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Chapitre V. Les enjeux de la quête diagnostique

B. Les mots pour le dire

Cependant, il ne faudrait pas réduire la quête diagnostique à cette volonté de déculpabilisation et de normalisation. Non seulement la recherche d’un diagnostic comporte bien d’autres enjeux, mais la recherche même des mots justes pour donner du sens aux problèmes affrontés dépasse le seul cadre d’une volonté de déculpabilisation ou de normalisation.

1 Des mots qui ouvrent des portes

Tout d’abord, obtenir un diagnostic ferme comporte différents avantages que l’on pourrait qualifier de matériels. Ainsi, beaucoup d’écoles spécialisées pour enfants handicapés en font une nécessité. C’est par exemple le cas des classes intégrées pour autistes, rares mais très recherchées en raison de leur prise en charge complète et très adaptée à ce genre de troubles. Ainsi Michèle Frusquin, ancienne hôtesse de l’air devenue femme au foyer (son mari, Bertrand Frusquin, est ingénieur), mère de Paul qui a été tardivement diagnostiqué autiste et qui fréquente aujourd’hui une classe intégrée, explique que ce retard de diagnostic lui a fait manquer beaucoup de bonnes occasions. Michèle, qui a fait un mariage hypergamique avec un ingénieur fils de général et de médecin (elle-même est issue d’une famille de commerçants) est une amie de Florence Chatrian (médecin, comme son mari), qu’elle a rencontrée lorsque leurs deux enfants (Paul et Grégoire) étaient ensemble dans un hôpital de jour. Depuis, Paul, dont les difficultés se sont révélées plus sérieuses que celles de Grégoire, a intégré cette classe pour enfants autistes (après diverses autres tentatives et notamment un échec lors de la semaine d’essai à ABC École), tandis que Grégoire était

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orienté vers des écoles spécialisées, privées et hors contrat (l’École du Plateau puis ABC École). Voici comment Michèle analyse les effets du diagnostic tardif de son fils :

« Mais j’ai eu toujours l’impression que (hésite) la dame de l’hôpital de jour a toujours eu du mal à poser… (hésite) autiste, enfin pour elle, c’était pas quelque chose de sûr, quoi, en fait. Donc ça a été assez tard, (cherche ses mots) enfin oui, on a vraiment eu un diagnostic – enfin si on peut appeler ça un diagnostic – très très très tardif. Ce qui fait que bon, on a raté – (remet en question son expression) enfin ‘on a raté’ – des écoles comme ça, qui auraient peut-être pu prendre Paul plus tôt, et qui étaient plus… (s’arrête) et puis pas aller à l’hôpital de jour, mais bon, pftt ! c’est comme ça. »

Au-delà de l’exemple de l’autisme, d’autres établissements imposent un diagnostic particulier (trisomie, retard mental avéré) pour intégrer un enfant, ou au moins accueillent prioritairement ceux qui en sont pourvus.

Ensuite, un certain nombre de démarches administratives permettant d’avoir accès à des ressources et avantages compensatoires sont grandement facilitées par l’obtention d’un diagnostic médical, qui peut par exemple avoir une influence sur le taux d’invalidité. Le cas de Charles, né en 1989, le montre bien puisqu’après des années de bataille auprès de la CDES (Commission départementale d’éducation spéciale) pour obtenir un taux d’invalidité de 80 %2, sa mère, Marie Masure (enseignante, mère célibataire), a finalement obtenu gain de cause (en 2002) peu après que le syndrome d’Angelman de son fils a été identifié (en 2001). Elle relie elle-même les deux événements lors de notre premier entretien, en novembre 2002.

« Alors là, on a eu du mal, mais ça y est (léger rire), on a le 80 % (cherche ses mots) et la carte d’invalidité depuis là, le mois d’octobre.

Avant, c’était entre 50 et 80 ?

