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212. Deux modèles institutionnels : la promotion supérieure du travail à Grenoble et au CNAM

Dans le domaine de la promotion supérieure du travail c'est le centre de l'université de Grenoble qui représente l'avant-garde. C'est en effet à Grenoble qu'est inaugurée la formule universitaire de la PST, que le DEST15 est adopté (1957) avant d'être généralisé au CNAM (1958) puis au plan national, c'est encore à Grenoble que des élèves de la PST sont, pour la première fois, admis à entrer dans les écoles d'ingénieurs16.

Créé en 1951 à l'initiative de l'université, de l'enseignement technique et d'industriels de la région, l'expérience de Grenoble a effectué "un travail de laboratoire qui a profité à

l'ensemble du pays"17 et dont se sont inspirés par la suite les responsables des IPST, notamment ceux de l'institut CUCES.

Le centre de Grenoble dispense des cours magistraux le samedi et le dimanche matin, et des travaux pratiques et d'application sont organisés en soirée dans la semaine. Des cours par correspondance sont également proposés. L'enseignement complet dure six ans (année préparatoire incluse) et conduit du niveau du bac (après l'année préparatoire) jusqu'au DEST. Les enseignements de la PST sont ceux de la faculté des sciences. Les professeurs sont ceux de la faculté et des ingénieurs de l'industrie.

Le professeur WEIL, doyen de la faculté des sciences de Grenoble à son arrivée en 1954, accomplit la fusion totale entre les enseignements de la PST et les enseignements normaux de la faculté :

"Il ne me paraissait pas admissible qu'il y eût des cours du soir pour les uns et des

cours du jour pour les autres"18.

Cette fusion apparaît alors comme profondément originale et positive, car elle met "sur un pied d'égalité", étudiants et travailleurs :

"On supprime ainsi des complexes gênants : complexe du héros, chez les élèves de

la PST, complexe de l'élite chez l'étudiant"19.

C'est précisément un point sur lequel SCHWARTZ, par la suite, marquera sa différence en martelant au fil de ses écrits qu'il est n'est pas concevable d'enseigner de la même manière à des adultes déjà engagés dans la vie active qu'à des étudiants.

15Selon son promoteur, Louis WEIL, le DEST correspond "à l’introduction en France de ce que les

Américains connaissent depuis longtemps sous le nom de «Bachelors Degree», soit environ deux ans d'études supérieures aux normes françaises", Louis WEIL, "La promotion supérieure du

travail", Revue de l'enseignement supérieur, 4, oct-déc. 1961, pp. 18-26

16L. DELAUNE, 1962, "A Grenoble : la promotion supérieure du travail", L'éducation nationale, 2, 11 février, 1962, 3-4

17Ibid.

18Louis WEIL, cité par Luc DELAUNE opus cit.

Une autre originalité du centre de Grenoble est d'avoir ouvert des passerelles entre la PST et les écoles d'ingénieurs : les élèves désignés parmi les meilleurs peuvent faire une année terminale d'abord, puis deux années à temps plein dans une ENSI, avec une bourse spéciale de la PST.

Luc DECAUNE effectuant un reportage sur Grenoble note avec satisfaction que la promotion s'inscrit dans les faits :

"J'ai sous les yeux les résultats de l'année scolaire 1960-1961. Parmi les élèves

sortis d'E.N.S.I. avec le diplôme d'ingénieur, je trouve cinq élèves de la PST classés comme suit : 1er sur 28 ; 2e sur 92 ; 3e sur 92 ; 9e sur 37 ; 11e sur 45"20.

