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M. D, 71 ans, est atteint d’une leucémie iatrogène, secondaire à un traitement immunosuppresseur qu’il a reçu dans le cadre d’une pathologie auto-immune. Il est couvert d’hématomes. Une perte totale de son autonomie physique le cloue au lit. Grand sportif, il participait chaque année au Tour de France en amateur. Il exprime avec désarroi, devant l’aréopage de la « grande visite médicale », sa

honte à l’égard de sa totale dépendance physique. Son épouse, présente lors de la

visite, écoute douloureusement cette déclaration qu’il n’avait jamais prononcé

triadique (père, mère sujet) autrement dit que la condition de fusion dyadique avec la mère se dépasse. Le stade anal permet cette affirmation de soi (la première adolescence. Cette étape primordiale pendant laquelle l’enfant dit systématiquement « non ! » constitue une charnière dans la construction du moi.

157 Lauxerois J., « Pour une éthique de la honte, à la lumière de l’expérience grecque » in Lacroix A. et

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auparavant devant elle. La détresse

Monsieur D. exprime une détresse telle, inédite pour son épouse, que cette épreuve nous paraît profonde archaïque et insupportable. Cette honte de l’état de dépendance, de perte de tout pouvoir, dans lequel le patient se trouve représente précisément cette honte qui fait parfois préférer mourir. Martha Nussbaum va théoriser la présence d’une honte primitive, très profonde, lorsque l’enfant percevrait cet état de dépendance. « Lorsqu’un enfant réalise qu’il est dépendant des autres, nous pouvons présager qu’une émotion de honte primitive et rudimentaire puisse s’en suivre ».158 Elle situe cette période dès la première année, au moment de l’angoisse de séparation : « Je voudrai suggérer que la honte émerge progressivement pendant la première année de vie, peut-être devenant pleinement émotion seulement qu’après que le processus de séparation ne soit achevé. »159 Ce processus de séparation semble bien correspondre au processus qui a cours au 8e mois de vie défini comme angoisse de séparation.160 La honte serait même connectée avec la peur d’être abandonné par le donneur de soin, la mère en particulier selon Gerhart Pears, ce qui pourrait aussi correspondre à l’angoisse de séparation.161

Dépendance, alitement, besoin de l’autre pour sa survie ne peuvent faire qu’écho

à la situation archaïque de détresse potentielle ou désaide162 du nourrisson. La notion de Hilflosigkeit, que Laplanche et Pontalis traduisent par « état de détresse » fut décrite pour la première fois par Sigmund Freud :

« état du nourrisson qui, dépendant entièrement d’autrui pour la satisfaction de ses besoins (soif, faim), s’avère impuissant à accomplir

158 Nussbaum M., Hiding from humanity, op. cit., p. 196. « When a infant realizes that it is dependent

on others, we can therefore expect a primitive and rudimentary emotion of shame to ensue. » Notre

traduction.

159 Nussbaum M., Upheavals of Thought – The Intelligence of Emotions, op. cit., p. 184. « I would

suggest that shame emerged gradually over the course of the first year of life, perhaps becoming the full-fledged emotion only after a sense of one’s own separateness is achieved. » Notre traduction. Voir

chapitre IX.

160 Spitz R. A., De la naissance à la parole : la première année de la vie, Paris, 2002 [1965] ; Bowlby

J., Attachement et perte, op. cit. La peur de l’étranger et l’angoisse de séparation s’amenderont progressivement si les figures d’attachement sont fiables, autrement dit si l’attachement est sécure.

161 Piers G. and Singer M. B., Shame and Guilt, A psychoanalytic and a cultural study [1953], op. cit.,

p. 16.

l’action spécifique propre à mettre fin à la tension interne. Pour l’adulte, l’état de détresse est le prototype de la situation traumatique génératrice d’angoisse »163.

L’état de détresse originaire de l’enfant est un état de confrontation à la mort possible en l’absence d’une fonction maternelle au moins présente pour sa survie physique à défaut d’être suffisamment bonne pour sa survie psychique. Cette détresse resterait gravée, toujours présente au fond de la psyché adulte, bien que recouvert par les strates des acquisitions et des maîtrises successives Cet état de détresse serait réactivé, nous dit en quelque sorte Freud, par les états de traumatisme générateurs d’angoisse ainsi que nous l’éclairerons un peu plus dans la situation suivante de Madame T.

