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Les considérations narratives

Dans le document Université de Montréal (Page 52-55)

Chapitre 2 – Bilan historiographique

2.6. Les considérations narratives

Il a été évoqué plus tôt (section 2.3.3.2) que les jeux de rôle numérique japonais ont apporté une dimension narrative au RPG à partir des premiers jeux occidentaux desquels ils s’étaient inspirés. Cet aspect gagne en ampleur et en importance dans l’histoire du jeu de rôle numérique. Il n’est, en revanche, pas une exclusivité japonaise.

2.6.1 La narration dans le jeu de rôle sur table

Lorsque nous avons laissé de côté le jeu de rôle sur table (soit vers le milieu des années 70), la pratique narrative était très secondaire par rapport au combat tactique très près du wargaming. Le virage narratif que prend l’industrie du jeu de rôle, selon Shannon Appelcline, commence à prendre place en 1984, année retenue par une multiplication de publications orientées vers une tendance narrative (Appelcline 2014a, p.3). Un exemple phare de cette période concerne TSR qui engage les auteurs Margaret Weiss et Tracy Hickman pour rédiger des

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« modules », c’est-à-dire des guides d’aventures faits pour être utilisés par des maîtres de jeux.

Or, ces aventures, plutôt que de simplement être des explorations de donjons avec un « dragon du mois17 », vont plutôt raconter une histoire plus large et structurée. Ces aventures ont par la suite été adaptées en romans (par les mêmes auteurs) dans le cadre d’une expansion médiatique par TSR (Appelcline 2014a, p.60-61). Ces différents textes, rassemblés sous le nom de la franchise Dragonlance, montrent bien qu’une forme de virage vers la fiction a commencé à ce moment-ci.

(Feasson 2017, p.5).

Si cette « révolution narrative » nommée par Appelcline est datée de 1984, la parution antérieure de Call of Cthulhu (Chaosium, 1981) atteste du début de cette révolution : « Call of Cthulhu also changed the way people thought about roleplaying – not just because of its adaptation of a new genre, but also because it suggested a whole new sort of adventure, where players investigated mysteries rather than just blindly hacking and slashing their ways through dungeons. » (Appelcline 2014a, p.259).

Un autre indice de cette transition peut être observé dans la distinction entre les publications d’aventures ponctuelles et les développements des univers fictionnels. Appelcline note que durant la période 80-89, l’intérêt principal est avant tout pour ces aventures ponctuelles, tandis que les univers de jeu sont encore très vaguement détaillés (Appelcline 2014b, p.354-355). Ces mêmes aventures ponctuelles sont avant tout portées par leur localisation (un temple perdu, une crypte maudite, etc.). Or, on voit dans les années qui suivent la parution de Call of Cthulhu une augmentation de publications élargissant les univers de fiction des jeux de rôles sur table : « (…) it was ICE’s Middle-earth (1982) and Columbia’s Hârn (1983) that really offered a new direction for role-playing through a constant publication of background material.

TSR finally recognized this new direction and made it an industry standard in the late ‘80s. » (Appelcline 2014b, p.355).

La concrétisation de cette « révolution narrative » est fort probablement la mieux incarnée par la publication de Vampire : The Masquerade (White Wolf Publishing, 1991). Ce jeu

17 C’est-à-dire d’aventures somme toute très simples (exploration d’une crypte, d’une montagne, etc.) et avec comme ennemi final un nouveau dragon.

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offrait un univers complexe et riche, axé sur les intrigues politiques et sur les conflits internes des personnages, en rendant ces éléments centraux de leur jeu plutôt que de les intégrer de manière périphérique à des affrontements et des donjons. (Appelcline 2014c, p.12).

On a donc vu une transformation graduelle de l’importance accordée à la narration et la fiction dans le monde du jeu de rôle sur table. Il devient donc nécessaire d’observer comment ces relations ont affecté le développement du jeu de rôle numérique, sachant qu’il existe une proximité non négligeable entre ces deux domaines.

