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Morphologie de la face des primates

D.2 Morphologie de la face et de la mandibule

D.2.1 Morphologie de la face

D.2.1.1 Morphologie de la face des primates

Matériel

L’étude des variations morphologiques de la face, au sein des primates, a été réalisée en utilisant un échantillonnage de taxons composé de 55 spécimens de primates actuels appartenant à 20 genres différents (Table 10). Il inclut 4 genres de strepsirrhiniens et 16 genres d’haplorrhiniens, parmi lesquels on retrouve 1 genre de platyrrhiniens et 15 genres de catarrhiniens (10 genres de cercopithécoïdes et 5 genres d’hominoïdes). Le nombre d’individus utilisés pour chaque taxon peut influencer de manière importante les résultats de l’analyse. Il est donc préférable de prendre un nombre à peu près constant de spécimens pour chaque genre étudié (Fleagle et al., 2010; Mitteroecker et Bookstein, 2007). Dans le cas de ce travail, beaucoup de genres ne sont représentés que par un individu. Afin de prendre en compte cette contrainte, j’ai choisi de limiter à 5 le nombre de spécimens par genre étudié.

Objectif

L’objectif de cette étude est de décrire les variations de conformation des structures faciales au sein d’un échantillon d’individus représentant l’ordre des primates.

Résultats

Sur l’ACP des coordonnées Procrustes des points repères représentant la morphologie de la face chez les primates (Figure 10), les composantes principales 1 et 2 représentent respectivement 46,2% et 21,5% de la variance totale (Figure 11). Sur la première composante principale, les valeurs les plus faibles sont occupées par les genres Homo, Hylobates, Procolobus et Propithecus. Les genres Mandrillus, Papio et Theropithecus possèdent les valeurs les plus importantes sur cet axe. La seconde composante principale distingue trois groupes : (1) les strepsirrhiniens (valeurs les plus fortes), (2) les cercopithécoïdes et les gibbons (valeurs intermédiaires) et (3) les hominidés (Homo, Pan, Gorilla et Pongo ; valeurs les plus faibles). Alouatta, qui est le seul représentant des platyrrhiniens au sein l’échantillon, est situé, sur l’axe 2, entre les strepsirrhiniens et les cercopithécoïdes.

Table 10. Spécimens utilisés dans l’analyse de la variation de la morphologie de la face dans l’ordre des primates.

Classification Genre Espèce Nombre

Strepsirrhini Eulemur sp. 1

Indri indri 1

Propithecus sp. 1

Otolemur crassicaudatus 1

Haplorrhini Platyrrhini Alouatta sp. 1

Haplorrhini Catarrhini Cercopithecoidea Cercopithecus neglectus 1

Cercopithecus nictitans 1 Erythrocebus patas 1 Cercocebus sp. 1 Cercocebus galeritus 1 Cercocebus torquatus 3 Lophocebus albigena 1 Macaca sp. 1 Macaca cyclopis 1 Macaca fascicularis 1 Macaca nemestrina 1 Macaca assamensis 1 Mandrillus leucophaeus 3 Mandrillus sphinx 1 Papio anubis 2 Papio ursinus 1 Theropithecus gelada 1 Colobus guereza 2 Colobus badius 1 Procolobus verus 1

Haplorrhini Catarrhini Hominoidea Hylobates sp. 1

Hylobates lar 2 Hylobates agilis 1 Hylobates klossii 1 Pongo pygmaeus 5 Gorilla gorilla 5 Pan troglodytes 4 Homo sapiens 5

Figure 11. ACP des points repères représentant la face chez les primates. Les configurations représentent les changements morphologiques associés à chaque axe. Sur la figure, les polygones délimitent les groupes suivants : les strepsirrhiniens, les cercopithécoïdes et les hominoïdes.

