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La montagne nord-américaine : un espace associé à la wilderness

Chapitre 2 : Cadre théorique et principaux concepts

2.3 La montagne nord-américaine : un espace associé à la wilderness

Aux États-Unis et au Canada, la montagne est souvent associée aux espaces sauvages, à la découverte de lieux inhabités. Dans l’imaginaire collectif, elle est liée à l’idée de nature, d’espaces sauvages ainsi qu’à la pratique d’activités de loisir sportifs et touristiques. Le concept de montagne renvoie également à la quête de liberté individuelle, à l’appropriation collective du territoire ainsi qu’à la tradition (Debarbieux, 2003; Cronon, 1995).

C’est là toute la charge référentielle associée au concept de la wilderness. Typiquement nord-américain, ce terme réfère à l’absence de toute trace humaine dans la nature (Mosley, 1992). Si le terme est parfois traduit en français par « sauvagerie », « nature sauvage », « naturalité » ou encore « désert », aucun de ces termes ne tient compte de la complexité et des multiples sens de la wilderness (Arnould et Glon, 2006). C’est donc le terme wilderness qui est utilisé dans ce mémoire.

Aux yeux des Nord-Américains, la wilderness est constituée des derniers espaces à l’écart de la civilisation. Ce sont en quelque sorte des lieux purs, loin des grands centres urbains où tout existerait sans aucune influence humaine (Cronon, 1995). Ces îlots de nature vierge, séparés les uns des autres, constituent des havres de paix où les urbains peuvent se ressourcer et vider leur esprit du trop-plein d’humanité qu’il porte.

Toutefois, il faut bien voir que ces espaces sont un produit humain. Ils sont le produit d’une époque et d’une culture bien précise. Lorsque l’on admire les paysages sauvages, on contemple plutôt une réflexion de nos désirs et de nos aspirations inavouées les plus profondes. Ainsi, il est fallacieux de penser que ce type d’environnement puisse constituer une solution en terme d’aménagement et d’habiter. Tel qu’expliqué précédemment, cette vision de la nature est récente dans l’histoire de l’humanité. Auparavant, les espaces dominés par la nature étaient perçus négativement. C’est à la fin du XIXe siècle que les perceptions des espaces sauvages ont changé du tout au tout (Cronon, 1995). En Amérique du Nord, des sites naturels ont dès lors été réinterprétés pour leur caractère naturel grandiose. Les chutes Niagara furent le premier site à être réhabilité de la sorte. Suivirent de près les Adirondacks, Yosemite, le premier parc naturel (1864), puis Yellowstone (1872), le premier parc national états-unien. Plusieurs autres espaces reçurent des statuts similaires dans les décennies qui suivirent. C’est aussi à ce moment qu’apparaissent les premiers mouvements de contestation pour défendre les espaces sauvages (Cronon, 1995).

Cet engouement nouveau visant à préserver les espaces sauvages s’explique par deux principaux concepts : le sublime et la frontière (Cronon, 1995). Le premier concept, le sublime, est le plus ancien des deux. Il s’agit d’une réinterprétation nord-américaine du romantisme, cet engouement social et artistique venant de l’Europe. Le second concept, celui de la frontière, est propre au contexte nord-américain. Pour devenir aussi chère aux yeux des contemporains, la wilderness devait être idéalisée et présentée comme sacrée (Cronon, 1995). Le mythe de la frontière a joué ce rôle de sacralisation. L’Amérique du Nord a été colonisée puis conquise par les nouveaux arrivants en défrichant et en construisant de toutes pièces de nouvelles villes, bref, en repoussant constamment les frontières. Cette constante exploration et cette manière d’aménager un nouveau continent sont entrées dans l’imaginaire collectif comme un caractère central de l’identité nord- américaine : celle du conquérant, du coureur des bois, le woodsman explorateur habile de ses mains. Lorsque les derniers espaces vierges furent presque conquis, beaucoup ont eu peur de voir disparaitre un élément constituant de l’identité nord-américaine, c’est-à-dire les espaces de la wilderness. Leur disparition aurait signifié la perte d’un élément identitaire

central. Dès lors, il est apparu nécessaire d’adopter des mesures afin de préserver ces endroits.