2.6.2 L’impact de la narration sur le jeu de rôle numérique

Ultima IV : Quest of the Avatar (Origin Systems, 1985) fait partie d’une petite sélection de RPG souvent retenu dans l’histoire du jeu vidéo. Plus spécifiquement, Ultima IV s’insère dans le mouvement narratif amorcé précédemment.

Vers le début des années 80, on a pu voir une vive réaction critique envers le jeu de rôle sur table (ce qui signifiait à l’époque avant tout et surtout Dungeons & Dragons). Le jeu de rôle était accusé de corrompre la jeunesse et de promouvoir le satanisme. En réaction à ces accusations, Richard Garriott, créateur de la série Ultima, fit de la quête de la vertu le thème principal du quatrième opus (Barton et Stacks 2019, p.133-135 ; Donovan 2010, p.147 ; Lucas 2014, p.110). Après tout, le jeu de rôle numérique à ce moment-là était avant tout basé sur le carnage de bestioles dans des cavernes lugubres pour gagner en puissance. Ce choix thématique de la vertu, à contre-courant de la production typique de l’époque, va naturellement teinter le contenu du jeu et ainsi lui faire prendre le virage narratif énoncé précédemment. Dès la création de personnage, plutôt que de gérer des statistiques, le jeu pose des questions éthiques et philosophiques au joueur pour déterminer ses capacités (Barton et Stacks 2019, p.134-135). De plus, dans un souci similaire - et probablement en réaction aux anecdotes de jeu des joueurs – les actions des joueurs étaient sans cesse observées, notées et quantifiées en fonction de leur vertu. De ce fait, les actions du joueur prenaient beaucoup plus d’importance que ses statistiques (Donovan 2010, p.148). Ces changements dans le design du jeu sont, évidemment, à contre-courant du reste de la production de jeux de rôle numérique, ce qui explique la place de choix qu’occupe Ultima IV dans l’histoire.

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Plus encore, il semblerait qu’Ultima IV ait été avant tout inspiré des pratiques ludiques du jeu de rôle sur table de l’époque :

Il faut en convenir : en ayant fait d’une quête spirituelle le centre de sa trame narrative, Ultima IV : Quest for the Avatar nage de toute évidence à contre-courant du reste de la production de l’époque. Or, cette différence dérive ni plus ni moins d’une pratique tout à fait caractéristique du jeu de rôle papier : « Le groupe d’amis au sein duquel j’ai commencé à jouer au lycée a presque immédiatement abandonné les règles de Donjons et Dragons, explique Richard Garriott. Ça a été [pour moi] un événement important, qui a défini ma façon de penser le RPG. Quand j’essaie d’expliquer aux gens ce qu’est le jeu de rôle, je le présente comme un jeu intellectuel : les règles ne sont pas importantes; ce qu’il faut, c’est que vos actions soient logiques et aient une chance de réussir. (Lucas 2014, p.110)

En revanche, le jeu de rôle numérique produit au Japon n’avait pas connaissance de l’héritage du jeu de rôle sur table et n’a pas (ou peu) été exposé à ses transformations. Pourtant, comme évoqué précédemment, un même souci narratif s’est formé et a teinté la production de RPG japonais. L’instigateur de la popularité du jeu de rôle numérique japonais, soit Dragon Quest, avait été développé à partir d’une sensibilité esthétique particulière :

Yuuji Horii [le réalisateur de Dragon Quest] had the experience of producing adventure games that focused on scenarios, and he brought this same emphasis to CRPGs (Sawayaka, 2012). In Dragon Warrior, the focus is on a predetermined story and on enjoying it as a cartoon where “Players are given the set role of a warrior and must topple the evil Dragon King” (Sawayaka, 2012; Tane, 2011). (Wada 2017, p.143).

La place que prend la narration dans le jeu de rôle numérique est donc considérable. S’il est vrai que cette place se manifeste de manière variable selon des tendances esthétiques différentes (héritées des transformations dans le monde du jeu de rôle sur table ou du jeu d’aventure), cette période charnière du RPG le transforme de manière conséquente, où selon les termes de Fowler, un mode bien défini (ici narratif) vient se greffer à un kind déjà établi auparavant.

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