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Les trois mouvements précédemment décrits sřarticulent dans une tentative de dérouler la thèse en trois intrigues en France, en Ex Yougoslavie et en Roumanie à un moment de lřHistoire où une onde de mondialisation vient déstabiliser les sociétés et leurs institutions.

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Chapitre 1 - Préliminaire : l’inconnu familier figure des espaces

intermédiaires

Cependant si jřai choisi, avant dřentrer dans les intrigues elles-mêmes, de commencer le déroulement de cette thèse par une préliminaire portant sur lřétude dřespaces intermédiaires

de voisinage, cřest en raison du fait quřen arrière plan des terrains dans lesquels se déroulent les intrigues, les cadres sociaux ordinaires de contention des dissensus du vivre ensemble apparaissent comme un enjeu décisif des confrontations entre groupes sociaux ou entre un ou des groupes sociaux et les institutions et les pouvoirs publics. Cřest toujours le voisinage et ses espaces intermédiaires de coprésence ordinaire des corps, des langues et du regard, entre espace public et espace privé, qui sont les premiers mis à lřépreuve des confrontations, en raison du fait quřil sřy construit au long cours des usages de la coprésence dans lřaltérité et que cřest, à mon sens, au regard de ces usages construits quřon peut saisir la portée sociale et politique non seulement des solidarités qui sřy expriment mais aussi celle des mésusages. Car si cette construction des usages de la coprésence comprend toujours une part dřimprovisation et dřinvention collective qui leur donne leur spécificité locale ou résidentielle, elle est toujours aussi une contribution constituante de lřespace public avec lequel ces espaces intermédiaires se confondent sur ses marges.

De sorte que si les normes dřusage dans lřespace public sont lřhorizon du commun du voisinage, les pratiques de voisinage façonnent elles aussi la figure anonyme du passant considérable, figure anonyme de lřétranger dans lřespace public comme un autre sur lequel on compte comme contributeur à la paix des usages, sans autre exigence de réciprocité que celles sur lesquelles reposent les civilités ordinaires dont les épreuves du voisinage sont les épreuves élémentaires et ultimes à la fois. Car le voisinage est aussi le lieu dřune délibération continue entre ce qui relève de la simple civilité et celle de lřengagement commun ou contradictoire dans la préservation voire dans la construction dřun rapport à lřenvironnement. Or les mutations et les conflits qui se déroulent dans lřenvironnement peuvent menacer les conditions de félicité du vivre ensemble dans la proximité. Et les tensions dans ou avec lřenvironnement peuvent alors prendre la forme dřune cause commune et renforcer la cohésion, par exemple dans des formes de mobilisation locales ou de solidarité de proximité, ou au contraire, aux limites de lřexpérience commune, dans le voisinage même ou dans lřespace public, détruire les cadres de contention des dissensus propres au régime de voisinage.

83 Dès lors il me semble quřil faut comprendre les pratiques de voisinage, les pratiques dřentraide, de solidarité de proximité, les relations avec lřintrus, et les formes dřanonymat familier qui sřélaborent dans les espaces confinés du voisinage immédiat où dans lřespace public de proximité, non seulement dans leur rapport à lřespace public de la rue mais aussi dans leur rapport à lřespace public en général. Car, dans ces espaces intermédiaires qui apparaissent dès lors comme des lieux-moment49 dřune expérience du vivre ensemble, les pratiques de voisinage participent de la constitution du plus grand cercle des effectifs de la

communauté instituante dont parle Simmel dans son ouvrage Le pauvre50. Pour une part, même si elles se réfèrent toujours à lřespace public, ou plutôt justement par ce quřelles sřy réfèrent toujours, du fait même que sřy travaille lřélargissement ou au contraire le fractionnement du plus grand cercle des effectifs de la communauté instituante, lřétude socio-anthropologique des épreuves du voisinage apparaît aussi indispensable à lřintelligibilité des enjeux politiques et sociaux du vivre ensemble quřune analyse des discours politiques, de la scène médiatique ou des rapports entre citoyens, groupes sociaux, pouvoirs politiques et institutions.

49 Par lieux-moment jřentends des lieux où sřintriquent les histoires de différentes populations, donnant lieu à des pratiques qui changent la configuration des rapports de voisinage et qui dans une certaine mesure installent des régimes de coprésence et de relations de voisinages. Jřutiliserai ce terme à plusieurs reprises dans la suite de ce travail, notamment dans la partie qui se déroule dans les Balkans.

On peut les considérer dans le mouvement de leur constitution par les pratiques dřajustement des rapports de coprésence entre des populations que les statuts et les attachements ou les représentations réciproques peuvent opposer.

