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Cřest donc dans lřélaboration dřune cartographie comme architecture de la thèse que je propose de formuler le questionnement problématique qui permettra de circuler dans les différents carrefours, dédales et lignes de fuite quřouvre une opération de décentrement. En croisant des mouvements de décentrement avec des intrigues, il sřagit dřélaborer une boussole pour déambuler dans les arcanes de ce qui se dessine in fine comme une cité où sřentrecroisent de multiples réseaux de signification dans un chaos ordonné de multiples manières quřil appartient au lecteur de configurer en déambulant dans le texte et ses hypertextes.

Je propose ainsi trois mouvements articulés avec trois intrigues structurées selon des trames semblables rapportées aux terrains français, ex-yougoslave et roumain, avec un questionnement problématique qui nřa de commun aux hypertextes que sa formulation initiale.

En réalité, ce nřest pas très différent dřune forme classique de problématisation sur un ou des terrains homologues où une question problématique référée à un espace de connaissance scientifique se décline en axes de recherche et chantiers dřenquête. Ce qui mřamène à procéder ce cette façon, cřest que les référentiels historiques, mémoriels, socioculturels et socio-juridiques et même scientifiques sont si différents que la formulation dřune problématique et dřaxes de recherche englobant les terrains et leur historicité serait à peu près impossible à écrire en quelques pages sauf au prix de raccourcis conceptuels ou notionnels qui détruiraient lřintérêt dřun décentrement. Jřai donc beaucoup réfléchi au montage37 que je pourrais adopter pour parvenir à éviter de mřen tenir à une addition de monographies discutées dans un texte dont le principal aurait été occupé à des opérations de traduction ou transpositions. Lřenjeu nřest pas que formel en réalité. Cřest en effet la question de lřhypertextualité européenne et plus généralement transnationale et transculturelle qui est en jeu. Comment raisonner européen et transnational sans être comparatif ou au contraire sans construire une dualité entre les catégories de lřenquête et les catégories de lřexpérience ? Autrement dit comment penser européen ? Le cas de lřexpérience des Rroms en France et en Roumanie est un bon exemple des limites dřune lecture duale, bipolaire ou seulement

37 Jřassume le terme montage en raison du fait que sřil est pertinent, il aura au moins une propriété heuristique pour naviguer dans les terrains.

69 articulée par la mobilité. Cřest la question que pose Nicolae Gheorghe figure intellectuelle dřun activisme rrom fondateur de Rromani Criss évoqué plus haut, et dont nous discuterons à la fin du texte la visée utopique de dépassement des captures ethno-nationales précisément par un hypertexte réalisé dans le champ politique et du droit.

70 Chapitre 1 - Les trois mouvements du décentrement

Le premier mouvement propose une première articulation des épreuves du vivre ensemble selon différentes configurations du rapport [Citadinité, Citoyenneté, Nationalité], de lřespace public de la rue avec les Rroms des squats et campements urbains, en passant par la ville et ses quartiers populaires et leurs populations héritières de lřimmigration postcoloniale en France, puis par lřex-Yougoslavie sous lřemprise des ethno-nationalismes et des politiques dřépuration ethnique qui façonnent les nouveaux Etats-nation, pour enfin sřouvrir sur la situation roumaine en revenant sur la situation de la minorité Rrom comme en vis-à-vis du point de départ. Au contraire dřune approche comparative, cřest un chemin dřune montée en échelle de la problématique des rapports [Citadinité, Citoyenneté, Nationalité] comme problème européen trans-statal qui est proposé dans ce premier mouvement. Cette montée en échelle se fait ici en suivant autant que possible les formulations dřacteurs confrontés aux violences et aux contraintes engendrées par les limites dřune lřidéologisation performative de ce triptyque et engagés dans la lutte contre lřethnicisation du monde commun quřentraîne la mise en programme des artefacts de lřHistoire portés parce genre dřidéologie. Plutôt que de chercher à conclure par une théorisation unifiée ou un modèle, le mouvement de montée en échelle recherché dans le texte sřouvre sur lřutopie dřune démocratie culturelle trans-statale en Europe. Ecrite comme une énigme par fragments dispersés dans de multiples traces écrites, orales, sous forme dřactions mémorables, par un acteur room, comme une invitation au dépassement et à la lutte contre toute forme dřHégémonie fondée sur l‘ethnos, à commencer par celle portée par des Rroms prétendant constituer la Nation rrome comme prophétie prétendument contenue dans lřethnos profond de ce peuple.

