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La mobilité des politiques publiques : une approche critique des policy transfer pour rendre compte de la spatialisation des changements politiques

L’ELABORATION D’UNE POLITIQUE PUBLIQUE

D. La mobilité des politiques publiques : une approche critique des policy transfer pour rendre compte de la spatialisation des changements politiques

Par rapport à la question spatiale, un des premiers constats est que les politiques ne « voyagent » pas entre les différents territoires de l’action publique avec le même potentiel d’impact ou d’évitement. Si on prend par exemple, la réalité des effets des politiques sociales ou de cohésion sociale en France, qu’il s’agisse de politiques explicites portant sur des populations cible ou des problématiques déterminées (la lutte contre pauvreté p. ex.) ou de politiques implicites qui articulent diverses interventions sectorielles (école, rénovation urbaine, sécurité pour prendre le cas de la politique de la ville), l’efficience de l’action publique varie souvent selon les échelles territoriales d’application (nationale, régionale, départementale, communale, infracommunale) et, bien sûr, d’un territoire donné à l’autre (Davezies, 2009).

A cet égard, l’Europe constitue un bon laboratoire d’observation de l’applicabilité et de l’adaptabilité territoriales variables des politiques publiques. De nombreuses études portant sur la circulation des normes et des programmes dans l’espace de l’Union Européenne ont mis l’accent sur la dimension adaptative des dynamiques d’européanisation. Dans ce type

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d’approche, la question dominante n’était pas celle de la fracture dans l’implantation des politiques elles-mêmes mais bien celle de la légitimation de l’intégration communautaire (Smith, 1999). Les structures politiques domestiques étaient saisies comme de simples réceptacles des normes communautaires, bâties et portées dans un espace public de dimension européenne par des institutions communautaires et nationales, autant que par des « entrepreneurs d’Europe » individuels ou coalisés (Weisbein, 2002).

Cette approche de l’Europe « par le haut », a été remplacée par une lecture plus sociologique de l’application des normes et des programmes d’action communautaires par les acteurs impliqués, aussi bien dans l’édiction de ces normes que dans leur utilisation en local dans les différents pays de l’Union. Cette autre approche « par le bas », visait à prendre en compte la pluralité des acteurs (donc pas seulement les acteurs institutionnels) dans leur action pour re-construire les politiques européennes, par contraste avec une vision des politiques communautaires simplement « mises en œuvre » nationalement (Pasquier, Weisbein, 2004). Cet effort pour saisir sociologiquement l’Europe à partir de l’espace local « par les acteurs » (par opposition à une approche européenne exclusivement institutionnaliste « par les secteurs ») constitue une critique implicite des policy transfer studies qui fait écho à l’approche géographique des policy mobilities.

La réflexion sur la mobilité des politiques publiques qui se veut une forme de dialogue critique de trois littératures aux frontières de la science politique, le comparatisme institutionnaliste et la sociologie politique, cherche à mettre en avant « le contexte socio-spatial

constitutif des activités de policy-making, et les mutations et hybridations des techniques et pratiques des politiques publiques qui traversent des paysages institutionnels dynamiques »

(Peck, 2011). L’approche développée au début du siècle par Jamie Peck et Nik Theodore, décrit un contexte post-guerre froide où les cycles d’élaboration des politiques publiques se sont considérablement raccourcis par la généralisation de modes d’intervention des policy-makers caractérisés par l'emprunt pragmatique des idées ou politiques « qui fonctionnent » en ayant recours systématiquement aux « bonnes pratiques » sous l’influence prescriptive des intermédiaires du conseil en gestion et de l’évaluation des politiques publiques.

