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Madame E : la problématique excrémentielle et le reste de terre

Mme E, 45 ans, porteuse d’une pathologie cancéreuse, est atteinte d’une

sur des douleurs de type neuropathique (autrement dit neurogènes) liées à des dysrégulations de l’influx douloureux par atteintes neuronales) est une molécule particulière qui sera utilisée en cas d’association de douleurs de type neuropathiques et de syndrome dépressif.

138 Premières molécules utilisées à fortes doses pour des dépressions sévères, voire mélancoliformes,

utilisées en soins palliatifs en flash pour des bouffées d’angoisse, mais également à petites doses pour une anxiété modérée. Ces molécules sont aussi très intéressantes pour traiter des douleurs neuropathiques.

139 Nous faisons allusion à l’expression de Semprun J. dans L’écriture ou la vie, op. cit.

140 Nous faisons allusion à une expression de Patochka reprise par Paul Ricœur P., dans son article

célèbre « La souffrance n’est pas la douleur », in Autrement, « Souffrances » n° 142, février 1994.

141 Nous verrons que le terme de réciprocité revient souvent dans l’éthique de Martha Nussbaum. La

question de la fraternité, décrite par Ricœur et Semprun, et, de la solidarité des ébranlés, citée par Ricœur, ont un lien direct avec la réciprocité de Martha Nussbaum. Nous y reviendrons dans la dernière partie de notre travail.

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épidurite sacrée142. Elle présente, en conséquence de cette atteinte neurologique, une incontinence urinaire et fécale avec diarrhée profuse. Comme Morales, elle exhala avant de rendre l’âme : « Quelle honte ! »143

Comme Madame E., Morales exprime sa honte et Jorge Semprun, son ami, la rapporte ainsi :

« Un soubresaut convulsif agite Morales, une sorte d’explosion pestilentielle. Il se vide, littéralement, souillant le drap qui l’enveloppe. Il s’agrippe à ma main, de toutes ses forces ramassées dans un ultime effort. Son regard exprime la détresse la plus

abominable. Des larmes coulent sur son masque de guerrier. « Qué vergüenza ! » dit-il dans un dernier souffle. Est-ce que j’entends ce

murmure ? Est-ce que je devine sur ses lèvres les mots qui disent sa honte ? Ses yeux se révulsent. Il est mort. »144

Souillure, détresse, larmes, honte et mort constituent sa souffrance extrême. Mais Morales, à l’instar de Madame E. garde cependant une part de subjectivité, une conscience de lui-même qui lui permet de mesurer l’écart qu’il y a entre le guerrier qu’il était dans toute sa majesté, dans toute sa gloire, en tout cas tel que nous le laisse supposer le texte de Jorge Semprun, et cet être dégradé, souillé et nauséabond qu’il est devenu. L’écart, ici aussi, qui existe entre une représentation du passé, une idéalité, et la réalité crue et cruelle telle qu’elle apparaît, constitue le curseur de l’intensité possible de sa honte.

La honte se perçoit, se manifeste et parfois s’exprime particulièrement dans l’expérience de faillibilité des sphincters, perte de la maîtrise première acquise lorsque l’enfant devient propre et parle145. Les diarrhées, liquéfaction et puanteur à

l’instar de celles de ses deux amis fraternels, Morales et Halbwachs, que Semprun

142 Inflammation de la dure mère en regard des racines sacrées commandant les muscles du petit bassin

et interdisant le bon fonctionnement de ces nerfs utiles à la maîtrise des sphincters.

143 Il s’agit là d’une observation qui rejoint les observations que l’on rencontre régulièrement dans la

clinique palliative. Mais la honte, contrairement à cette situation dans laquelle la patiente l’exprime, n’est habituellement ni dégagée ni reconnue ; l’affect négatif est même le plus souvent dénié. La honte est perçue, lorsque la détresse qui s’y rapporte n’est pas à son acmé, c’est-à-dire lorsqu’elle peut être consciente et qu’elle peut se dire.