Mais on peut aussi les considérer comme étant déjà là, cřest-à-dire sous lřangle dřun régime de pratiques déjà existant en ces lieux. Le régime de pratiques est la alors la signature reconnaissable des lieux. Les lieux- moments ont alors les propriétés dřune configuration déjà là.

Mais en tant que configuration ils peuvent apparaître comme un possible par lřexistence déjà là des principaux constituants de la configuration.

Les gens de la rue, quřil sřagisse des Rroms ou dřautres populations de la rue, privées des supports sociaux sur lesquels reposent les modes dřexistence courants, savent bien reconnaître ces configurations hospitalières ou hostiles dans les villes.

Un lieu-moment est toujours référé à une expérience de lřinscription dans lřespace, dans la ville comme dans les mondes ruraux, de régime de coprésence admettant des formes dřaltérité spécifiques.

Jřai utilisé le terme moment non seulement comme marque du temps, mais aussi au sens physique comme

moment des forces qui concourent à la stabilité des lieux, à leur cinétique et par conséquent à leur disponibilité à la perturbation, et qui signifie aussi la puissance de destruction que peut libérer la déstabilisation des régimes de pratiques qui les caractérisent. On verra que dans les pays de lřex Yougoslavie, certains territoires aux marges des anciens empires, les krajinas en particulier, ont été peuplés par des minorités et que ce sont élaborées des pratiques de voisinage ritualisées permettant de contenir les dissensus entre majoritaires et minoritaires. La déstabilisation plus ou moins intentionnelle de ces cadres dans la formation des Etats-nation dans les années 90 à entraîné la libération de forces antagonistes dřune puissance incommensurable.

84 Leur importance tient au fait que sřy travaille sur le plan des relations espace public-espace privé, la transposition des tensions et ajustements entre le travail social de la communauté du plus grand cercle des effectifs, communauté fondatrice de la Cité incluant lřétranger vivant là, et le travail politique de la communauté des citoyens. Cřest-à-dire la tension entre citoyenneté et citadinité, cette dernière étant entendue ici comme participation à la Cité dont la ville est à la fois une métaphore et une épreuve dans la réalité vécue. Travail de la citadinité et travail de la citoyenneté renvoient alors respectivement au pouvoir instituant du social et au pouvoir instituant du politique, toujours en tension, dans un rapport ordinairement dialectique et jurisprudentiel mais qui peut aussi prendre une forme conflictuelle aux limites spatio-temporelles des lieux moments.

Je présente dans cette partie liminaire, la synthèse dřune étude des espaces intermédiaires dans le quotidien dřune rue de Villeurbanne à Lyon entre faubourg et nouveau centre ville où se fréquentent dans la rue comme dans les immeubles des ménages de multiples cultures, juifs sépharades, immigrés maghrébins, italiens, portugais, héritiers de familles dřartisans et nouveaux venus dans des lofts en pied lřimmeuble en lieu et place dřanciens ateliers. Cřest le quotidiens des relations et des ambiances dans ce morceau de ville que jřexplore ici par une approche ethnographique des espaces, de leurs petites intrigues, du travail de figuration par lesquels le petit monde de la rue Kahn construit la figure de lřinconnu familier, véritable habitant des lieux.

Par ce préliminaire, cřest une sorte de grammaire des relations de voisinage quřil sřagit de mettre à jour et qui constituera un trame implicite des langage des corps et des interactions dans les espaces liminaires de la rue où se pratiquent les activités de mendicité, de chalandise, dřentraide ou de repli des gens de la rue que sont les arrivants Rroms des squats et des campements urbains sous le regard du citadin. Car on peut lire lřengament du citadin dans une économie des expédients dans lřespace public de la rue comme une extension ou un débordement du voisinage vers lřespace public.