Le second mouvement concerne les formes dřinscription spatiale de lřhistoire et de la mémoire dans la double intrigue sociale et urbaine de la transformation de la ville comme métaphore de la Cité au carrefour de circulations mondialisées, humaines, matérielles et immatérielles, transrégionales, transnationales, transcontinentales. Ce ne sont pas les circulations en tant que telles qui sont considérées ici mais le fait que ce quřelles transportent peut être recyclé, recomposé, hybridé, ou délaissé voir rejeté comme constituant de la définition des situations par les citadins eux-mêmes, explicitement ou non, dans leur interprétation ou dans leur engagement dans la transformation au long cours de la ville et dans les relations quřentretiennent entre eux les groupes sociaux qui la composent, et que dans ces

71 pratiques de recyclage, recomposition ou hybridation éventuelles, cřest dřabord lřexpérience qui en est le filtre ou la trame dřinscription dans le champ pratique.

Cřest ainsi que cřest dans le mouvement qui part du voisinage à la Cité considérée dans le rapport entre le politique et le social, entre la citoyenneté et la citadinité, que lřon sřattachera à considérer lřinscription spatiale de lřhistoire au cœur même des pratiques de co-présence dans le voisinage comme dans lřespace du débat politique, et leur résurgence dans les dynamiques de modernisation, cela dans des configurations situées en France, dans lřex-Yougoslavie et en Roumanie. Mais comme lřobserve Olivier Roy 38Chaque période définit une idée de la modernité. Les idées sur lesquelles est fondée notre approche de la modernité en ce moment sont celles de démocratie, de droits de l‘homme, d‘égalité hommes-femmes, de société libérale, etc. Pourquoi pas ? Mais dans les années 1950-1960, c‘était la libération nationale, la lutte des classes, la révolution qui définissaient la modernité. Il faut donc être très prudent avec ce concept de modernité. » Jřajouterai à cela que même cette prudence ne suffit sans doute pas à équiper le regard sociologique et quřil faut à lřimage de ce quřon vient de dire à propos des groupe sociaux, prendre aussi en compte lřexpérience différenciée des mondes ou aires sociopolitiques dont lřouverture à la mondialisation ne sřinscrit pas dans le même trajet de lřhistoire de la modernisation. En témoigne les malentendus ou désaccords à propos de la notion de transition postcommuniste dans les différentes régions européennes concernées comme à propos de la notion de développement ou de co-développement entre les sociétés européennes et les sociétés des continents anciennement colonisés. Il ne sřagit pas de postuler des décalages dans le niveau dřavancée vers une modernité supposée universelle, mais bien plutôt de considérer des trajectoires collectives différentes qui conduisent les populations, les sociétés et leurs institutions à appréhender différemment des phénomènes communs de la mondialisation actuelle marquée par ses supports technologiques ; en particulier les phénomènes suivants : 1 - la circulation des personnes, des biens matériels et immatériels (finance, culture et information en particulier). 2 - la modification du rapport entre espace et temps, 3 Ŕ la configuration des relations entre les centres de pouvoir économique et les centres de pouvoirs politiques territorialisés. Cependant, bien que différentiés, les parcours peuvent être aussi placés sous le signe de la dépendance ou sřinscrire dans une histoire commune continuée dans la séparation, comme dans le cas des rapports entre pays colonisateurs et pays colonisés.

38 Marzouki, Nadia. « Modernisation, réformisme et réislamisation. Entretien avec Olivier Roy », Mouvements, vol. no 36, no. 6, 2004, pp. 22-31.

72 A quelque niveau dřagrégation quřon se situe, agrégation politique et agrégation culturelle étant toujours en rapport dialogique, ces problématiques de modernisation sřexpriment dřabord comme traduction dřune réalité que nous partageons tous, celle dřêtre empêtrés dans nos histoires, individuellement et collectivement. Et cřest au regard de cette condition toujours là que ce deuxième mouvement appréhende les dynamiques de subjectivation collective dřacteurs engagés dans la lutte contre le fractionnement, le repli communautaire, le racisme et la discrimination, et la guerre contre lřAutre. Ils devront pour cela travailler les frontières intérieures et extérieures de leurs mondes, frontières héritées de lřhistoire et hybridées dans la transformation de la Cité, ou érigées dans la confrontation et le fractionnement. Ils devront se confronter aux limites dřun agir commun selon ses propres

buts pour penser le monde accueillant une pluralité de formes d‘habitat pour des pratiques collectives différentiées en construisant le territoire de lřautre à venir, comme le migrant, le réfugié, lřennemi dřhier enrôlé dans la guerre, et devront de ce fait penser leur action comme étant nécessairement exorbitante de la centralité des territoires des milieux dont ils ressortent. Une telle construction se joue dans des pratiques dřengagement non seulement citadines et citoyennes mais dans la transformation des institutions du droit, de lřhabitat, de lřéconomie et du politique. Ces pratiques interrogent inévitablement la pensée des utilités en redéfinissant les frontières entre ce qui relève des biens et de services distribués par le marché et la puissance publique, et ce qui relève de lřautoproduction et du partage. Où lřon verra que des milieux mobilisés contre lřexclusion de leurs marges - les exclus, les pauvres en raison de leur assignation à une origine - peuvent construire la Cité plurielle en inventant une certaine