Cet état de détresse chez le nouveau-né est relié à sa nudité physique et psychique « incapable d’entreprendre une action coordonnée et efficace ». La réactivation de cet état de détresse, comme chez Monsieur D., se retrouve précisément dans cette situation humiliante d’être en incapacité d’entreprendre une action coordonnée et efficace. La dépendance à autrui appelle secours et pudeur de la part de la personne qui en est à la fois témoin et responsable.

Nudité originaire

L’état de nudité originaire représente une situation fondatrice que des récits antiques narrent de façon métaphorique. Un récit connu de l’histoire de l’humanité occidentale expose la raison de cette nudité de l’homme, seule « espèce mortelle » à

163 Voir Laplanche J. et Pontalis J.B., Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit, p. 122-123 : « Terme de

la langue commune qui prend dans la théorie freudienne un sens spécifique : […] Le mot Hilflosigkeit qui constitue pour Freud une référence constante, mérite d’être dégagé et rendu en français par un terme unique. Nous proposons état de détresse tout court, car il s’agit pour Freud d’une donnée essentiellement objective : l’impuissance du nouveau-né humain ; celui-ci est incapable d’entreprendre une action coordonnée et efficace. »

La Hilflosigkeit est une notion essentielle pour nous dans la clinique de la honte. Traduite également par désaide, sans secours, en besoin de secours, il est un signifiant en réalité intraduisible. C’est ainsi que dans Inhibition, symptômes et angoisse, Paris, PUF, 2007. Freud reconnaît aux « dangers internes » la perte et la séparation qui, augmentant la tension interne, entraînent des excitations, autrement dit un mal-être majeur, immaîtrisable, ce qui définit l’état générateur du sentiment de détresse.

80 ne pas être protégée dans la nature sauvage et à se retrouver en état de nudité absolue, sans poils, ni plumes, ni même écailles.

Le sophiste Protagoras, dans le dialogue éponyme de Platon164, reprend le mythe

de Prométhée pour donner une origine symbolique à cette nudité dans laquelle honte et pudeur s’incarnent. Le mythe marque fortement la distinction entre les hommes et les animaux, mais aussi entre les hommes et les dieux. Prométhée est chargé par ces derniers, lors de la création du monde, de distribuer les qualités et les dons physiques aux espèces mortelles. Ces mesures de protection étaient destinées à prévenir la disparition des races. Épiméthée, son frère cadet, étymologiquement « celui qui pense après », demanda à son aîné d’effectuer la mission. Ils convinrent tous deux que son frère aîné vérifierait son travail quand il serait fini. Lorsque Épiméthée eut distribué la vitesse à la gazelle, la carapace à la tortue, la force au troisième et ainsi de suite, il « fut fort dépourvu quand Prométhée fut venu ». Devant distribuer une qualité à l’homme, il constata que sa besace était vide. Plus rien pour l’homme, ni poils, ni plumes pour se protéger du froid, ni ailes pour se sauver, ni cornes pour se chausser. L’homme dut rester nu et sans défense dans la nature hostile.

Prométhée, afin de réparer l’étourderie de son frère, transgressa la limite imposée entre les immortels et les mortels !165 Il alla voler le feu à Héphaïstos et la tekhnè à Athéna pour les donner à l’homme. Ce dernier put alors affronter la nature hostile en fabriquant les outils dont ils avaient besoin pour y survivre, se loger, se couvrir et chasser. Il put utiliser le feu, pour cuire les aliments cueillis ou chassés ou encore pour se chauffer. La technique rend l’homme puissant et soumet la nature à son bon vouloir.

Malgré le feu et la tekhnè, il ne pouvait se défendre contre les bêtes sauvages. Seuls les autres hommes, ses semblables, auraient pu le protéger, mais ils s’entretuaient dès qu’ils se rassemblaient. Prométhée n’avait pas pu voler à Zeus l’art de vivre ensemble, l’art politique réservé aux dieux et à Zeus en particulier, art que ce dernier gardait jalousement. Afin d’éviter, par leur surcroît de pouvoir, que les hommes ne se détruisent mutuellement, Zeus leur imposa, à tous sans exception,

164 Platon, Protagoras, 320d, trad.. Monique Trédé et Paul Demont, Paris, le Livre de Poche, p. 79-83. 165 Nous connaissons le prix qu’il paya d’avoir aidé les mortels : attaché, un aigle lui mange

l’aidôs166 et la dikè. L’aidôs est entendue comme « honte ontologique » ou « sens de la limite » ou encore « délimitation d’avec le monde des dieux en tant que mortel ». La dikè est entendue comme justice. Ces deux attributs, la justice et le sens de la limite, constituent la fondation de la conscience politique et de la vie en communauté. Zeus décida, du fait de l’importance fondamentale de ces deux vertus, que tout homme incapable d’aidôs – c’est-à-dire toute personne éhontée sans honte ou sans pudeur (anaideis) – et de diké serait exterminé comme fléau de la société167 ; il promit de s’en charger lui-même. La nudité humaine est, fondamentalement, secourue par la

tekhnè, réchauffée par le feu, voilée/cachée par l’aidôs, protégée par la dikè.