144 Semprun J., L’écriture ou la vie, op.cit., p. 251. Nous soulignons.

145 Ce vécu de honte, si profond dans les situations d’incontinence en général, et plus précisément de

accompagne – bien plus que les vomissements, pourtant plus violents physiquement – propulsent régressivement et négativement les patients à un âge où la dépendance était importante, où la maîtrise n’était pas acquise ; elles font basculer dans le désespoir et parfois dans la tentation prégnante d’en finir avec la vie. Les évocations euthanasiques sont ici les plus souvent rencontrées et exprimées réellement. Point- limite au-delà duquel l’intolérable est atteint, honte abyssale pour de nombreuses personnes.

À l’instar de Jorge Semprun si attentif à ses amis, Marguerite Duras s’occupa de son mari malade, Robert Antelme, au retour de Dachau. Elle écrivit que « ce que retenait de faire le cœur, l’anus ne pouvait pas le retenir, il lâchait son contenu »146, et cet excrémentiel « nous séparait de nous plus que la fièvre, plus que la maigreur, les doigts désonglés, les traces de coups des S.S. »147. Cette expérience représenta pour l’écrivaine la limite à jamais indépassable, celle de l’humain et l’inhumain, entre la parole et l’indicible.

Cette expérience inhumaine peut parfois conduire à une expérience d’un « au- delà de la honte », à l’instar de ce que montraient les personnes prostrées qui avaient abandonné toute volonté de vivre dans les camps de concentration et que l’on appelait les « hommes-momies », les « morts vivants », les « non-hommes »148 et plus

fréquemment encore dans l’argot du camp « der Muselmann »149, mort-vivant « trop vides déjà pour souffrir vraiment »150. On les nommait surtout des musulmans

146 Duras M., La douleur (1985), Paris, Gallimard, Folio, 1985, p.72. 147 Id., p. 73.

148 Agamben G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 45.

149 Id., p. 43 page dans laquelle on retrouve la définition poignante de Jean Améry « celui qu’on

appelait le « musulman » dans le jargon du camp, le détenu qui cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n’avait plus d’espace dans sa conscience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non spirituel eussent pu s’opposer l’un à l’autre. Ce n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts ». On retrouve p. 46, une recherche sur l’origine du mot musulman rapportée par Sofsky W., L’organisation de la terreur, trad.. Olivier Mannoni, Paris, Calmann Lév, 1995, p. 400 : « Le mot était en usage à Auschwitz, d’où il s’est propagé dans d’autres camps […] À Majdanek, les morts vivants s’appelaient des Gamel, à Dachau Kretiner (“crétins”), à Stutthof Krüpel (“estropiés”), à Mauthausen Schwimmer (“nageurs”), à Neuengamme Kamele (“chameaux”), à Buchenwald müde Scheichs (“cheiks fatigués”), et à Ravenbrük Muselweiber (“musulmanes”) ou Schmuckstücke (“joyaux”). Le terme de musulman se propage donc dans tous les camps de concentration et devient un concept, celui de mort vivant. Nous réserverons prioritairement ce terme de mort vivant, celui de musulman n’étant dans la conjoncture de terreur contemporaine, considéré par nous comme non adapté.

150 Primo Levi, Si c’est un homme, traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger, Turin, 1987, pp

74 puisque ces personnes très affaiblies n’avaient plus la force de se tenir autrement que dans des positions qui faisaient penser à la prière des pratiquants musulmans.

C’est ce qu’exprima précisément une patiente dans notre service grabataire, dépendante, qui nécessitait le port d’une protection liée à une incontinence urinaire, mais qui ne pouvait pas bénéficier d’une sonde urinaire du fait de l’atteinte loco-régionale d’un cancer du col de l’utérus. Elle demanda l’euthanasie à une de nos collègues, car, dit-elle, elle avait eu honte, trop honte. Elle se considère à présent au-delà de la honte.