50 %, voilà, il était à 50 %. Et donc j’avais fait des demandes, mais qui ne m’avaient pas été accordées. Mais en fait là je pense, qu’on ait su le syndrome, ça a débloqué des verrous, ça a ouvert des portes. »

2 Des mots pour donner du sens

Au-delà des avantages les plus matériels qu’ils fournissent, les discours des professionnels, et notamment les diagnostics qu’ils sont susceptibles de formuler, fournissent

aux personnes qui les reçoivent des mots pour nommer des difficultés dont il est souvent difficile de parler. Prenons le cas de Mathias Roussel, né en 1988. Ses parents habitent avec lui et ses trois frères et sœurs (Mathias est le troisième) en banlieue parisienne, à une trentaine de kilomètres de Paris. Son père, Alain Roussel, est directeur des ressources humaines dans une grande entreprise et sa mère, Christiane Roussel, ne travaille pas (elle est docteur en pharmacie et a exercé en tant que pharmacienne). Je me rends deux fois chez eux pour deux longues séries d’entretien : la première fois en février 2004, c’est-à-dire après avoir terminé mon DEA et fait circuler une synthèse de mon mémoire à l’école. Le déroulement « en série » des entretiens, avec un nombre important de membres de l’entourage de Mathias, montre combien les Roussel ont investi dans une vie familiale dense et intégrant un cercle relativement large de parents. Ils ne sont pas du tout gênés par ma présence et m’intègrent par petites touches à l’univers familial.

Mathias est né en 1988, légèrement prématuré (cinq semaines), avec une petite malformation facilement opérable (un hypospadias3). Au bout de quelques mois, on découvre que ses conduits auditifs sont très étroits et qu’il aura une surdité de degré difficile à évaluer, qui s’est finalement avérée importante. Mathias est donc appareillé au bout de quelque temps et fait son entrée en maternelle tout en étant bientôt suivi parallèlement dans un CAMSP (Centre d’action médico-sociale précoce4), où il fait notamment de la psychomotricité. À la fin de la grande section de maternelle, les professionnels qui le suivent au CAMSP et les membres d’une commission d’orientation proposent aux parents de Mathias de l’orienter dans un institut spécialisé. Ils refusent et finissent par obtenir un maintien en grande section grâce à un appui de l’Inspection générale. Pendant cette deuxième année de grande section, la grand- mère maternelle de Mathias tombe sur un article présentant les travaux du docteur Dehler5 sur les troubles de type aphasique. Elle en parle à sa fille qui trouve elle aussi des ressemblances avec le cas de Mathias. Alain et Christiane décident donc de contacter Mme Dehler, qui diagnostique effectivement des troubles de type aphasique et leur parle d’ABC École, avec qui elle entretient des liens assez étroits et à qui elle adresse un certain nombre d’enfants (ses directrices ayant notamment suivi des cours de Mme Dehler). Voici ce que pense Alain de ce diagnostic :

« La découverte de l’aphasie, ça a été important parce que (cherche ses mots) bon, on a découvert les choses les unes après les autres : la surdité… (se reprend) enfin ‘c’est

2 L’obtention d’un taux d’invalidité supérieur ou égal à 80 % donne droit à la carte d’invalidité, qui permet

notamment d’avoir une demi-part supplémentaire pour le calcul de l’impôt sur le revenu et la carte européenne de stationnement (ex macaron GIG/GIC (grand invalide de guerre / grand invalide civil)).

3 Voir le glossaire en annexe. 4 Voir le glossaire en annexe.

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important’ ; ce qui était important, c’est de pouvoir mettre un mot derrière un handicap. En fait, on se rassure aussi en sachant. Alors on se rassure ou on se rassure pas mais du moins, on a une plus grande sérénité en disant : ‘Ben voilà, on a mis un nom sur un handicap, on est capable de comprendre. On comprend (insiste sur ce mot) pourquoi il réagit de cette façon. On comprend pourquoi il a son langage à lui qui est pas le nôtre, qui d’ailleurs… (s’arrête)’ Bon ben après, on apprend à vivre avec. »

« Mettre un mot » sur des difficultés, c’est non seulement pouvoir en parler plus facilement à autrui, mais c’est aussi normaliser ces difficultés en leur donnant, pour soi- même, du sens. Dans les sociétés occidentales, le pouvoir des professionnels de la santé est suffisamment assis pour que leur discours ait une force d’imposition supérieure aux autres discours. Obtenir un diagnostic de la part d’un professionnel, c’est obtenir un (ou plusieurs) mot(s), mais surtout un mot qui compte, lourd de sens et de pouvoir explicatif et normalisateur. Ce qui ne veut néanmoins pas dire, comme on le verra par la suite, que seuls comptent les mots des professionnels de la santé.

