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Morphologie de la mandibule des primates

D.2 Morphologie de la face et de la mandibule

D.2.2 Morphologie de la mandibule

D.2.2.1 Morphologie de la mandibule des primates

Matériel

L’étude des variations morphologiques de la mandibule, au sein des primates, a été réalisée en utilisant un échantillon composé de 35 spécimens de primates actuels appartenant à 14 genres différents (Table 12). Il inclut 4 genres de strepsirrhiniens et 10 genres de catarrhiniens (5 genres de cercopithécoïdes et 5 genres d’hominoïdes).

Table 12. Spécimens utilisés dans l’analyse de la variation de la morphologie de la mandibule dans l’ordre des primates.

Classification Genre Espèce Nombre

Strepsirrhini Eulemur sp. 1

Indri indri 1

Propithecus sp. 1

Otolemur crassicaudatus 1 Haplorrhini Catarrhini Cercopithecoidea Macaca sinica 1

Macaca assamensis 2 Macaca arctoides 1 Mandrillus sphinx 1 Papio anubis 1 Theropithecus gelada 2 Chlorocebus aethiops 1

Haplorrhini Catarrhini Hominoidea Hylobates lar 2

Hylobates agilis 1 Pongo pygmaeus 5 Gorilla gorilla 5 Pan troglodytes 4 Homo sapiens 5 Objectif

L’objectif de cette étude est de décrire les variations morphologiques des structures mandibulaires au sein d’un échantillon d’individus représentant l’ordre des primates.

Résultats

Dans l’ACP des coordonnées Procrustes des points repères représentant la morphologie de la mandibule chez l’ensemble des primates (Figure 16), les composantes principales 1 et 2 expliquent respectivement 34,4% et 17,4% de la variance totale (Figure 17). Le premier axe de l’ACP distingue principalement Homo sapiens (valeurs les plus fortes) des autres primates (valeurs les plus faibles). Sur le deuxième axe, les valeurs plus faibles sont occupées par les strepsirrhiniens et dans une moindre mesure par les gibbons. Un groupe formé de Pan troglodytes, Gorilla gorilla et Pongo pygmaeus se situe au niveau des valeurs les plus fortes. Sur cet axe, Homo sapiens et les cercopithécoïdes occupent une position intermédiaire. Sur la première composante principale, vers les valeurs les plus élevées, la mandibule devient plus courte antéro-postérieurement et plus large médio-latéralement,

notamment dans la partie postérieure, au niveau des ramus (branches verticales) : la mandibule possède alors une forme parabolique.

Figure 17. ACP des points repères représentant la mandibule chez les primates. Les configurations représentent les changements morphologiques associés à chaque axe. Sur la figure, les polygones délimitent les clades suivants : les strepsirrhiniens, les cercopithécoïdes et les hominoïdes.

Vers les valeurs les plus élevées, la largeur de la base du ramus est réduite par rapport à la distance entre le processus coronoïde et le condyle mandibulaire. Enfin, le gnathion est déplacé antérieurement. L’axe 2 de l’ACP distinguent Pan, Gorilla et Pongo (valeurs les plus fortes) et les strepsirrhiniens (valeurs les plus faibles). Chez les strepsirrhiniens, les indriidés (Indri et Propithecus) se différencient des autres par leur position plus haute sur cette composante principale, proche de la position d’Hylobates. Les cercopithécoïdes et les individus du genre Homo possèdent une position intermédiaire sur l’axe 2. Vers les valeurs les plus fortes, les grands singes possèdent une mandibule où les corps des deux hémi- mandibules sont parallèles. A l’inverse, vers les valeurs les plus faibles, les strepsirrhiniens possèdent une mandibule très étroite antérieurement et plus large postérieurement, lui donnant une forme en « V », où les deux hémi-mandibules ne sont pas parallèles. Les strepsirrhiniens possèdent également un corpus de la mandibule relativement bas et un processus coronoïde développé par rapport au condyle mandibulaire. Ce condyle est orienté plus postérieurement, notamment chez Eulemur et Otolemur, les deux taxons ayant les valeurs les plus basses sur l’axe 2.

Dans ce groupe de points repères, la régression multiple des coordonnées Procrustes sur la taille centroïde montre une influence significative de l’allométrie (p=0,01). Cette dernière explique 9,1% de la variance totale. La régression de la forme de la mandibule en fonction du logarithme décimal de la taille centroïde (Figure 18) montre, comme pour la face (Figure 13), l’existence de deux régressions différentes : la première droite de régression incluant les cercopithécoïdes et le genre Hylobates et la seconde incluant les hominidés (Homo, Pan, Gorilla et Pongo). Les strepsirrhiniens sont situés en dehors de ces deux régressions.

