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Le jeu de rôle

Dans le document Université de Montréal (Page 21-25)

Chapitre 1 – Cadre théorique

1.2 Le jeu de rôle

Aborder la notion de jeu de rôle est complexe en soi, en grande partie dû à sa nature si particulière. L’objectif de cette section est de faire un tour d’horizon des différentes définitions

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qui ont décrit le jeu de rôle pour saisir les nuances de sens qui se dégagent du terme avant de tenter de les appliquer au jeu de rôle numérique qui sera observé par la suite.

1.2.1 Une question de règles

Le jeu de rôle occupe une place particulière en sciences du jeu. Gary Alan Fine croyait que l’on pouvait classifier le jeu de rôle comme jeu en raison de sa nature procédurale, ses résultats imprévisibles et le caractère volontaire de l’activité chez les joueurs. Il écrivait :

Although fantasy role-playing games differ from most games in that they lack a competitive structure, they are included in the standard definition of a game as ‘’an exercise of voluntary control systems in which there is an opposition between forces, confined by a procedure and rules in order to produce a disequilibrial outcome’’

(Avedon and Sutton-Smith 1971:7). The elements of voluntary involvement (Huizinga 1955:7), rule-governed structure, and outcome unpredictability (Goffman 1961:67) are the essential features of gaming. (Fine 1983, p.7)

En revanche, les travaux des ludologues Jesper Juul dans Half-Real (2005) et Salen et Zimmerman dans Rules of Play (2004) vont placer le jeu de rôle comme un « cas limite » qui ne cadre pas dans leurs modèles du jeu classique. Ces auteurs choisiront de classer le jeu de rôle ainsi pour des raisons différentes. Juul choisit de placer le jeu de rôle comme cas limite parce que les règles d’un jeu doivent être fixes et absolues, ne pouvant être sujettes à discussion, interprétation ou ingérence de la part d’un maître de jeu humain : « (…) pen and paper role-playing games are not classic games because, having a human game master, their rules are not fixed beyond discussion. » (Juul 2005, p.43). On pourrait également supposer que la nature « ouverte » du jeu de rôle (où toute action peut être tentée) force nécessairement une interprétation des systèmes ludiques en place (par exemple, il n’existe pas de règle spécifique pour soulever un camion, mais la nature du jeu le permet, et le résultat laissé à la discrétion d’un maître de jeu). La perspective de Salen et Zimmerman, plutôt que de s’intéresser au maître de jeu, choisit un autre élément pour traiter du jeu de rôle comme cas limite. Les auteurs vont souligner que le jeu de rôle ne possède pas de résultat quantifiable pour marquer la fin d’une partie (entre la victoire et la défaite, par exemple). Le jeu de rôle, basé sur la continuité d’un récit fictionnel, ne possède pas

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de « fin » définitive ou de condition de victoire que l’on pourrait calculer une fois arrivé à la fin du jeu (Salen et Zimmerman 2004, p.81).

Dans les deux cas, si les jeux de rôle échappent à un modèle de jeu dit « classique », ils sont tout de même résolument classés comme des jeux. Les auteurs de Rules of Play précisent qu’il est possible de considérer que chaque séance peut avoir des objectifs précis (Salen et Zimmerman 2004, p.81-82). Jesper Juul ajoute, de son côté : « The classic game model is no longer all there is to games. With the appearance of role-playing games, where a game can have rules interpreted by a game master, and with the appearance of video games, the game model is being modified in many ways. » (Juul 2005, p.53).

Ainsi, la majorité des auteurs s’entendent pour dire que les règles/systèmes de règles sont un élément constitutif du jeu de rôle (Mackay 2001, p.7 ; Fine 1983, p.7 ; Grouling-Cover 2010, p.167-168 ; Barton et Stacks 2019, p.12). Cet aspect est primordial pour la suite des choses puisqu’il illustre la nature fondamentale des règles dans la compréhension du jeu de rôle numérique, à la fois chez les historiens et les critiques contemporains.