Ce déchet excrémentiel que l’on rejette habituellement et automatiquement de soi, non sans quelque plaisir depuis l’enfance, devient ce pestilentiel auquel il est si difficile de se confronter. Il est douloureux de s’identifier – à l’instar du tout petit qui pense faire le cadeau d’un morceau de lui-même lorsqu’il lui est demandé d’aller sur le pot – à cette complète démaîtrise qui empeste. Ce qui s’échappe du corps constitue bien une partie de soi-même, démaîtrise qui fait naître chez le sujet un véritable vertige identificatoire. Les selles, résidu de l’ultime travail de tri et de maîtrise, sont aussi les bases de la relation à l’autre dans la capacité de choix de garder pour soi ou bien de donner. Dans la diarrhée, le choix n’est plus possible.151

Bien entendu, les diarrhées sont des symptômes qu’il est dans le pouvoir de l’arsenal thérapeutique symptomatique médical de soulager. La diarrhée est en effet régulièrement traitée positivement par des traitements morphiniques ou par des argiles. Tout ce qui touche au traitement des dysfonctionnements des fonctions des émonctoires, en particulier excrémentielle et urinaire, est une activité régulière en soins palliatifs. Les soignants sont particulièrement attentifs à la prévention de trois fléaux : le globe urinaire, les lésions et infections buccales et enfin la constipation.

Inversement, mais toujours dans le même registre excrémentiel, on observe chez la plupart des malades alités une préoccupation particulière pour les excrétions. L’alitement et l’alimentation réduite accentuent l’inconfort lié à la constipation. excellence.

151 Inversement, la constipation, fréquente en soins palliatifs du fait de l’emploi massif d’antalgiques

antalgiques notamment, moins humiliante en soi, convoque pourtant la honte lorsque le soignant ou le médecin, à visée explicative des mécanismes et de la hauteur du bouchon dans l’intestin, souhaite pratiquer un toucher rectal pour vérifier si l’ampoule rectale est vide ou pleine afin de la traiter.

Celle-ci constitue un tracas constant pour les patients, notamment lorsque cette constipation, en particulier sous morphiniques, est invalidante. L’angoisse de ne pouvoir aller à la selle s’associe à l’angoisse des médecins d’avoir à traiter une occlusion sur fécalome152. On peut se demander si ce genre de préoccupation, réelle ou fantasmée, ne remplace pas le souci du sexuel, dont on parle peu pour des raisons de pudeur, pour des raisons de respect de l’intimité d’autrui, mais aussi, et peut être pour des raisons plus obscures qui resteraient à explorer.

La situation de régression humiliante dans laquelle se trouvent les patients ferait peut-être écho à la période infantile lorsque sexe et émonctoire étaient intimement liés. En effet, lorsque Freud évoque une des rares fois la honte dans Le mot d’esprit et

ses rapports avec l’inconscient, il la rapporte à toute l’étendue de l’excrémentiel et du

sexuel dans les représentations de l’enfant :

« Le sexuel qui forme le contenu de la grivoiserie englobe plus que ce qui est particulier à chacun des deux sexes, il s’y ajoute des choses communes sur lesquelles porte la honte, c’est-à-dire l’excrémentiel, dans toute l’étendue du terme. Or c’est là l’étendue que possède le sexuel au moment de l’enfance, lorsqu’il existe pour la représentation une sorte de cloaque à l’intérieur duquel la séparation entre le sexuel

et l’excrémentiel se fait mal ou pas du tout. »153

La confusion dans la petite enfance entre les fonctions de la reproduction et celles de l’excrétion, entre le sexuel et l’excrémentiel, fonde ce sur quoi porte la honte, à la fois l’un et l’autre ainsi que l’impossibilité de les distinguer. Le secret de la séparation – étymologiquement « secret » vient de krinein en grec qui signifie « séparer, choisir, décider, juger » – entre l’excrémentiel et le sexuel participe des théories sexuelles infantiles avec la confusion que ce secret génère ; il ne sera levé que plus tardivement.

Pour Serge Tisseron, « la honte est l’affect maître du secret »154. Tout ce qui est

152 Le fécalome est une accumulation des selles durcies dans le rectum ou dans le côlon pouvant

entrainer une occlusion fonctionnelle avec nausées voire vomissements fécaloïdes.

