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Chapitre V. Les enjeux de la quête diagnostique

A. Le pouvoir normalisateur des diagnostics médicau

La culpabilité peut être directement un moteur important de la quête diagnostique dans la mesure où la découverte d’une origine médicale aux problèmes de son enfant peut permettre de s’assurer que ses difficultés ne viennent pas d’erreurs que l’on a soi-même commises, comme l’exprime clairement ci-dessous Anne-Marie Plastrier (mère au foyer qui a fait une école de commerce ; son mari est directeur commercial) ; son fils, Damien, né en 1988, apparaît plus jeune que son âge, est plutôt petit, porte de grosses lunettes et présente un aspect physique légèrement particulier. Il a des difficultés de compréhension, un important

retard scolaire et se montre, pour le moins, peu docile avec les adultes. Damien n’a jamais été diagnostiqué, malgré les nombreuses recherches approfondies entreprises par ses parents.

« Et du côté plus médical, vous aviez parlé des tests etc., alors là…………

Ben ouais. Ils ont rien vu d’anormal, rien. (…) On a eu les caryotypes, y’avait rien de complètement (hésite) anormal. Et là c’est pareil, c’est que d’ailleurs j’aurais préféré moi

(insiste sur ce mot) qu’on puisse voir quelque chose pour qu’on puisse (cherche ses

mots) Savoir…………

Oui ! Parce qu’en fait, (cherche ses mots) finalement à travers votre question, y’en a une autre, c’est (cherche ses mots) on cherche à savoir, pourquoi ? pourquoi ? Et alors ma femme là-dessus culpabilise complètement parce qu’elle a eu des fibromes quand elle attendait Damien et que le gynéco avait dit : ‘Non non, c’est pas la peine d’enlever les fibromes, l’enfant arrivera quand même à trouver sa place etc.’, bon, c’était des fibromes qui étaient quand même relativement importants, y’a eu la naissance de Damien, bon, telle qu’on en parle, et ce qui est vrai, c’est que (hésite) un, je pense que ma femme a culpabilisé d’une manière ou d’une autre sur Damien, ça j’en suis sûr, et pourtant (hésite) enfin moi je fais tout en disant : ‘Bon, attends, c’est comme ça, c’est comme ça ! Quand on aura cherché la cause, ça nous fera une belle jambe.’ Mais de chercher quand même pourquoi (insiste sur ce mot) Damien est comme ça. Alors y’a eu (cherche ses mots) un accouchement qui a été particulièrement difficile, parce que ça a été (cherche ses mots) une véritable boucherie. (…) Mais que ma femme ait par rapport à ça un sentiment de culpabilité, ça (cherche ses mots) je le crois. »

Ici encore, biologisation de la maternité et médicalisation de la grossesse se conjuguent pour engendrer chez Anne-Marie Plastrier un sentiment aigu de culpabilité qui se manifeste notamment par une interrogation lancinante sur l’origine des problèmes de Damien et l’espoir d’obtenir un diagnostic qui l’absolve de toute faute. D’une manière plus générale, cette recherche d’un diagnostic « déculpabilisant », prouvant par exemple que le comportement de l’enfant n’a rien à voir avec le comportement de sa mère pendant sa grossesse ou encore avec une éducation défaillante, a quelque chose à voir avec les propriétés sociales de tout diagnostic médical. C’est ce que montre Eliot Freidson, qui s’appuie dans un premier temps sur la définition donnée par Talcott Parsons [1955b] du « rôle du malade » :

« Parsons continue son étude sur la signification sociale de la maladie en traçant ‘le rôle du malade’. Il en définit quatre aspects spécifiques : 1) L’incapacité de l’individu en question est considérée comme hors de l’exercice de son propre choix, de sorte qu’il n’en

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est pas tenu pour responsable. Pour qu’il guérisse, il ne suffit pas qu’il le veuille, un traitement est nécessaire. 2) Son incapacité est une raison déterminante pour qu’il soit

exempté de ses obligations normales. 3) Être malade, c’est donc être capable de dévier

légitimement, mais la légitimation est soumise à la condition que celui qui souffre reconnaisse qu’il est indésirable d’être malade, que c’est quelque chose dont il se sent tenu de se débarrasser. 4) Du moment qu’elle ne peut aller mieux elle-même, on attend de la personne souffrante qu’elle cherche une aide compétente et qu’elle coopère avec les tentatives faites pour la soulager. » [Freidson, 1984, p. 231-232]

Dans le cas du handicap mental, qui comporte certains aspects communs avec les maladies, l’exemption des obligations sociales se traduit par le fait qu’on « excuse » le comportement de personnes que l’on sait handicapées mentales, notamment en n’imputant pas, dans le cas d’enfants, leur « déviance », pour reprendre le vocabulaire d’Eliot Freidson et des auteurs interactionnistes de son époque, à une faute commise par lui-même ou ses parents. Dans la suite de son texte, Eliot Freidson revient sur cette définition générale et l’amende sur plusieurs points, en montrant notamment que cette exemption des obligations sociales normales varie en fonction du degré de gravité imputé à la déviance. D’autre part, le fait que cette exemption ne soit selon Talcott Parsons accordée qu’à condition que le malade fasse tout ce qu’il peut pour retrouver un état « normal » ne convient pas du tout à l’étude des maladies chroniques, dont le handicap mental se rapproche fortement. Dans ce cas, la légitimité accordée est inconditionnelle mais ce sont alors les limites dans lesquelles on accepte ce comportement qui deviennent variables.

Toujours est-il que ce mécanisme d’exemption reste applicable au cas du handicap mental, si bien que certains enquêtés formulent explicitement cet « avantage » du diagnostic, comme Christophe Héry (enseignant), le père de Pierre-Yves1 (troubles de type aphasique, lenteur, difficultés de compréhension), lors de notre unique entretien.

« Bon, on évite quand même le mot handicapé, sauf quand (hésite) je ne veux pas dire quand on veut attirer la commisération, mais quand on veut que les gens réalisent que c’est sérieux, là on parle de handicap, on a un enfant handicapé, point. Donc il peut y avoir des circonstances où pour faire bref ou (hésite) peut-être pour excuser certains comportements ou les expliquer sans que les gens demandent des détails et sans avoir l’air d’avoir un enfant mal élevé, enfin il peut y avoir des raisons de cet ordre. (cherche

ses mots) Ou pour expliquer aux gens qu’il faut pas le juger comme un autre. »

1 Je renvoie une nouvelle fois au tableau récapitulatif présenté à la fin de chaque partie (chapitre 7 pour la partie

La volonté de normaliser au maximum l’état ou le comportement de l’enfant, même quand cela n’est possible qu’a minima, c’est-à-dire en acceptant un diagnostic parfois lourd de conséquences, provient donc directement de la culpabilité, de la honte plus ou moins souterraine que les parents d’adolescents dits handicapés mentaux ressentent du fait de la problématisation du handicap mental. Ce désir de normalisation a déjà été mis en évidence par d’autres, aussi bien dans des cas de handicap [Roskies, 1972 ; Voysey, 1975] que de maladie chronique [Strauss et alii, 1984]. Je le retrouve à mon tour de manière explicite dans nombre des cas que j’ai étudiés.