85 Chapitre 2 - En France

La ville des Rroms à vue d’œil et l’économie des expédients

Lřinstallation dřun groupe de Rroms dans un campement aux abords du fleuve et dřautres dans des voitures sur les parkings qui bordent le quai dřHerbouville à Lyon, vient troubler les routines du voisinage dans le quartier et suscite à la fois plaintes et solidarité discrète. Alors que lřhiver se fait dur, on suit le mouvement dřune initiative spontanée de voisins soucieux dřaider les gens du campement en manque de bois de récupération pour le chauffage dans cette période en raison du nettoyage des chantiers aux abords du centre ville à lřapproche de la fête de lumières, évènement phare de la ville et qui amènent en son centre plusieurs centaines de milliers de personnes. Des épisodes de fuite des ménages hors du campement pour se rendre dans les gymnases du plan Grand froid au démantèlement répété du campement par les forces de lřordre, la course à lřhébergement dřurgence, les tourments de lřhiver, les crues du fleuve, les tensions avec le voisinage et les familiarité discrètes se confondent dans la météorologie tourmentée et imprévisible qui règne sur lřexistence des populations. Mais lřexpérience de livraison du bois révèle des figures reconnaissables et les gens du camp identifiables à grand trait dans le voisinage deviennent reconnaissables lorsquřon les croise dans la rue. Cřest ainsi quřon peut suivre la greffe du campement dans les multiples interstices ou espaces intermédiaires que la ville dense engendre dans un chaos ordonné et où se connectent de multiples réseaux dřune économie des expédients dans laquelle les voisins peuvent prendre part. Mais cřest aussi la topologie de lřhospitalité et de lřinimitié dans la ville qui se dessine dans lřitinérance urbaine continuelle qui définit lřexistence quotidienne des populations des campements et des squats entièrement attachés à leur survie dans la récurrence de lřinsulte et du mépris comme de la répression, dans la récurrence du malentendu mais aussi de relations parfois fécondes avec les multiples voisins, associations ou groupes en maraudes et réseaux militants qui se proposent de les aider. Quřest-ce que cřest quřun campement, et quel est son devenir urbain ? Quelle est donc la politique de lřEtat qui en même temps quřelle protège (plan froid, dispositif dřurgence, …) brutalise et rejette continuellement à la rue ou hors des frontières de nouveaux citoyens européens déclarés indésirables par un discours public ouvertement raciste formulé par le plus haut niveau de lřEtat ? Comment ne pas lire comme une action collective sensée le combat des Rroms exposés au regard de tous, entre endurement et affirmation dřune dignité qui ne peut sřexprimer que par le langage du corps à défaut de maîtrise de la langue et de porte

86 parole ? Peut-on lire leur manière de résister dans la ville comme procédant dřune action sensée par une herméneutique du sujet inspirée de Ricoeur ?

Un incident urbain auquel jřai été mêlé mřa conduit à nouer des relations avec une jeune femme rrome et sa famille. Cette partie rend compte du parcours quotidien du combat pour la vie dans les bords de la société et des institutions.

Au cours de ce parcours la famille trouvera le secours de militants de quartiers populaires eux-mêmes engagés dans une forme inventive de solidarité dans les vortex de la précarité et de lřexclusion et dans les aires du repli dans les quartiers ou dans lřindifférence scrutatrice de lřespace public les grandes cités. Alors que la famille cherche un refuge après un attentat au cocktail molotov sur son squat, la mobilisation par les militants dřun groupe dřhabitant dřun quartier de Villeurbanne pour ouvrir un squat dans leur propre monde, révèle que par ces pratiques dřéconomie des expédients non seulement ils travaillent à la consolidation de leur propre milieu mais aussi à son ouverture au-delà des frontières de lřentre-soi, pour faire face aux forces conjuguées de concentration et de dispersion, de repli et de transformation sociale, qui sřexercent à la fois sur et par le milieu. Ces militants qui ont porté secours aux Rroms sont des figures de la génération des héritiers de lřimmigration maghrébine qui à la suite des acteurs associatifs des années 80 ont renouvelé les luttes de lřimmigration pour les droits et la reconnaissance.

Intrigues de la ville et de la transformation sociale des communautés d’expérience de l’immigration.

Dès lors, les intrigues conjuguées des parcours dřacteurs et de la ville se déplacent sur le sujet de la relation entre les pratiques dřengagement des générations des années 80 et 90 et les dynamiques de transformation sociale de lřimmigration51.

Pour cela, Jřai poursuivi deux approches, synchronique et diachronique, en tentant de dépasser la limité dřune telle approche - synchronicité et diachronicité dřune transformation ne sont jamais complètement dissociables Ŕ en conjuguant dans différents champs chargés dřenjeux dans cette période (cultuel, socioéducatif, politique, urbain) les différents analyseurs des transformations sociales que sont les rapports générationnels, intergénérationnels et de genre.

51 Principalement maghrébine et surtout dřorigine algérienne pour ce qui concerne mes terrains dans la banlieue lyonnaise