153 Freud S., Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1905, p. 189.

76 secret n’est pas forcément honteux, mais tout ce qui est honteux est forcément secret. Il s’agit pour la honte, d’un secret qui ne peut être dit, le plus souvent, par son caractère non élaboré, voire non élaborable. Il ne s’agit pas d’un secret que l’on garde consciemment et volontairement pour soi. Le secret potentiellement honteux, c’est ce qui n’est pas encore différencié, séparé, conscientisé : un étranger familier qui est à la foi soi et non-soi. Le secret potentiel peut également concerner un objet de pensée, un objet psychique inélaborable par sa violence intrinsèque : la mort, un effroi lié à la guerre ou à l’accident, notre propre mortalité. Lorsque cet objet qui ne doit pas encore être dévoilé ou qui porte en lui la capacité de faire effraction alors la honte surgit lorsque ce dernier est mis à nu.

Mais, plus positivement, dans l’expérience infantile de l’excrémentiel, la honte participe fortement de l’apprentissage de la maîtrise de l’organique qui passe par la maîtrise sphinctérienne. Il est fréquent d’entendre des parents chercher à produire chez l’enfant qui se souille l’affect de honte. Tout cela reste enraciné sur le plan fantasmatique, dans l’archaïque, dans le temps de l’indifférenciation. Ce fait bio- psychologique aide à concevoir l’aspect confus de la honte. C’est au moment où l’indistinction entre les sexes existe dans la représentation infantile sexuelle que l’affect de honte est précisément là.

Les fèces, liées à la construction du lien social, interrogent aussi la problématique du don, du contre-don155 et de la dette. Elles ne représentent pas seulement le déchet et l’abject, mais aussi le précieux et le sacré. L’enfant peut choisir de les donner ou de les garder. Elles ont un prix, mais peut-être aussi une « dignité » pour l’enfant, car elles sont un peu de ce qu’il est, un peu de lui-même dans ses représentations. Au stade anal qui fut, dans sa troisième année, un temps de maîtrise des sphincters, un temps d’acquisition de la parole et de la capacité à se positionner relativement à autrui, l’enfant devient sujet.156 Temps d’installation du processus même de maîtrise, n’est ni quelque chose qui doit absolument rester non dit ni absolument rester caché, il le doit pour Tisseron afin de protéger quelqu’un de la honte. Pour ce psychiatre, le porteur d’un secret souffre toute sa vie de honte. Lorsque cette honte est très enfouie comme le secret de notre mortalité, elle ne peut s’exprimer qu’au travers de réactions émotionnelles très fortes telles la culpabilité, la colère ou la haine. Il arrive parfois que la honte soit emmurée à jamais, dans un déversement impossible : elle est alors pour notre auteur plus dévastatrice que jamais.

155 Voir M. Mauss, Essai sur le don, Paris, Quadrige, PUF, 2007.

cette période donne le pouvoir au petit être de donner ou de refuser ses selles, de dire oui, ou de dire non, de se positionner face à l’adulte duquel il dépend absolument. Ne plus maîtriser la fonction sphinctérienne en général et la fonction anale, en particulier, est l’apogée du sentiment de démaîtrise, de perte de pouvoir fortement corrélée à la honte.

Dimension organique de la honte, donc, le lien avec l’excrémentiel participe de la construction psychique. Ce lien de l’homme avec soi, et avec son « corps propre », est aussi le lien primordial de l’homme avec une profondeur terrestre, « comme si les entrailles du corps communiquaient avec les entrailles de la terre » selon les beaux mots de Jean Lauxerois.157 Ce lien organique, vital, est aussi psychogène, puisqu’il contribue à l’enracinement et à la construction de notre psyché. La honte participe au refoulement de cet éprouvé organique, lequel organique devient flou, confus et n'est pensable qu’à la perception de cet éprouvé.

Une autre dimension de la honte tout aussi douloureuse chez nos patients confrontés à la maladie grave consiste en la prise de conscience de la dépendance radicale à autrui et les replonge ainsi dans une dimension dépassée et impensable d’assujettissement.