La néoténie

Cet état de nudité se trouve d’autant plus radical chez l’être humain qu’il relèverait d’une prématurité constitutionnelle, encore appelée état de néoténie, (de

néo nouveau et tenein perdurer en grec). La néoténie, spécifiquement humaine,

constitue une blessure narcissique supplémentaire. L’homme serait définitivement plus fragile et plus incomplet que toutes les créatures mammifères sur cette planète (à l’exception de l’axotl, mammifère qui, comme l’homme, présente ces mêmes traits de prématurité) :

166 C’est d’ailleurs ce qu’exige Zeus des humains, qu’ils soient équitables entre eux et qu’ils ne

dépassent pas leurs prérogatives d’être limités. L’aidôs est central dans la pensée grecque. Il s’agit dans le Protagoras de l’aidôs repris par Platon à partir de la théogonie d’Hésiode. Présent dans toute la Grèce présocratique, chez Homère, Sophocle, l’aidôs est le concept robuste autour duquel s’articulent les origines et le destin de l’homme mortel, c’est-à-dire du brotos. La limite y est toujours relative aux dieux qui eux immortels n’ont pas de limite. Ils ne partagent pas cette illimitation avec les mortels. Ce terme présente de très nombreuses occurrences notamment dans l’Odyssée. Le retour d’Ulysse à Ithaque alors qu’il est déguisé en vieille personne est paradigmatique en cela : « Tu subis à la fois la triste vieillesse et les vêtements sales et honteux qui te couvrent. » Ou encore : « se couvrant lui-même de plaies honteuses, les épaules enveloppées de vils haillons » p. 823. L’aidôs perd de sa robustesse avec l’avènement de l’idéalisme platonicien. D’une forme de monisme, la question de la chute de l’âme dans la corporéité apparaît dans la philosophie et s’introduit ultérieurement dans les reprises de la traduction grecque de la Bible. Dans le Protagoras, il est indépendamment traduit par respect, égard pour les autres, pudeur ou sens de la honte.

167 En effet, aucune communauté ne peut survivre, sans justice minimale et sans conscience de la

limite, sans un minimum de sentiment de honte, dans l’hubris, dans la folie d’un narcissisme trop prégnant. Mais l’homme l’a-t-il jamais mis en pratique, lorsque nous observons les capacités toujours plus grandes de destruction qu’a permis l’hubris de la technoscience, autrement dit la démesure d’un narcissisme toujours plus présent qui s’infiltre dans toutes les sphères intimes, sociales et politiques. N’est-ce pas plutôt Narcisse qui fleurit dans le monde contemporain ?

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« L’homme ne quitte aucune des phases de son ontogenèse définitivement, clairement, en ligne droite, pour s’épanouir de part en part dans la suivante […] D’après cela, l’homme est phylogénétiquement, un prématuré, un embryon, qui s’est arrêté au stade prénatal du développement organique et qui n’est devenu pleinement mature qu’à un seul égard, celui de sa capacité de reproduction » 168

On pourrait même conjecturer que l’état de détresse prendrait sa source précisément dans cette situation particulière de prématurité. Du moins, cet état de prématurité pourrait radicaliser l’état de détresse premier. Nés avec des stigmates de la période fœtale (fontanelle, position du trou occipital, absence d’os pénien), dans l’incapacité de marcher ni de ramper, les néotènes que nous sommes, tous sans poils, très longtemps, dépendant du joug maternel, sont définitivement nés trop tôt. Nous gardons ces signes de fœtalité et de juvénilité, normalement provisoires, qui au lieu de disparaitre, perdurent et s’installent comme caractères définitifs sans empêcher l’éclosion de la génitalité, sans empêcher la possibilité de se reproduire lors de la puberté.169 Cette néoténie s’exprime notamment par la très longue et très importante dépendance vitale à la mère, essentiellement la première année. Elle créerait un lien direct entre détresse, dépendance et honte.