organicité de lřassistance en lřinscrivant dans les cadres publics qui ne les prévoyaient pas. Et que ces milieux mobilisés peuvent dans cette mesure contribuer à sortir les territoires concernés de leur statut dřenclaves de l‘histoire, au double sens spatial et dřassignation identitaire à un moment de lřhistoire. On verra ainsi comment la pratique dřune économie des

expédients dans la cité, comme politique populaire de l‘assistance, peut conjuguer citadinité

et citoyenneté pour déplacer les termes de la partition entre dřun coté une solidarité mécanique déléguée à la société civile « voiture balaie des scories de la société » ou saisie par des logiques communautaires, et dřun autre coté une solidarité organique indifférente aux partitions socioculturelles dans la société, cřest à dire dont lřapparente universalité se paie au prix dřexclusions et de discriminations dans lesquelles « si le facteurs ethnique est bien réel,

la question reste de savoir s‘il est le motif ou un simple facteur aggravant ? » comme

lřinterroge un militant associatif figure des luttes de lřimmigration pour qui « c‘est sans doute

73 Pour bien appréhender la portée transformatrice dřun mouvement qui part du voisinage pour se porter au niveau de la cité et prétendre infléchir les termes de son organicité, il faut revenir sur ce que recouvre cette notion dřun point de vue social et politique. Le bon voisinage comme « bonne pratique », pour reprendre les termes de lřidéologie de la bienveillance qui sřimmisce aujourdřhui en substitut de la conscience politique des rapports de forces, en appelle à une norme de civilité qui peut se faire familiarité. Elle renvoie à un idéal de paix dans la diversité du proximal, aux ambiances de quartiers. Mais à nřy voir quřune norme de bonne pratiques on risque bien dřoublier que les pratiques de voisinage forment avant tout un dispositif de contention du dissensus qui peut toujours survenir dans la coprésence quřelle soit choisie, aléatoire ou résultant dřune affectation comme dans le logement social. La forme lissée et la liberté dřimprovisation qui définit le voisinage dans les usages du quotidien ne dit cependant rien de lřampleur des dissensus quřil contient ni de la puissance des forces quřils pourraient libérer si ces cadres venaient à rompre. Et bien imprudent serait celui qui voudrait prévoir à lřendroit de qui ou de quoi et par quels moyens sřexerceraient ces forces.

Cřest lřun des éclairages puissants quřapporte le décentrement sur dřautres configurations sociohistoriques (ici lřex ŔYougoslavie et la Roumanie) où les mêmes enjeux de contention des dissensus du vivre ensemble sřinscrivent dans dřautres lignées de signification des usages. Le processus historique par lequel la citoyenneté de plein droit se confond avec la nationalité en France apparaît en effet comme une exception au regard des formes de constitution des états-nations européens, dans les Balkans en particulier où le concept de nation prend dřautres significations. Ainsi lřex-Yougoslavie apparaît-elle comme un type particulier de configuration étatique où la nationalité, définie par la notion de peuples constitutifs associés par lřhistoire à une tradition religieuse spatialisée et non pas à la langue, ne se confondait pas avec la citoyenneté. De sorte que la citadinité et les usages du voisinage construits dans les partitions et les emboitements réciproques majorité/minorité des populations de nationalités différentes se sont trouvés au cœur de la conflictualité extrême qui a marqué la constitution des Etats-Nation post-Yougoslaves et postcommuniste. Ainsi encore, la Romanie, qui relève dřun autre type de configuration où sa constitution comme Etat-nation sřest faite sur une base ethno-nationale majoritaire introduisant de-facto comme problème politique, le problème des minorités ethniques, rromes en particulier, ou « nationales » dans ce cas en référence à la langue et/ou la religion dřEtats voisins ou de peuples dispersés ( minorités magyares…39) .

39 En 2001, la Municipalité de la ville de Cluj en Transylvanie roumaine, dénombraient 17 « nationalités » représentées dans la ville (document dřinformation touristique).

74 Cela même si, dans le cas roumain, durant une première phase de la période communiste, il a pu exister avec les populations rromes , une tentative de réduire ce problème au non dřune solidarité de classe avec les minorités opprimées au risque dřinstituer une politique assimilationniste, qui nřa cependant jamais pu sřaccomplir que comme simulacre idéologique performatif en se doublant dřun régime de concession40.

