes importantes de son temps, il y aura un germe du Cinema Novo. Voilà la définition, et par cette définition le Cinema Novo se marginalise de l’industrie parce que le compromis du Cinéma Industriel est avec le mensonge et l’exploitation. (1965, p. 125)

Or, cet élan de solidarité et cette lutte pour la reconnaissance sont abruptement interrompus par un événement majeur qui marque profondément la production cinématographique brésilienne. C’est d’ailleurs durant cette période trouble que le film de Bodansky et Senna est tourné.