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2. DÉFINITION DE LA NOTION DE TRANSPOSITION DIDACTIQUE

2.2 Modèle de transposition didactique de Chevallard

En se basant sur les travaux de Verret (1975), Chevallard (1985) a repris la notion de transposition didactique en traduisant cette idée de transformation que subit le savoir « savant »59 issu des mathématiques (exclusivement sous forme de théories scientifiques) jusque dans le creuset du système didactique :

Pour que l’enseignement de tel élément de savoir soit seulement possible, cet élément devra avoir subi certaines déformations, qui le rendront apte à être enseigné. Le savoir-tel-qu’il-est-enseigné, le savoir enseigné, est nécessairement autre que le savoir-initialement-désigné-comme-devant- être-enseigné, le savoir à enseigner. (Ibid., 1991, p. 15)

Si Chevallard définit, au sens restreint, la notion de transposition didactique comme étant « le passage du savoir savant au savoir enseigné », il propose de nouveaux postulats répondant à la question : Qu’est-ce que la transposition didactique ?

1. Tout projet social d’enseignement et d’apprentissage est fondé de façon dialectique sur la désignation des contenus de savoirs comme contenus à enseigner;

2. Ces contenus à enseigner existent en amont du mouvement qui les marque comme tels. Parfois, ces contenus à enseigner sont de véritables créations didactiques, suscitées par les « besoins de l’enseignement ».

3. Un contenu de savoir à enseigner subit un ensemble de transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre place parmi les objets d’enseignement. Le « travail » qui d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement est appelé la transposition didactique.

59 Compte tenu de son importance pour la compréhension des assises conceptuelles du projet, la notion de savoir « savant » sera présentée plus en détail ultérieurement.

4. Le passage d’un objet de savoir précis à une version didactique de cet objet peut être appelé « transposition didactique stricto sensu ». Alors que l’étude scientifique du processus de transposition didactique suppose la prise en compte de la transposition didactique sensu lato, représentée schématiquement :

objet de savoir objet à enseigner objet d’enseignement. La première flèche indique le passage de l’implicite à l’explicite, de la pratique à la théorie, du préconstruit au construit. (Ibid., p. 39)

La reconceptualisation de la notion de transposition didactique par Chevallard met en évidence une série de transformations qui s’opèrent entre les savoirs « savants » ayant cours dans la société, les savoirs « à enseigner » inscrits dans le curriculum formel et les savoirs « enseignés » découlant de l’interaction en classe, qu’on nomme aussi curriculum réel. Voici comment Chevallard conçoit la chaîne de transposition didactique, qui comporte la transposition didactique (TD) interne et externe :

Figure 3 : Chaîne de transposition didactique selon Chevallard

Pour que se produise, dans un curriculum formel, ce que Chevallard appelle la transposition didactique externe (figure 2), il faut recourir au travail de la noosphère, c’est-à-dire d’une « sorte de coulisses du système d’enseignement et véritable sas par où s’opère l’interaction entre ce système et l’environnement sociétal ». (Chevallard et Johsua, 1991, p. 24) La noosphère désigne en fait « [...]

l’ensemble des acteurs intervenant à l’intersection du système d’enseignement et de la société (notamment – et surtout – les parents, les savants, l’instance politique décisionnelle) ». (Reuter, 2007, p. 149)

La transposition didactique externe marque ainsi le passage du savoir « savant », produit, reconnu et utilisé par les scientifiques, au savoir « à enseigner », prescrit par le curriculum formel et se traduisant dans des textes officiels (programmes d’études et leurs satellites, guides pédagogiques, matériel didactique, etc.). Entendant celui-ci comme le point final de la transposition didactique externe, Paun (2006) précise que :

Le curriculum formel ou prescrit est le résultat d’une sélection rigoureuse, à l’intérieur de l’ensemble du savoir accumulé, de ce qu’il faut transmettre, de manière organisée, aux élèves à l’école. Il fonctionne comme un mécanisme d’unification de la culture scolaire et il est le produit d’une analyse conduite avec une exigence épistémologique. (p. 4)