1.2.2 Une question de narration

Le second élément récurrent dans les définitions des auteurs est celui de l’hybridation entre le jeu de simulation statistique, souvent associé à la guerre (tabletop wargaming et miniature wargaming4) et la littérature de fantasy (Byers et Crocco 2016, p.3; Fine 1983, p.6 ; Peterson 2011, p.xvii ; Zagal et Deterding 2018, p.21). En effet, la simulation statistique déborde du jeu de guerre et inclut par exemple l’influence du jeu de simulation sportive5 (Barton et Stacks 2019, p.21-14), et la littérature de fantasy n’est pas le seul genre littéraire qui peut servir de cadre narratif au jeu de rôle (ex. : la science-fiction).

4 Le tabletop wargaming et miniature wargaming sont des jeux de table qui simulent des conflits armés entre plusieurs factions, soit via des représentations abstraites (cubes, pions, etc.) ou des figurines à échelle (miniatures).

Le wargaming sera détaillé plus en profondeur au chapitre 2.

5 Les jeux de simulation sportive sont décrits par les auteurs comme des jeux de société où les joueurs prennent le rôle de gestionnaires d’équipes sportives (par exemple de baseball), qui utilisent les statistiques annuelles de performances d’athlètes pour simuler une saison (Barton et Stacks 2019, p.22-23).

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Cet héritage littéraire permet de présenter le jeu de rôle comme narratif (Mackay 2001, p.4; Grouling-Cover 2010, p.167-168), où les joueurs incarnent des personnages à l’intérieur du monde fictionnel (Tresca 2010, p.8 ; Fine 1983, p.6 ; Mackay 2001, p.5), accompagné d’un joueur qui a un rôle de maître de jeu dont les fonctions sont analogues à un narrateur, un conteur, un réalisateur de film, un auteur de romans, etc. (Mackay 2001, p.6). Cette narration se produit (traditionnellement) de manière orale et dans des circonstances de regroupements sociaux (Grouling-Cover 2010, p.167-168 ; Fine 1983, p.7 ; Mackay 2001, p.4-5). L’expérience de jouer à un jeu de rôle n’est pas qu’une expérience de règles de simulation statistique ; c’est aussi une expérience d’imaginer un univers et un récit partagé dans un contexte social.

Le terme « social » mérite une attention particulière, puisqu’il ne s’applique pas aisément au jeu de rôle numérique. Or, jusqu’à présent, tous les auteurs consultés ont choisi de définir le jeu de rôle à partir de formes spécifiques6 (généralement le jeu de rôle sur table) et de pratiques distinctes. En particulier, l’importance du récit et de la narration n’est pas nécessairement partagée parmi tous les groupes de joueurs.

Or, il devient donc nécessaire de s’intéresser aux modalités spécifiques du jeu de rôle numérique. La différence notable par rapport aux autres grandes formes de jeu de rôle est la composante sociale. Le jeu de rôle numérique est un jeu solitaire (Zagal et Deterding 2018, p.38

; Barton et Stacks 2019, p.18), géré par un ordinateur qui s’occupera de toutes les tâches nécessaires pour que le jeu puisse être joué (gestion statistique, calculs, création du monde, maître de jeu, etc.) (Zagal et Deterding 2018, p.37; Barton et Stacks 2019, p.12-13 ; Grouling-Cover 2010, p.166-167; Tresca 2011, p.134-135). Au cours du jeu, le joueur guidera un ou des personnages (Barton et Stacks 2019, p.18) dans un récit d’une part scénarisé par des développeurs et, d’autre part, émergent, puisque généré de manière procédurale par l’ordinateur selon les actions du joueur (Zagal et Deterding 2018, p.38; Barton et Stacks 2019, p.15).

Toutes ces composantes et ces éléments énoncés précédemment contribuent au brouillard qui s’installe lorsque l’on parle de jeu de rôle. Certes, il a été possible de distinguer

6 Zagal et Deterding retiennent quatre formes principales de jeu de rôle, soit le jeu sur table, le jeu « grandeur nature », numérique à un joueur et numérique multijoueur en ligne. (Zagal et Deterding 2018, p.27)

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