87 Approche synchronique

A partir du suivi de lřaction dřun réseau militant de la banlieue, en soutien à la famille rrome, lřenquête remonte à leurs pratiques militantes de solidarité directe reposant sur des relations de proximité et en lien avec leur stratégie de défense des droits des migrants, des chibanis.a.s en particulier. Je me suis attaché à la contribution de ces deux registres dřengagement intriqués à une dynamique de consolidation des milieux de lřimmigration dans les quartiers de banlieue lyonnaise et notamment au potentiel dřouverture de ces pratiques de solidarité et dřentraide à dřautres publics, notamment les pauvres, les Rroms ou les sans papier de toutes origines. Jřai tenté de recomposer lřarchitecture des différentes ramifications du réseau mobilisées pour assurer le succès de la campagne « justice et dignité pour les chibani-a-s » qui sřest déroulée de 2006 à 2014. Cette campagne a relié les plus haut niveaux de lřEtat, des réseaux diplomatiques, des fonctionnaires, des responsables de foyers, des groupes de quartiers de différentes générations, des structures relais dans la ville, des interlocuteurs familiers répartis dans la ville, un réseau dřaide alimentaire, des artistes, des intellectuels, et aussi le réseau affinitaire des chibani.a.s eux-mêmes. Je me suis attaché à rechercher le bloc de significations au fondement dřune matrice de transitivité donnant sa consistance au réseau comme réseau de significations. On y découvre quřun élément déterminant de cette matrice de transitivité était la mémoire des luttes de lřimmigration qui sřexprime notamment dans lřhistoricité dřune mobilisation des générations dřhéritiers envers leurs ascendants.

Jřai conduit lřenquête sur cette partie en conjuguant trois types de pratiques. 1 - Une certaine forme dřobservation participante à partir de relations construites dans lřaction conjointe de soutien à la famille rrome en même temps que je participais à des échanges sur lřéquipement sociotechnique de leur épicerie en lien avec un projet dřéchange de jeunes transméditerranéen. 2 Ŕ Des discussions régulières dans un cadre affinitaire avec certains de militants, en particulier avec Boualam Azahoum le président de lřassociation El Ghorba, figure clé de ce réseau et des luttes de lřimmigration et des quartiers populaires depuis la fin des années 80. 3 Ŕ Par une recherche documentaire et des discussions ou ma participation à des actions locales avec dřautres membres de ce réseau de solidarité, à Vénissieux, à Vaulx en Velin, Saint Fons etc. cřest à dire sur mes terrains privilégiés.

La densité du vide ou la dialectique de la frontière et du milieu Approche diachronique

88 Dans cette approche diachronique, on suit ou retrace le parcours de trois segments de générations militantes sur le long court, plus de 20 ans, dans leurs relations entre elles, à leurs mondes de banlieue et aux institutions. Ces trois segments de générations se distinguent par leurs histoires propres et leurs registres dřengagement bien quřils se recouvrent en partie du fait des nombreuses relations qui les relient par des expériences partagées, par un feeling

commun52, par un concernement réciproque et par la proximité des réseaux générationnels et familiaux qui connectent les différents quartiers de la banlieue. Lřon pourrait à grand traits caractériser ces trois segments par deux entrées, le cadre de leur engagement et leurs territoires ressources dans la ville. On aura ainsi : 1 - La génération héritière des luttes des années 80 avec comme territoire-ressources Vaulx en Velin en raison du renouveau des contenus et des formes de mobilisation, et aussi de transmission génération quřont suscité la mort du jeune Thomas Claudio en 1990 lors dřun accrochage de rue avec la police et de la révolte urbaine dřun grand partie de la population des ZUP de la ville qui a suivi son décès. 2 Ŕ La génération UJM, Union des Jeunes Musulmans dont lřancrage à Vénissieux tient non seulement au fait que ses initiateurs y résidaient mais aussi au fait que dans lřaprès 1980, cřest dans cette ville que les jeunes fondateurs de lřUJM en quête dřun islam en phase avec leur monde à lřécart de lřislam conformiste des parents, ont pris conscience de lřimportance dřarticuler leur pratique avec un engagement social direct dans cette ville en proie à la déshérence après les espoirs suscités par lřémergence de la génération beur des années 80 oubliée des pouvoirs publics. 3 Ŕ La génération JASP de Saint Priest (Jeunes Avenir Saint Priest) fondée pour partie par des jeunes engagés dans le sillage des JALB (Jeunes Arabes de Banlieue, mouvement historique des années 80 à Lyon), mais regroupant aussi de jeunes musulmans soucieux dřun engagement social, sřest quant à elle concentrée sur la ville elle-même et est progressivement entrée dans le jeu de la négociation avec les institutions puis de la participation à la municipalité, sans pour autant renoncer à ses engagements militants de terrain.

Si ces trois segments de génération suivent des parcours différents, ils se retrouveront régulièrement sur des enjeux communs.

Cřest le suivi au long cours de la génération JASP (Jeunes Avenir Saint Priest) qui nous conduira de lřexpérience native de cette génération jusquřà sa contribution à la Municipalité de Saint Priest. Nous la suivrons dans ses pratiques, dans les espaces socioculturels, dans les clubs sportifs, lors de moments de remémoration ou de formulation de ses dilemmes, dans le

89 cours de son action dans une ville de banlieue sans flux ni densité de chalandise et à lřurbanisme dispersé, chargé de vides et dřenclosures. Nous verrons que dans ce parcours qui conduit à une certaine reconnaissance, rien nřest jamais acquis et quřil faut toujours revenir

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