On découvre par le décentrement que ce sont précisément ces cadres de contention bien plus que les institutions locales qui contiennent toute la puissance des tensions qui opposent les voisins de peuples différents quřun rapport de domination a assigné à la coprésence à une époque révolue, même si en dernier recours cřest lřEtat qui est le référent de leur pérennité et dont ressort la violence libérée. Et que les rapports de voisinage codifiés soient célébrés comme une institution du commun - comme cřétait le cas dans toute lřex fédération yougoslave - nřy change rien (Voir section III). On découvre alors que les usages du voisinage ne peuvent se réduire à des normes idéalisées fussent-elles négociées, mais quřil sřagit avant tout de mémoires collectives qui peuvent être cadenassées durant un certain temps pour permettre le vivre ensemble. Et quřil nřest pas du tout sûr que lřinstitution de ces cadres dans le long terme atténue la force des dissensus quřils contiennent. Lřhybridation des termes du dissensus nřest pas donnée dřemblée par le temps ni même par le renouvèlement générationnel. Cřest lřun des enjeux clés de toute dynamique de transformation sociale et urbaine, et de la façon dont elle sřopère. Cřest aussi là que lřon peut prendre la mesure du fait que la petite histoire de lřen-soi du voisinage dans la récurrence et la contention formelle des conflits par la civilité peut finir par faire la grande histoire lorsque les cadres craquent, comme ce peut-être le cas lors de certains conflits urbains. Et sřil est une compétence ordinaire spécifique des gens de la rue, cřest de savoir reconnaître cela dès le premier regard quřils portent sur les moments et les lieux de la ville. Non pas quřils soient nécessairement ciblés à priori, mais plutôt que la solidarité de certains voisins peut déclencher une hostilité de la part des autres dont ils seront au final les victimes expiatoires.

Le troisième mouvement est celui qui va du corps au sujet ou dit autrement ici, le mouvement qui va de la corporéité de lřexpérience de lřaltérité à lřaffirmation du sujet dans le monde commun.

40 Nicolae Gheorghe, « L'ethnicité des Tsiganes Roma et le processus de transition en Europe de l'Est », Etudes

Tsiganes 2012/2 (n° 50), p. 130-139. DOI 10.3917/tsig.050.0130

Le texte publié en 2012 est la traduction dřun extrait du texte dřune intervention de Nicolae Gheorghe lors dřune conférence tenue aux Etas Unis en 1990.

75 Jřentends par corporéité lřexpérience du corps comme expérience de soi et de la découverte de lřautre en soi jusquřà la corporéité comme accomplissement pour « faire corps » en participant au-delà de soi même à un commun dont la signification politique ou spirituelle nřest pas pur concept détaché de la pratique du corps à corps : dans le voisinage ou la rue où la mise à distance symbolique est toujours autant respect quřauto-protection ou que communication avec ce que cet acte suppose comme attente de lřautre en soi, en son corps même ; le corps comme objet du respect de lřautre différent où sřexposer cřest toujours se placer sous le regard de lřautre en comptant sur lui pour reconnaître sa singularité, dans les rapports de genre comme dans le corps à corps de la manifestation où se compter cřest se conter sous le regard des autres ; ou comme à propos de la prière collective, quřon la pratique soi-même ou quřon nřadmette pas que ceux qui lui accordent une signification spirituelle ne puisse pas la pratiquer ; ou encore le corps comme transposition de la représentation effective dřun lien entre tous à une organisation, comme le corps enseignant… et plus généralement pour toute ritualité qui toujours requiert la disposition du corps à une configuration sensée. Cřest donc dřune corporéité empathique quřil sřagit ici comme source dřune action sensée individuelle ou collective dans le rapport aux autres proches et/ou aux autres inconnus ou lointains.

In fine le terme du mouvement débouche sur la question des circonstances et des contextes. Où lřon discutera les circonstances comme éveil de la possibilité de lřautre en soi déjà là, cřest-à-dire de lřéveil de lřipséité, dans le surgissement dřune vision dřune coexistence effective ou le devenir de lřautre devient la condition de son propre devenir comme sortie ou dehors de lřen-soi, et dont lřamour est certainement la figure originale. Tandis que le contexte serait plutôt de lřordre du registre de la stratégie, ce qui suppose de le configurer comme cadre dřaction. Un tel travail de configuration nécessite de sřengager dans un cycle de déterritorialisation - reterritorialisation, lequel est aussi toujours la voie dřune possible transfiguration du sujet en action.

Mais ce mouvement est peut-être aussi le plus problématique des trois mouvements par lesquels on entreprend ici le décentrement.

Un premier aspect problématique résulte de lřambiguïté dont le terme corporéité est chargé, non pas dans sa définition comme « corps que lřon a », qui renvoie à une construction sociale, mais par ce de quoi il se distingue couramment dans lřéthique : la corporalité « comme corps

76 que lřon est »41. Or cette opposition pourrait selon la manière dont « le corps que lřon est » est

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