Sur la première composante principale, quand les valeurs augmentent, la face devient plus étroite (axe médio-latéral) et plus longue (axe supéro-inférieur). La taille des orbites devient relativement moins importante par rapport à la taille de la face. L’ouverture piriforme est plus haute et plus étroite. Enfin, le palais osseux devient plus long relativement à la longueur de la face. Sur la deuxième composante principale, quand les valeurs s’accroissent, la partie inférieure de la face devient plus étroite et projetée vers l’avant. L’orifice piriforme est également plus inférieur et plus antérieur. Les orbites sont de tailles plus importantes relativement à la taille de la face, elles sont également moins verticales par rapport au plan sagittal (l’axe horizontale des orbites est plus orienté vers le haut) (Figure 12a). Les orbites sont également plus latéralisées (Figure 12b).

Figure 12. Représentation sur un crâne de strepsirrhinien des différences existant dans la position des orbites entre les strepsirrhiniens et les anthropoïdes. a. Chez les strepsirrhiniens, les orbites sont orientées vers le haut. Chez les anthropoïdes on observe une tendance à la frontalisation : l’axe horizontal des orbites est moins orienté vers haut (flèches et trait pointillé). b. Chez les strepsirrhiniens, les orbites ne sont pas dirigées dans la même direction. Chez les anthropoïdes on observe une tendance à la convergence : les axes des orbites gauche et droite sont dirigés dans la même direction, vers l’avant (flèches et trait pointillé). Modifié d’après Ross (1995).

La troisième composante principale (non figurée ici) représente 7,2% de la variance totale. Elle sépare uniquement les Homo sapiens de tous les autres taxons avec des caractéristiques propres aux humains modernes comme la présence d’une face large, courte et orthognathe. Les composantes principales suivantes représentent moins de 5% de la variance totale et ne permettent pas de distinguer clairement les différents taxons.

Dans ce groupe de points repères, la régression multiple des coordonnées Procrustes sur la taille centroïde montre une influence significative de l’allométrie (p<0,01). Cette dernière explique 9,5% de la variance totale. La régression de la forme en fonction du

logarithme décimal de la taille centroïde (Figure 13) montre l’existence de deux régressions différentes. La première droite de régression inclut les cercopithécoïdes et le genre Hylobates et la seconde inclut les hominidés (Homo, Pan, Gorilla et Pongo). Les strepsirrhiniens sont situés en dehors de ces deux régressions.

Figure 13. Régression multiple des coordonnées Procrustes des points repères représentant la face chez les primates sur le logarithme décimal de la taille centroïde.

Discussion

Le premier axe de l’analyse en composantes principales montre principalement la diversité existant pour les variations liées au prognathisme. Des taxons ayant des morphologies crâniennes et faciales très différentes, comme Mandrillus, Papio et Theropithecus (cercopithécoïdes) d’une part et les individus du genre Pongo d’autre part, possèdent tous une face inférieure très projetée vers l’avant, avec des modalités anatomiques qui sont cependant différentes (Frost et al., 2003; Shea, 1985). A l’inverse, la face est droite et courte chez Hylobates et Homo (hominoïdes), Colobus et Procolobus (cercopithécoïdes) et

dans une moindre mesure chez Propithecus (strepsirrhinien). La présence d’une face courte, tout comme la présence d’une face prognathe, peut ainsi être associée à des morphologies crâniennes très différentes en termes de volume cérébral d’une part, et en termes de forme, d’orientation et de fléchissement du basicrâne d’autre part (Fleagle et al., 2010). Le caractère « face courte » existe donc chez des taxons qui sont morphologiquement très différents et phylogénétiquement éloignés les uns des autres (Perelman et al., 2011). Chez les hominidés, l’histoire évolutive liée au raccourcissement de la face est toujours débattue et les relations qui unissent la face et les autres structures morphologiques crâniofaciales sont encore mal comprises (Lieberman, 2011; Suwa et al., 2009; White et al., 2009). Dans ce cadre, cette étude suggère que la présence d’une face réduite n’est pas une caractéristique propre aux représentants du rameau humain, notamment au genre Homo. Elle existe également chez des taxons possédant des conformations crâniofaciales très différentes de celles des humains, comme les gibbons (Hylobates), souvent considérés comme porteur de nombreux caractères plésiomorphes pour les hominoïdes (McCollum et Ward, 1997; Ross et Henneberg, 1995). Le caractère face courte n’est donc pas nécessairement un caractère dérivé au sein du groupe des hominoïdes.