Discussion

Cette analyse en composantes principales permet en premier lieu de souligner les caractéristiques particulières de la mandibule des humains modernes qui se distinguent très nettement des morphologies observées chez les autres primates (Schmittbuhl et al., 2007). Chez les humains, la mandibule est relativement courte antéro-postérieurement et possède une forme parabolique en vue supérieure. Chez les autres grands singes, la mandibule est relativement longue et les deux hémi-mandibules sont presque parallèles, donnant une forme upsiloïde à la mandibule (Cobb, 2008; Humphrey et al., 1999; Robinson, 1956). Enfin chez les strepsirrhiniens, la mandibule possède une forme en « V » et est associée à un peigne

dentaire relativement étroit (Ankel-Simons, 2010; Fleagle, 1998). Il peut exister un continuum morphologique entre les catégories mandibule en « U » et mandibule en « V ». Ainsi, les indriidés (Indri et Propithecus) sont très proches d’Hylobates sur l’axe 2 de l’ACP. En effet, chez les indriidés, la forme en « V » de la mandibule est moins prononcée (les dents composant le peigne dentaire sont plus larges et sont au nombre de quatre contre six chez les autres lémuriformes) et le corps de la mandibule est plus haut. De plus, sur le ramus, le processus coronoïde est moins développé et le condyle mandibulaire est moins postérieur que chez les deux autres strepsirrhiniens utilisés dans cette étude (Eulemur et Otolemur).

Dans cette analyse, comme dans l’analyse des variations de la face chez les primates, les gibbons sont situés sur la droite de régression des cercopithécoïdes en ce qui concerne la relation entre forme et taille de la mandibule. A l’inverse, tous les hominidés sont situés sur la même droite de régression. Une partie des changements morphologiques de la mandibule au sein de des hominidés est donc expliquée par l’effet de taille.

Figure 18. Régression multiple des coordonnées Procrustes des points repères représentant la mandibule chez les primates sur le logarithme décimal de la taille centroïde.

Chez les humains modernes, la mandibule est large médio-latéralement, notamment dans la région la plus postérieure, au niveau des condyles mandibulaires (Delattre et Fenart, 1955a; Humphrey et al., 1999). Le ramus de la mandibule est également plus « gracile ». Enfin, on retrouve uniquement chez les humains modernes un gnathion (point le plus antéro- inférieur de la symphyse), situé plus en avant par rapport à l’infradentale (point le plus antéro- supérieur de la symphyse). Cette caractéristique distinctive peut être due à une autapomorphie d’Homo sapiens : la présence d’un menton, c'est-à-dire l’existence d’une protubérance osseuse au niveau de la limite antéro-inférieure de la symphyse mandibulaire (Bromage, 1990; Rosas et Bastir, 2004; Schwartz et Tattersall, 2000). Le menton apparaît au cours du développement prénatal. Il est dû à une résorption importante du tissu osseux au niveau de la surface antérieure du processus alvéolaire, sous les incisives (Dutterloo et Enlow, 1970; Enlow et Hans, 1996). Cette zone de résorption osseuse est propre à Homo sapiens et à quelques hominines récents (Schwartz et Tattersall, 2000). Les raisons de la mise en place du menton et de son éventuel intérêt adaptatif restent à l’heure actuelle débattues et plusieurs hypothèses ont été émises concernant l’évolution de cette structure (Lieberman, 2011). Il a été proposé que le menton puisse en partie réduire les pressions importantes dues à la mastication. Cependant, des études de modèles à partir de l’analyse des éléments finis (FEA) ont montré que la présence d’un menton ne modifie pas de manière significative la puissance des pressions et des torsions subies par la mandibule lors de la mastication (Ichim et al., 2006a; Ichim et al., 2006b). Enlow (Enlow, 1990; Enlow et Hans, 1996) a émis l’hypothèse que, chez Homo sapiens, la résorption importante du tissu osseux au niveau de la surface antérieure du processus alvéolaire pouvait permettre aux dents, et notamment aux incisives, de conserver une position verticale dans une face particulièrement orthognathe, et donc plus rétractée que celles des autres primates, et notamment des autres hominidés.

Enfin, le menton peut être une structure n’ayant pas d’utilité fonctionnelle particulière. Dans ce cas, il peut être mis en place au travers des modalités d’intégration liant les structures de la mandibule et de la face. Cette intégration peut être génétique au travers des phénomènes de pléiotropie (Cheverud, 1996; Stearns, 2010), développementale notamment au travers des mécanismes de résorption et déposition osseuses expliqués ci-dessus (Enlow, 1990; Enlow et Hans, 1996) ou purement anatomique, en étant liée à la nécessité de conserver l’intégrité morphologique et fonctionnelle du crâne quand la face se réduit et devient plus orthognathe (Lieberman, 2011).