La démaîtrise et le dévoilement entrainés par l’injustice de la maladie renvoient à cette nudité première, à cette carence foncière. Le surgissement de la honte apparaît pour le patient dans l’avilissement du dévoilement de cette incomplétude qui signe pour lui cette désespérante blessure narcissique, détresse même, fragilité dévoilée et

168 Blumenberg H., La description de l’homme, Paris, Les éditions du Cerf, 2011, p. 590. L’homme est

phylogénétiquement un prématuré, un embryon qui s’est arrêté au stade prénatal du développement somatique et qui n’est devenu pleinement mature qu’à un seul égard, celui de sa capacité de reproduction. Toute l’histoire émergera dans l’esprit de l’anatomiste Bolk dans les années 1920.

169 Le scientifique Bolk en 1924 met à jour cette réalité de tout temps reconnue. Il confirme que nous

sommes constitutivement mal faits, marqués par le manque et l’« avoir moins », c’est-à-dire nous révélant notre être néotène. Ses thèses seront reprises en 1930 par De Béer dans les années 1930 qui avance le thème de la pédomorphose consistant à maintenir un caractère normalement transitoire au stade embryonnaire. Mais « la théorie de la néoténie existait avant Bolk. Kollmann l’avait introduite dès 1884 pour désigner des faits ontogénétiques relatifs au développement de l’individu, mais Bolk a été le premier à en faire un concept phylogénétique relatif au développement de l’espèce humaine en nous révélant ainsi notre être de néotène. » Voir Dufour D.-R., Il était une fois le dernier homme, Paris, Éditions Denoël, 2012, p. 24.

dépendance absolue à l’autre pour sa survie.

Les malades chutent en quelque sorte, conscients de ce qui se passe, dans la période archaïque préverbale, temps des perceptions sans représentations170,

« retour » dans les premiers temps de leur vie. Cette expérience représente l’humiliation ultime : la dépendance est totale et le risque de décompensation psychique – à l’instar des situations d’angoisse extrême – est patent, jusqu’à la déstructuration, jusqu’à la psychose pour certains.

Ici, dans la situation de Monsieur D., indéniablement, la honte n’est pas à proprement parler « déstructurante »171 psychiquement, car elle peut encore se dire.

De très nombreux patients sont confrontés à une honte indicible, car elle met en jeu l’irreprésentable et c’est au soignant de sentir ce qui se passe d’implicite dans l’explicite. Elle est parfois repérée lors de la toilette par des mouvements agressifs ou de retrait avec contracture musculaire qu’opposent les patients aux soignants. La honte peut aussi se deviner dans l’isolement que certains demandent, avec interdiction aux visiteurs de rentrer dans leur chambre par exemple.

Honte de Monsieur D. devant l’aréopage de gens instruits, honte de Madame I. devant ces regards de jeunes soignants en bonne santé, comme immortels ? Sentiment d’indignité, de perte de dignité dû à ce corps qui faisait corps, qui faisait un entre corps et esprit. Et voilà que ce Körper qui faisait Leib, ce corps qui faisait chair, lâche ! En soins palliatifs, les rares hontes exprimées, car identifiées comme telles, concernent essentiellement les accidents liés à la perte de maîtrise des sphincters. Mais les hontes exprimées concernent aussi, de façon prégnante, les déformations du corps, les plaies et la dépendance. C’est alors que sourd fondamentalement la question du sens, du « à quoi bon ? », et parfois l’extrême désir de mort. L’être n’est plus sujet, même plus objet, pire il se perçoit subjectivement comme déchet. Cette violence de la honte exprime l’atteinte à la dignité, elle est une « insulte à la

170 Ces tensions internes sont perceptives, inconfortables et d’autant plus angoissantes qu’il n’y a pas

encore de mot à mettre sur la « chose » perçue comme dangereuse : la mort est à la clef.

171 Néologisme utilisé en soins palliatifs, mais venant du champ de la psychiatrie qui décrit les

angoisses qui sont telles qu’elles propulsent dans une forme de psychose schizoïde. Dans cet environnement confus de ce que Pierre Marty nommera la mosaïque première, les perceptions sont des choses qui ne sont pas liées entre elles.

84 dignité »172 : la honte pire que la mort est alors vécue comme poison.

La honte entretient également – comme nous pouvons le déduire logiquement de tout ce qui précède – un lien avec le traumatisme, ce qu’il y a en trop et ce qui fait béance dans la psyché, ce qui ne peut être supporté. Elle est alors vécue comme poison