Sur le second axe de l’ACP, les changements morphologiques observés permettent la distinction de plusieurs morphotypes (Perelman et al., 2011). Si le premier axe de l’ACP montre que la réduction de la face n’est pas une caractéristique propre à un taxon en particulier, le second axe met en avant des traits morphologiques qui permettent de distinguer nettement les strepsirrhiniens, les cercopithécoïdes (associés aux gibbons) et les hominidés. Le premier de ces caractères concerne la morphologie et la position des orbites. On observe chez les anthropoïdes, et a fortiori chez les hominidés, une tendance (1) à la frontalisation : l’axe horizontal des orbites est moins orienté vers haut (Figure 12a), et (2) à la convergence : les axes des orbites gauche et droite sont dirigés dans la même direction, vers l’avant (Figure 12b) (Cartmill, 1972; Ross, 1995; Ross et Ravosa, 1993). Le second caractère important sur l’axe 2 concerne, non pas le niveau de prognathisme, mais la morphologie de la face inférieure et de la face moyenne. A une extrémité de l’espace défini par l’ACP se situent les strepsirrhiniens qui présentent une face osseuse étroite et très projetée antérieurement (Fleagle, 1998). A l’autre extrémité, se trouvent les hominidés qui possèdent une face relativement plate, voir concave pour Pongo (Shea, 1985). On observe que les gibbons se situent au même niveau que les cercopithécoïdes sur cet axe. Cette position peut être due au fait que le genre Hylobates possède un nombre important de caractères crâniofaciaux qui sont plésiomorphes pour les hominoïdes et qui peuvent donc en partie être partagés avec les

cercopithécoïdes. Ainsi, les gibbons conservent, une anatomie subnasale proche de celle des cercopithécoïdes avec la présence, dans le plan sagittal, d’un espace important séparant le palais osseux et le maxillaire (McCollum et Ward, 1997). Ces résultats sont confirmés par l’analyse de l’allométrie qui montre que les gibbons et les cercopithécoïdes possèdent une relation similaire entre morphologie de la face et taille centroïde. Cette relation est en revanche différentes de celles observées chez les hominidés (Homo, Pan, Gorilla, Pongo). Ainsi, si les différences morphologiques faciales, au sein des hominidés, peuvent s’expliquer en partie par des différences liées à la taille, la distinction entre hominidés et hylobatidés n’est pas allométrique et se traduit par des différences de conformation importante, les gibbons possédant une morphologie faciale plus plésiomorphe.

Conclusions

Cette étude montre la grande disparité existant chez les primates en termes de morphologie de la face. Elle met en avant le fait qu’il existe des taxons possédant des faces relativement courtes dans plusieurs grands groupes comme les strepsirrhiniens (Propithecus), les cercopithécoïdes (Colobus et Procolobus) et les hominoïdes (Hylobates et Homo), et que ce caractère n’est pas propre à certains hominidés. Le caractère « face courte » est donc associés à des morphologies crâniofaciales très différentes, notamment en termes de flexion du basicrâne, de volume endocrânien ou de morphologie de la mandibule.

Certains caractères anatomiques comme la morphologie de la face inférieure ou la position et l’orientation des orbites permettent de distinguer ces trois grands groupes (strepsirrhiniens, cercopithécoïdes et hominoïdes). L’analyse de la morphologie de la face, même si elle porte sur un nombre relativement faible de spécimens, permet donc de différencier ces groupes sans prendre en compte la plupart des caractères dérivés classiquement utilisés, comme la présence d’une cloison post-orbitaire chez les haplorrhiniens, même si ce caractère pourrait être convergent chez le tarsier (Smith et al., 2013), ou l’existence de molaires bilophodontes chez certains cercopithécoïdes (Fleagle, 1998). Enfin, cette étude, qui porte uniquement sur la face, donne accès à des variations pouvant être masquées, dans le cas de l’analyse du crâne entier, par des changements plus importants qui lui sont associés et qui peuvent être intégrés avec elle, comme l’augmentation du volume du cerveau ou le fléchissement du basicrâne (Ross et Henneberg, 1995; Ross et Ravosa, 1993).