3 La quête diagnostique, une démarche active

Comme on le voit bien dans le cas des Roussel, la quête d’un diagnostic peut être active et s’étaler sur une longue période. Anselm Strauss et Juliet Corbin présentent à propos des maladies chroniques ce qu’ils appellent la « quête diagnostique » (« diagnostic quest ») comme un enchaînement de différentes étapes : d’abord le pré-diagnostic (« prediagnosis »), puis l’annonce du diagnostic (« announcement »), puis le post-diagnostic (« postdiagnosis ») [Corbin and Strauss, 1988, p. 22-32].

« The diagnostic period that almost always accompanies chronic illness is conceptualized as the diagnostic quest. The three phases of this quest are the prediagnostic, the announcement, and the postdiagnostic, or filling-in. Each phase may be long or short and requires many types of diagnostic-related work, including work by victim and spouse. Diagnostic limbo is the biographical uncertainty and resulting setting aside of the present and future biography that so often accompany this period.6 » [Corbin and Strauss, 1988, p. 31]

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La spécialiste des troubles de type aphasique dont j’ai déjà parlé.

6 « La période diagnostique qui accompagne presque toujours la maladie chronique est ici théorisée sous la

forme de la quête diagnostique. Les trois phases de cette quête sont le pré-diagnostic, l’annonce et le post- diagnostic ou complément diagnostique. Chaque phase est de durée variable et nécessite de nombreuses formes de travail diagnostique, y compris de la part de la victime et son conjoint. Les limbes diagnostiques désignent

Même s’ils donnent de la souplesse à leur modèle en indiquant que plusieurs quêtes diagnostiques peuvent avoir lieu successivement et que la quête peut se prolonger au-delà de l’annonce7, il me semble qu’il faut, pour en saisir toute l’ampleur, élargir la quête diagnostique à l’ensemble des démarches, matérielles et mentales, entreprises par des personnes désireuses de donner du sens à ce qu’elles perçoivent comme un problème de santé non élucidé. Dans le cas d’Alain Roussel, on sent que malgré le réconfort que lui procure le diagnostic de troubles de type aphasique, sa quête diagnostique n’en est pas pour autant achevée dans la mesure où il pense qu’il n’« y a pas que ça ». Peut-être sa quête s’arrêtera-t- elle par une résignation à n’en pas savoir davantage, mais elle n’est en tout cas pas terminée au moment de cet entretien.

D’autre part, la quête d’un diagnostic est une démarche active comportant une marge de manœuvre importante de la part de ceux qui l’entreprennent. On peut bien sûr s’estimer satisfait d’un diagnostic, voire d’une absence de diagnostic, plus ou moins tôt. Mais on peut aussi orienter ses recherches d’un côté ou d’un autre, en fonction de ses convictions, de ses souhaits, de ses craintes. Ainsi, les Roussel ont rapidement évacué l’hypothèse de problèmes d’origine psychologique et se sont plutôt orientés vers des hypothèses génétiques et neurologiques. Au CAMSP (Centre d’action médico-sociale, précoce), les professionnels qu’ils avaient rencontrés avaient pourtant mis en avant l’hypothèse d’une origine psychologique aux troubles de Mathias, mais Alain et Christiane se sont vivement opposés à cette approche et se montrent tous deux très durs envers les psychologues.

« Christiane : Je me suis enguirlandée avec elle aussi [la psychologue du CAMSP], je dois vraiment avoir mauvais caractère ! Un jour, (cherche ses mots) elle me convoque, la psy, puis elle me dit : ‘Qu’est-ce que vous envisagez comme avenir pour Mathias ?’ Je dis : ‘Je sais pas, Polytechnique.’ Alors elle me regarde avec un air, comme si elle avait pas bien compris. Je dis : ‘Oh ! non, Sciences Po, c’est mieux, mon mari a fait Sciences Po, (cherche ses mots) c’est quand même beaucoup plus intéressant, je pense, que Polytechnique, puis peut-être plus adapté pour Mathias.’ Alors elle avait les yeux

l’incertitude biographique et la mise entre parenthèses qui en découle du présent et de l’avenir biographiques, qui accompagnent fréquemment cette période. » (c’est moi qui traduis).

