• Aucun résultat trouvé

Les parents des enfants et adolescents ayant des difficultés intellectuelles ne sont pas les seuls à en parler. Les journalistes et les hommes politiques peuvent ainsi prétendre à une parole légitime sur ce terrain. Mais ceux dont la parole est sûrement la plus écoutée, a le plus de force et de pouvoir de coercition sur ceux qui l’écoutent, sont les professionnels plus ou moins spécialistes de l’enfance handicapée, c’est-à-dire les médecins (en particulier les psychiatres), les psychologues, les psychanalystes mais aussi les orthophonistes, psychomotriciens, ergothérapeutes, éducateurs, rééducateurs et d’autres encore [Gardou, 1997] dont le statut professionnel, garantissant symboliquement leurs connaissances sur les « sujets » qui les concernent, est un gage de compétence et donc de légitimité à parler et à être écouté [Hughes, 1996b].

Les parents que j’ai rencontrés sont tous en interaction avec des professionnels du secteur de l’enfance handicapée. Face aux diagnostics, aux explications, aux conseils, mais aussi aux silences, fournis par ces professionnels, ils ne sont pas dépourvus de toute marge de manœuvre et se construisent au contraire leur propre façon de penser et de dire les problèmes de leurs enfants. Cette partie est consacrée à réfléchir au statut, aux significations et aux conséquences de ces manières de penser et de dire, qui sont liées à des façons de faire, par rapport aux discours professionnels. Les questions les plus évidentes qui se posent portent sur les interactions entre discours parentaux et discours professionnels : en quoi les premiers sont une reprise, une traduction ou au contraire manifestent une opposition aux discours professionnels ? Quelles formes de résistance aux discours professionnels peuvent exister de la part des parents, et de quels parents ? Quels sont les enjeux des relations entre parents et professionnels ? Bref, en quoi les discours profanes diffèrent-ils des discours professionnels ?

Cette façon de poser la question de l’opposition profanes/professionnels n’est pourtant pas entièrement satisfaisante, et ceci pour au moins trois séries de raisons. La première concerne l’opposition sous-jacente entre discours et pratiques. Ainsi posée, la question semble en effet concerner le seul domaine discursif, qui renvoie aux stratégies argumentatives et aux représentations, inconscientes ou non, sur lesquelles elles s’appuient. Or, de même que les discours professionnels (en particulier dans le cas du diagnostic) sont tout entiers tournés vers une pratique médicale (à tel point qu’un diagnostic qui n’ouvre aucune possibilité thérapeutique est souvent tu), les discours parentaux sont d’emblée pris dans des décisions à la fois ponctuelles (le choix d’une forme de prise en charge institutionnelle, par exemple

scolaire, qui fera l’objet de la troisième partie) et quotidiennes (les choix d’organisation domestique autour de l’enfant, qui feront l’objet de la quatrième partie). Se pencher sur les discours parentaux et leurs relations avec les discours professionnels, ce n’est donc aucunement renoncer à une sociologie des pratiques, comme le fait remarquer Anne Paillet à propos d’autres discours, ceux des professionnels de la réanimation néonatale :

« Les multiples sortes de discours, de catégories et de mots qui sont chaque jour mobilisés dans un service hospitalier font partie du tissu même des pratiques. (…) C’est non seulement parce qu’elle est en soi une ‘pratique’ que la ‘parole sur la pratique’ fait partie intégrante de mes matériaux, mais aussi parce qu’elle est une ‘parole sur la pratique’. » [Paillet, 2007, p. 110-111].

Et plutôt que de m’intéresser aux « représentations » des uns et des autres, comme si le stock d’images sociales utilisables par la pensée était donné en dehors de tout contexte, je préfère parler de « théories diagnostiques », qui mettent d’emblée l’accent sur le lien entre manières de penser, de dire et de faire. Ce sera l’objet de l’ensemble de la partie de préciser petit à petit ce que j’entends par « théories diagnostiques » et de décrire les grandes modalités des théories diagnostiques parentales.

En second lieu, l’idée d’une opposition entre discours professionnels et discours profanes me pose problème dans la mesure où elle réifie l’opposition entre ces deux vastes ensembles. Pour commencer, il n’est pas du tout sûr que le qualificatif de « profane » s’applique bien aux parents d’enfants dits handicapés mentaux. Les caractériser ainsi, c’est gommer la différence de position primordiale qui les sépare de tous ceux qui n’ont pas affaire directement au handicap, que l’on peut aussi qualifier de profanes et qui peuvent aussi tenir des discours sur le handicap. C’est finalement nier qu’en dehors du monde professionnel, il puisse exister des connaissances, des savoirs spécifiques, qui naissent par exemple d’une fréquentation quotidienne de l’enfant. Mais opposer profanes et professionnels, c’est aussi nier, ou en tout cas minimiser, l’extraordinaire hétérogénéité interne qui caractérise ces deux ensembles. D’un segment professionnel à l’autre comme d’une famille à l’autre (par exemple selon le milieu social d’appartenance), les discours sur des adolescents dits handicapés mentaux varient très fortement. Et au sein même d’un couple parental, il n’est pas rare que des divergences de vue importantes sur la façon de considérer les problèmes de l’enfant existent. Malgré ces réserves, je centrerai malgré tout le propos dans cette deuxième partie sur ce qui oppose, du fait de leurs positions différentes, parents et professionnels. Sans nier l’hétérogénéité de ces deux ensembles, ni ravaler les parents au rang de simples profanes, je m’attarderai dans cette partie sur les différences de point de vue entre parents et

95

professionnels, en renvoyant aux parties suivantes une analyse plus fine des différences de point de vue entre parents.

Enfin, mettre l’accent sur l’opposition entre discours profanes et discours professionnels pousse souvent, dans une logique interactionniste au sens restrictif, à faire l’impasse sur la genèse de ces discours, sur les conditions historiques et sociales qui les ont modelés et qui expliquent en partie leur forme actuelle. C’est pourquoi je propose de faire, dès le prochain chapitre, un détour par l’histoire qui permette de saisir, dans le prolongement des analyses de la première partie, en quoi le handicap mental d’un enfant est quelque chose de fortement « problématique » (toujours au sens de Michel Foucault) pour ses parents, quelque chose qui inspire honte et culpabilité, en particulier pour les mères. Cette culpabilité peut être considérée comme l’une des racines, l’un des moteurs de la « quête diagnostique », pour reprendre l’expression d’Anselm Strauss et Juliet Corbin [1988], dans laquelle se sont lancés tous les parents que j’ai rencontrés, et qui fera l’objet du chapitre 5. Les deux derniers chapitres se centreront plus directement sur les relations entre parents et professionnels, d’abord vus en termes d’opposition (chapitre 6), puis plus largement en termes d’interaction, ce qui permettra d’introduire la notion de théories diagnostiques (chapitre 7).

97