• Aucun résultat trouvé

Les morts du jeu de rôle numérique

Dans le document Université de Montréal (Page 65-68)

Chapitre 2 – Bilan historiographique

2.8 Les morts du jeu de rôle numérique

J’estime qu’il est nécessaire d’accorder une section spécifique à une prophétie récurrente, soit celle de la « mort » du RPG. Celle-ci a été traitée à plusieurs reprises par les historiens. Bien que certaines de ces morts tiennent plus de la spéculation, cette récurrence dans le discours demande que l’on s’y attarde. En revanche, plutôt que « morts », je crois qu’il est plus adapté de parler de

« crises ». Il a été possible d’en répertorier trois principales : le creux de la production durant les années 90, l’avènement du jeu en ligne annonçant l’obsolescence du jeu à un joueur à l’ère moderne et enfin la stérilité de la production japonaise à l’approche de l’ère moderne.

La crise des années 90, qui s’étend grossièrement sur la décennie, a été caractérisée par une variété de phénomènes : des fermetures de studios à succès qui avaient développé de grands jeux par le passé, des sorties de jeux remplis de bugs et d’autres problèmes techniques, et enfin une maigre sélection de nouveaux jeux, dont certaines sorties recyclant beaucoup d’éléments de jeux précédents, amenant une certaine stérilité. Les fermetures d’Origin Systems, Interplay et Strategic Simulations Inc., grands développeurs de RPG (respectivement de la série Ultima et des jeux de la licence d’Advanced Dungeons & Dragons) avaient effectivement l’allure d’un prélude à l’apocalypse :

SSI, Origin, and Interplay—the three biggest names in the industry—went from making the best CRPGs to the worst. It was a time when even diehard fans turned their backs on their hobby, fed up with the stinking, bug-infested games piling up in the local bargain bins. The very words role-playing game were enough to trigger critics, who never tired of proclaiming the death of CRPGs. (Barton et Stacks 2019, p.299)

D’une autre part, les multiplications de problèmes techniques pouvaient provenir de temps de développement écourtés ou d’instabilités causées par des nouvelles technologies difficilement intégrées. Cette période de chevauchement technologique (évoquée plus tôt, section 2.4.1) témoigne d’une transition difficile et qui ne se produit pas au même rythme dans tous les secteurs de l’industrie. La notion de « recyclage » ici concerne surtout la réutilisation de

54

moteurs de jeux. En réutilisant le même moteur de jeu pour plusieurs jeux différents, il est possible de les développer à moindre coût, beaucoup plus rapidement, au risque de tomber dans la désuétude par rapport à d’autres jeux plus avancés technologiquement. Par exemple, les jeux issus de la Gold Box de SSI étaient reconnus pour utiliser le même moteur de jeu (Barton et Stacks 2019, p.301). L’ensemble de ces facteurs contribue à donner un portrait global d’un genre stérile (en raison d’un faible volume de jeux, dont les seuls représentants sont soit de piètre qualité ou sortant d’un moule vieillot) et en voie d’extinction (en raison des nombreuses fermetures et faillites d’entreprises qui, quelques années plus tôt, étaient en pleine croissance). Cela étant dit, cette crise n’est applicable que pour le jeu de rôle numérique sur ordinateur, puisque cette même période correspond à une effervescence de contenu sur consoles et plus spécifiquement, les innovations culminant à Final Fantasy VII (voir section 2.3.3.2 ; 2.6.3). Évidemment, le jeu de rôle numérique sur ordinateur a eu un second souffle après cette période, mais il s’agit d’une première instance de « crise » répertoriée.

L’obsolescence du jeu de rôle numérique à un joueur a été anticipée pour deux raisons durant les années 2000-2010. D’une part, l’arrivée du jeu multijoueur en ligne était vue comme strictement supérieure au RPG à un joueur, puisqu’il gardait toutes les possibilités de calculs, mais ramenait une composante sociale du jeu de rôle sur table et un monde continu, sans limites et sans « fin » définitive (Barton 2008, p.431-433). D’autre part, il a été anticipé que le jeu de rôle numérique ne survivrait pas aux impératifs économiques de l’ère moderne, car le jeu de rôle numérique est considéré comme un genre dispendieux et long à produire (Lucas 2014, p.286 ; Barton et Stacks 2019, p.419). Or, si le MMORPG a gagné une popularité fulgurante entre la fin des années 1990 et le début 2000, très peu de ces jeux ont pu se qualifier comme grands succès commerciaux. Le monde du jeu de rôle numérique est jonché d’échecs lors de cette période de ruée vers l’or, seuls quelques jeux ayant pu s’élever au-dessus de la masse. Pour chaque World of Warcraft (Blizzard, 2004), il y a des Tabula Rasa (Destination Games, 2007), Warhammer Online : Age of Reckoning (Mythic Entertainment, 2008) ou City of Heroes (NCSoft, 2004), qui n’ont pas perduré ou se sont conclus par la fermeture des serveurs suite à des échecs commerciaux. Cela dit, la seconde édition de Dungeons & Desktops vient relativiser beaucoup des appréhensions de la première édition, notamment grâce à l’arrivée de plateformes de distribution et de

55

financement alternatives permettant le développement de RPG pour tous les budgets et toutes les plateformes (Barton et Stacks 2019, p.528-530 ; Lucas 2014, p.289-291).

D’autres soubresauts ont également été notés dans l’histoire, comme la crise identitaire du RPG japonais moderne, prisonnier de modèles dominants (Lucas 2014, p.292-294), installés par ce que Fowler appellerait des œuvres paradigmatiques. Bien que ces morts annoncées ne se soient pas nécessairement concrétisées, il demeure pertinent de constater que ces crises occupent une place importante dans l’histoire.

Ce bilan historiographique est maintenant complété. En commençant par considérer les lieux d’écriture des historiens, il a été possible de repérer certaines perspectives qui ont teinté leur écriture de l’histoire. Par la suite, le chapitre a suivi l’histoire du jeu de rôle numérique, de ses précurseurs à l’ère moderne. Cette démarche a permis de dégager trois enjeux majeurs dans l’histoire du RPG :

Le jeu de rôle numérique a été en crise(s)

Le jeu de rôle numérique est passé par des transformations esthétiques majeures o Une transformation narrative

o Une transition vers le jeu d’action en temps réel

Le jeu de rôle numérique s’est défini en grande partie par des développements technologiques o En effectuant une distinction basée sur une région de production ou d’une plateforme o En plaçant le jeu de rôle numérique comme moteur d’innovation et de progrès

Ces enjeux décrits par les historiens sont donc les guides qui vont orienter la recherche historique détaillée au chapitre 3 dont les résultats sont décrits au chapitre 4.

56

Dans le document Université de Montréal (Page 65-68)