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« The diagnostic limbo may continue into this postdiagnostic phase because often there are still many unanswered questions and uncertain elements. Armed with a diagnosis but uncertain about the extent of physiological involvement or what form of treatment should be undertaken, some people relate their situation to what they have heard or read about others who have the same or similar diagnoses. » [Corbin and Strauss, 1988, p. 30] « Les limbes diagnostiques peuvent se poursuivre durant cette phase de post-diagnostic car beaucoup de questions sans réponses et d’éléments incertains subsistent en général. Armé d’un diagnostic mais ne connaissant pas l’ampleur de l’atteinte physiologique ou la forme du traitement qui devrait être mis en place, certains rapprochent leur situation de ce qu’ils ont lu ou entendu à propos d’autres personnes ayant reçu un diagnostic similaire ou approchant. » (c’est moi qui traduis).

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exorbités, la pauvre. Je lui dis : ’Mais qu’est-ce que vous me posez comme question, là ? Franchement ! Qu’est-ce que j’envisage comme avenir pour Mat ? D’aller au plus loin !’ Alors je lui dis : ‘Vous me posez la question pour ma fille aînée qui a cinq ans de plus. Je vous dis : ‘Polytechnique’. Et elle, arrivée en troisième, elle me dit : ‘Non non, je veux être coiffeuse’. On les connaît pas, nos enfants, ils seront ce qu’ils seront ! Alors avec un enfant comme Mathias, encore plus.’ (…) L’IMP8 de Marne-la-Vallée, donc j’y suis allée, j’ai discuté avec le directeur qui était tout à fait charmant et quand je lui ai dit : ‘Et pour la scolarisation, comment ça se passe ?’ Il me dit : ‘Ah ! mais Madame, c’est pas vous qui décidez. C’est l’équipe pédagogique qui décide.’ ‘Ah ! j’ai dit, alors si c’est l’équipe pédagogique, ben vous n’aurez pas mon fils. Parce que moi, mon fils, il sera scolarisé. Il a six ans, je vais chercher une solution, l’école est obligatoire pour tous les enfants, mon fils ira à l’école.’ »

Campés sur leurs solides bases familiales et intellectuelles9, Alain et Christiane sont des gens qui résistent. Aux orientations qu’on leur propose et aux psychologues en particulier, qu’ils associent d’ailleurs aux instituts dont ils ne veulent pas pour leur fils. Alain a d’ailleurs sa théorie sur la question :

« Alors bon, j’ai pas encore beaucoup cherché, j’ai pas été encore creusé sur les possibilités – je suis sûr que j’en trouverai – pour donner à Mathias un environnement le plus adéquat possible et qui corresponde à son handicap. Pour autant, je trouve qu’on n’est pas aidé. (…) Y’a pas les infrastructures, y’a pas de réflexion (cherche ses mots) au niveau de la société. (…) Et puis pour l’anecdote et pour conclure, si vous voulez, je pense qu’on n’est pas aidé par les psycho, (cherche ses mots) par tous ces gens qu’on met dans ces structures éducatives, qui comprennent pas grand-chose à la vie, en général – ils comprennent certainement très bien la leur, ça j’imagine – mais qu’ont énormément de mal à se mettre à la place des autres, très dogmatiques dans leur approche, absolument pas… (se reprend) donc psychologues manquant beaucoup de psychologie, hein ? bon. (…) Nous, on s’est tout de suite dit qu’on allait se battre, on est assez pugnaces, mais combien se battent ? (…) Lorsqu’on est face à des parents qui sont (hésite) pas bien dans leur tête – parce que c’est dur à porter, quand même, un enfant handicapé – ce qu’on est en droit d’attendre de ces gens-là qui sont soi-disant des spécialistes, et en qui initialement on va mettre toute notre confiance – initialement ! – c’est qu’ils aient cette capacité d’écoute et cette empathie minimum pour pouvoir justement essayer de

8 Institut médico-pédagogique (voir le glossaire en annexe)

9 Je rappelle qu’Alain Roussel est DRH dans une grande entreprise, que Christiane Roussel a un doctorat de

pharmacie et qu’ils sont fiers de la solidarité et de l’esprit de corps qui règnent dans leur famille, y compris étendue.

comprendre ce qui se passe dans la tête des parents et apporter des solutions qui soient les bonnes solutions, les solutions ad hoc. Et on est face à des dogmatiques. »

Pourtant, il serait évidemment faux de penser que les parents mènent leur quête diagnostique comme bon leur semble et choisissent parmi différentes approches diagnostiques celle qui leur convient. La quête diagnostique est aussi faite de contraintes et ses résultats ne sont pas toujours, voire rarement, à la hauteur de ses espérances.