Ce n’est toutefois que dans l’interaction en classe que les savoirs prescrits dans le curriculum formel ont le potentiel de se transformer en savoirs enseignés, ce que Chevallard (1991) a nommé la transposition didactique interne (figure 2). Alors que la transposition didactique externe relève du travail de la noosphère, cette transformation interactive des savoirs « savants » « relève largement de la marge d’interprétation, voire de création des enseignants ». (Perrenoud, 1998, p. 488) Paun (2006) rappelle que la transposition didactique interne relève aussi du contrat didactique. C’est à Guy Brousseau qu’on doit le concept de contrat dans le champ de la didactique. Il résulte de « l’ensemble des obligations réciproques et des “sanctions” que chaque partenaire de la situation didactique impose ou croit imposer, explicitement ou implicitement, aux autres [...] à propos de la connaissance en cause ». (Brousseau dans Reuter, 2007, p. 61) C’est donc la transposition didactique interne qui permet à l’objet de savoir (conçu comme un ensemble de notions et de concepts) d’intégrer les systèmes didactiques. Ces derniers :

sont décrits par les interactions de trois composantes ou instances : Élève, Professeur, Savoir (Chevallard, 1985); de telle sorte que l’observation de n’importe laquelle de ces composantes ne prend un sens didactique que lorsqu’elle est rapportée aux deux autres. (Mercier, 2002, p. 149)

En définitive, la transposition didactique constitue « un outil qui permet de prendre du recul, d’interroger les évidences, d’éroder les idées simples, de se déprendre de la familiarité trompeuse de son objet d’étude. Bref, d’exercer sa vigilance épistémologique. » (Chevallard et Johsua, 1991, p. 15).

La présentation du modèle de Chevallard soulève maintenant la question du statut des disciplines scolaires et des références aux savoirs qu’elles comportent.

2.3 Références aux savoirs scolaires dans une perspective de transposition didactique

Astolfi (2008) rappelle qu’on ne peut concevoir les savoirs scolaires en dehors des disciplines dans lesquelles ils se développent. Il propose de recadrer l’apport de chaque discipline dans l’édification du savoir scolaire. Il qualifie cet apport d’« ouverture intellectuelle » parce que :

Chaque discipline développe sa façon propre de « discipliner notre esprit » grâce aux concepts originaux qu’elle introduit et qui produisent un renouvellement du sens. Ce n’est pas une accumulation de données, de dates, de formules, [...], mais l’entrée dans une interprétation experte du monde, plus puissante que celle du sens commun. Voilà ce que signifie « se jucher sur les épaules des géants (disciplinaires) » pour acquérir des savoirs « extra-ordinaires ». (Ibid., p. 22)

Bien qu’il existe une typologie complexe des savoirs « extra-ordinaires » en jeu dans les domaines de l’éducation et de la formation professionnelle (savoirs « savants » [Chevallard, 1985], savoirs experts [Johsua, 1996], savoirs incorporés [Leplat, 1997], savoirs d’action [Barbier et Galatanu, 2000], pour ne nommer que

ceux-là), Johsua (2002) distingue de son côté trois types de savoirs faisant l’objet d’enseignement et résultant d’une transposition didactique au sens entendu par Chevallard (1991) :

1. les savoirs « savants », soit ceux que la société réserve à une communauté restreinte (les mathématiques, la physique, etc.);

2. les savoirs « experts », qui sont aussi l’apanage d’une petite communauté, mais dans laquelle personne n’a le monopole de la vérité;

3. les savoirs « personnalisés », qui, au début, sont la chasse gardée d’une poignée individus (voir le cas prototypique du « saut à la Fosbury ») (Johsua, ibid., p. 23- 24).

À l’instar d’Arnaud-Bestieu (2011), je partage l’idée voulant que, dans le contexte de l’enseignement de la danse à l’école, la théorie du mouvement de Laban (1879-1958), qui a permis de fonder la MED, constitue le principal corpus de savoirs « savants » qui décrit les paramètres fondamentaux du mouvement à des fins fonctionnelles ou artistiques. À la contribution théorique de Laban s’ajoute, avec une moindre influence en milieu scolaire, le savoir « savant » « hérité de la danse classique, savant car provenant du très haut niveau de codification et de la fermeture du système face à toute innovation ». (ibid., p. 84) C’est aussi pourquoi la danse classique, considérée comme un genre savant tant sur le plan technique qu’artistique, ne figure pas au programme de l’école primaire dans l’intégralité de sa forme pratique. Au Québec, elle l’est toutefois dans une perspective d’appréciation chorégraphique et d’enrichissement de la culture générale des enfants.