Il faut bien voir que dans de nombreux cas, la création d’espaces protégés ne s’est pas faite sans heurts. La mise sur pied d’espaces sauvages protégés s’est souvent faite en expropriant les humains qui habitaient ces lieux. C’est le cas notamment des Indiens Blackfeet qui ont été évincés de leur lieu de vie pour la création du Glacier National Park. Ce groupe a ainsi perdu son droit d’habiter le territoire nouvellement considéré wild. De plus, ce groupe a perdu tout droit relatif à l’exploitation traditionnelle qu’il en tirait. Par exemple, la chasse sur ce territoire est désormais interdite et fortement réprimée (Cronon, 1995).

Au Québec, des situations similaires se sont produites. C’est le cas des îles Mingan où le gouvernement fédéral a exproprié les insulaires dans le but d’aménager un parc national (Salmon et Baillargeon, 2009). Ce geste a pour but de préserver la faune et la flore, au détriment des insulaires qui y habitaient. On aménage des sentiers, des escaliers et des belvédères pour diriger les touristes et transformer les îles en exploitation touristique. Il en a été de même pour la mise sur pied du parc Forillon, en Gaspésie, où plus de 200 personnes ont été expropriées (Salmon et Baillargeon, 2009). Ces espaces que l’on présente comme des vitrines de la wilderness sont en fait des espaces anciennement habités. Cette manière de conquérir des espaces habités, pour les transformer en parcs nationaux, illustre que la wilderness est un construit social.

Outre les répercussions sur des groupes d’individus, la vision dualistique véhiculée par le mythe de la wilderness pose un paradoxe majeur. Selon cette perspective, l’être humain est complètement externe à la nature, sa simple présence entraine la destruction de la

wilderness. Là où il y a présence humaine, le sauvage n’est pas. Les gens qui chérissent ces

espaces sont pour la plupart des urbains plutôt déconnectés de la nature. Ils ignorent la provenance des aliments qu’ils cuisinent, tout comme celle du bois ayant servi à bâtir leur maison. Cette vision ne peut être véhiculée que par un groupe n’ayant pas à vivre de la terre. Puisqu’il n’y a pas de place pour l’être humain dans ces paysages sauvages, cette idéologie est porteuse de sa propre destruction. L’être humain ne peut s’établir et aménager

un espace de vie à l’intérieur de la wilderness (Cronon, 1995). En idéalisant trop cet espace loin de la vie urbaine, il y a dévalorisation de son propre milieu de vie. Pourtant, c’est à cet endroit précisément que beaucoup de problèmes environnementaux et sociaux peuvent être gérés dans un premier temps.

Aujourd’hui, la dépendance aux infrastructures modernes (routes, réseaux de télécommunication, agriculture, etc.) est majeure. Prétendre ne pas dépendre de ces infrastructures et souhaiter les éliminer du paysage révèle une hypocrisie profonde (Cronon, 1995). Pour ces raisons, le mythe de la wilderness pose un sérieux problème à la gestion responsable des enjeux environnementaux actuels.

Dans leur appréhension de la nature, les Nord-Américains sont encore beaucoup influencés par l’appréciation paysagère telle que véhiculée par les Romantiques du XIXe siècle. Cette conception de la nature est bien plus un état d’esprit qu’une réalité physique (Cronon, 1995).

Le problème lié au mythe de la wilderness n’est évidemment pas la préservation d’espaces naturels. Sa manifestation physique, c’est-à-dire les espaces vierges, ne pose pas problème en soi. Toutefois, les expropriations et le biais que cette vision peut induire dans l’appréhension de l’environnement méritent de sérieuses réflexions.

Ce mémoire a notamment pour but de vérifier s’il y a présence ou non d’attributs associés à la wilderness et au romantisme dans l’image touristique de la montagne au Québec. La station de ski ne peut pas être considérée comme un espace sauvage puisqu’il ne s’agit pas d’un lieu de préservation de la nature. L’exploitation souvent lourde qui caractérise la montagne de ski place de facto la destination de ski hors de la wilderness. Il ne faut pas concevoir la montagne de ski comme une continuité de ce mythe. Elle est plutôt en rupture avec la wilderness. Toutefois, puisque cette représentation de la nature est un trait culturel bien imprégné en Amérique du Nord, il se peut qu’il y ait de points de contact avec la

wilderness dans la promotion de la montagne. Certains opérateurs tentent peut-être de