Pour Louis WEIL, le rôle de la promotion supérieure du travail est également de dégager, parmi les élèves des cours du soir, une "élite". Il se bat en effet contre ceux qui critiquent l'admission dans les écoles d'ingénieurs de personnes n'ayant pas de "titre". Il prouve, par les brillants résultats obtenus par d'anciens élèves de la PST, qu'une réelle promotion - même si elle est réduite en nombre - est possible. Par ailleurs, il prouve également qu'un enseignement de type universitaire, donc faisant une large place à la culture générale,21

contrairement aux enseignements dispensés au CNAM, plus spécialisés et techniques, peut permettre aux élèves de la PST de s'intégrer et de réussir. Mais il reconnaît également les limites de la PST et ne l'envisage que transitoire : elle doit selon lui apporter la preuve de la nécessité de réformer l'enseignement "pour que tous ceux qui en

ont les moyens intellectuels puissent réellement en tirer profit pour eux-mêmes et pour l'ensemble de l'économie"22.

Au cours de cette période, la promotion supérieure du travail se développe également au CNAM : le nombre d'inscriptions augmente de 67,6 % de 1945-46 à 1958-5923.

Les cours ont lieu le soir et le samedi. Il faut compter en moyenne six ou sept ans de travail pour accéder au titre d'ingénieur. La difficulté des études et des conditions de travail exige "un caractère bien trempé et un courage sans défaillance".24 Mais cet engouement s'explique par le fait que le diplôme d'ingénieur du CNAM est un des plus cotés.

20Ibid.

21"Nos élèves de cours du soir consacrent un cinquième de leur temps à l'expression verbale et à

l'acquisition d'une langue étrangère", Louis WEIL opus cit. 22Ibid.

23Le nombre d'inscriptions aux cours est passé de 14 446 en 1945-46 à 21 075 en 1955-56 et 24 218 en 1958-59. Ce nombre étant à peu près le double de celui des élèves, ceux-ci s'inscrivant généralement à plusieurs cours. Source : "La promotion sociale", Liaisons sociales opus cit.

Avec lyrisme, Louis RAGEY, directeur du Conservatoire décrit en 1954 le prodigieux succès des cours du soir :

"Quel singulier spectacle le soir vers six heures dans le vieux prieuré de Saint-Martin des Champs ! Brusquement des foules affluent par trois portes à la fois. Une grande cour est envahie de vélomoteurs ; les bicyclettes s'alignent ailleurs par centaines. Des files se forment derrière les bureaux de pointage des cartes d'inscription. Parfois un petit car d'Air France déverse une vingtaine d'élèves venus directement d'Orly ou du Bourget. Ou bien une entreprise éloignée transporte un contingent d'employés qui ne pourraient arriver à temps au sortir des bureaux de dessin. Après le pointage chacun gagne très vite l'amphithéâtre, achète au passage le cours polycopié ou le texte des problèmes proposés. De novembre à janvier les amphithéâtres combles reçoivent les seuls auditeurs inscrits."25

L'article est illustré d'une photographie qui montre effectivement l'un de ces amphis pleins à craquer d'élèves-travailleurs avides de savoir.

Depuis le décret de juillet 1952 qui a permis la création de centres associés, les candidats aux cours du soir se recrutent maintenant également en province avec autant de succès qu'à Paris (ils n'ont donc plus besoin de prendre l'avion pour se rendre à leur cours !). L'enseignement n'y est pourtant pas professionnel ni même technologique, comme l'affirme Louis RAGEY, mais ce sont des "leçons de sciences ou de sciences

économiques d'un niveau fort élevé"26, qui ne sont recevables que par une "clientèle qui a

reçu une instruction de base déjà très sérieuse"27.

Beaucoup de ceux qui rêvent de diplôme abandonnent en cours de route et l'élite sortie des rangs du CNAM reste peu nombreuse : 56 diplômes d'ingénieurs délivrés en 1955-56, 76 en 1958-59, soit pour cette dernière année, 2 % du nombre d'ingénieurs diplômés en France.28

25Louis RAGEY, 1954, "La promotion du travail", L'éducation nationale, 28, novembre 1954, pp. 3-4

26Ibid.

27Ibid.

22. Adaptation et perfectionnement : pratiques de formation

dans différents milieux