Les savoirs personnalisés évoqués par Johsua, eux, sont tout aussi nombreux en danse. Leur expression émane plus souvent de genres de danses (contemporaine, urbaine, etc.) laissant place à la créativité, voire à l’ingéniosité de ceux qui les pratiquent de façon intensive en contexte professionnel.

En effet, le but étant de trouver de nouvelles façons de gérer le corps, de nouvelles figures ou de nouveaux mouvements, des tactiques pour aller plus vite ou pour être aérien, chaque danseur va chercher des solutions qui, au moins au début, lui seront propres. En général, ces savoirs personnalisés prennent pour bases les savoirs experts qui sont intégrés au préalable et deviennent ensuite, éventuellement, des savoirs experts [...]. (Arnaud-Bestieu, 2011, p. 84)

Cette typologie de savoirs ne fait cependant pas l’unanimité, Johsua (2002) lui-même affirmant que « ce ne sont jamais des pratiques qui sont enseignées en classe, mais des savoirs sur les pratiques ». (p. 22) Il considère que seuls les savoirs peuvent être analysés à l’aide de la chaîne transpositive. À l’opposé, Martinand (1986) défend l’idée selon laquelle « tous les savoirs enseignés ne sont pas issus d’une source savante ». (Reuter, 2007, p. 230) Dans une perspective de transposition didactique, on peut selon lui autant analyser les pratiques sociales (par exemple, les diverses formes de danses en ligne pratiquées dans un cadre festif) que les savoirs « savants » (par exemple, la notion de kinésphère, introduite par Laban et comprise comme l’espace délimité par toutes les extrémités du corps du danseur).

Si, pour Chevallard, les savoirs scolaires renvoient à des savoirs « savants » issus des mathématiques, c’est-à-dire « aussi proches que possible de l’état de la science, tel qu’il est défini par les institutions les plus légitimes » (Perrenoud, 1996, p. 238), en revanche, pour Martinand (1986), les savoirs scolaires en didactique de la technologie sont issus de pratiques sociales de référence. Cette interprétation est complémentaire au modèle de transposition didactique de Chevallard. À ce chapitre, « les trois aspects du concept se retrouvent dans le choix des termes : les pratiques renvoient aux activités “réelles” d’un groupe social identifié, qui peut servir de référence pour la conception ou l’analyse d’activités scolaires ». (Reuter, 2007, p. 181) Elles ne permettent pas tant de retracer les origines savantes des savoirs scolaires, comme le suggère Chevallard (1985) avec la transposition didactique externe (de la sélection des savoirs dans la sphère savante à leur inscription dans le

curriculum formel), mais plutôt d’en faire apparaître de nouveaux qui reflètent encore mieux l’évolution de la société.

Pensons aux disciplines artistiques fondées sur des pratiques de création et d’interprétation d’œuvres. L’apprentissage des concepts « théoriques » passe d’abord par une expérimentation pratique proche de celle des artistes de profession. Les disciplines qui recourent à des pratiques autant qu’à des savoirs « savants » sont susceptibles de faire émerger de nouveaux savoirs qui n’existent pas dans la société, phénomène que Chervel (1988) a nommé les « créations didactiques ». Chevallard (1985) en a reconnu l’existence, mais a aussi critiqué cette forte tendance de l’école à se replier sur elle-même du point de vue de l’épistémologie.

À son tour, Perrenoud (1996) a cherché à recadrer la réflexion autour de la notion de transposition didactique, en rappelant que « Certaines disciplines scolaires, comme la géographie, la grammaire, sont, à l’origine, des “inventions” internes de l’école, que la société a adoptées, et qui sont devenues après coup des champs du savoir savant. » (p. 235) C’est aussi le cas de la danse éducative, qui a été intégrée à l’école québécoise au début des années 1980 avant de devenir une discipline de formation universitaire visant à qualifier des enseignants en la matière et permettant à une nouvelle culture disciplinaire (Saussez, 2008) de naître en milieu scolaire.

Depuis les travaux de Chevallard (1985), l’exclusivité de la référence « savante » aux savoirs scolaires a été nuancée par plusieurs chercheurs en didactique des disciplines (Johsua, 2002; Martinand, 1986, 2001; Perrenoud, 1996, 1998; Raisky, 2001; Terrisse, 2001). C’est pourquoi le modèle de transposition didactique de Chevallard a subi des modifications pour les besoins des différentes disciplines scolaires.