Ce nouvel environnement de « politiques publiques sans frontières », ce qu’ils appellent les fast policy (Peck, Theodore, 2015), serait-il le nouveau paradigme de l’action publique où l’adoption de nouvelles politiques est l’acte volontaire d’acteurs rationnels parfaitement insérés dans les circuits de la mondialisation ? La critique que ces deux auteurs proposent montre

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comment dans l’imaginaire des policy transfer studies orthodoxes il y a des producteurs et des consommateurs de politiques publiques et que les rôles ne sont pas interchangeables. Mais dans ce policy market virtuel, la propagation des idées, des politiques et des institutions, est moins « verticale », par contrainte ou prescription comme l’ont fréquemment posé Dolowitz et Marsh, que « horizontale », par compétition et émulation. Le terrain des transformations des régimes Centre et Est européens après la chute du Mur de Berlin a été un des révélateurs de la prégnance de ces mécanismes. Les changements opérés dans la conjoncture de la transition post-soviétique se sont souvent fait en ayant recours aux seules recettes d’un market-friendly policy très limité et influent car, selon l’expression restée célèbre du ministre des finances polonais Leszek Balcerowicz, en lançant son célèbre « plan de choc » de 1989, son pays était tout simplement « trop pauvre pour expérimenter… (et donc pour eux) il était préférable de prendre des

modèles éprouvés ».

Les études postérieures aux PTS classiques invitent à tester quatre mécanismes causaux de la diffusion internationale des politiques publiques : l’émulation, l’apprentissage, la compétition et la coercition (Garret et al. 2008). Dans le jeu compétitif des territoires à l’échelle mondiale, les formes de l’émulation peuvent consister à suivre le « modèle leader » c’est-à-dire les solutions de politique publique reconnues comme des réussites, ou bien à s’appuyer sur les théorisations expertes que fournissent, par exemple, les organismes de gouvernance spécialisés ou des groupes d’experts coalisés, ou bien encore à « apprendre des paires » en se référant pour élaborer ses propres politiques aux pays dont les décideurs ont repéré des affinités culturelles ou institutionnelles.

Le projet de cette approche alternative des phénomènes de circulation des politiques publiques qui se définit comme social-constructiviste et transdisciplinaire (aux frontières de l’anthropologie, la géographie, la science politique, la sociologie et la planification urbaine)22,

est de privilégier l’analyse des politiques en action et en interconnexion. Il a commencé dans un terrain qu’a induit la dynamique de globalisation économique des années 80s, celui de l’analyse des échanges interurbains sur des questions de planification urbaine. Une des manifestations caractéristiques de ces échanges est que de nombreux modèles de politique publique qui gagnaient en notoriété à cette époque, étaient associés non seulement aux villes qui contrôlent les centres de production et les marchés financiers telles que Londres, New-York ou Tokyo,

22 Par opposition à la démarche positiviste-rationaliste des PTS et à son ancrage disciplinaire quasi exclusivement

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mais aussi à des sites urbains émergeants ayant traité de manière originale des problématiques urbaines spécialisées : Bogotá (dans les années 90s), la mobilité urbaine ; Porto Alegre, les budgets participatifs ; Copenhague, les transports urbains doux (bicyclette) par exemple. L’innovation politique apparait donc aussi localisée que transnationale en s’identifiant à des sites urbains singuliers qui développent des solutions alternatives en matière de gestion urbaine. La circulation des idées structure même des circuits de policy tourism à travers lesquels les

policy-makers locaux se déplacent pour voir sur site les politiques publiques émergeantes afin

d’apprendre directement de leurs auteurs comment les redéployer à leur tour (Temenos, Mc Cann, 2013).

La dimension géographique s’affirme dans l’analyse des politiques urbaines car elle permet d’établir un lien entre les dynamiques de globalisation et la localisation des process d’emprunt dans la nouvelle actualité de la diffusion des modèles de gestion urbaine. Les géographes apportent à la littérature sur les transferts de politiques publiques les concepts d'espace, d'échelle et de localisation qui sont autant d’outils pour interroger et problématiser la notion de territoire, une notion aussi omniprésente que polysémique dans les sciences sociales et politiques. Et cette nouvelle approche de la circulation des idées et des politiques entraine un changement de vocabulaire qui bouleverse les cadres conceptuels instaurés par les policy

transfer studies : les processus que l’on met au premier plan dans l’analyse des situations

concrètes de circulation des politiques sont ceux que recoupent les concepts d’assemblages, mobilités et mutations.

Pour les géographes, en matière d’analyse des politiques publiques, la notion d’assemblage ne renvoie pas au simple montage des parties d’un tout collectées au hasard. Au contraire, elle pose les « modèles » de politiques publiques transférés comme « faisceaux de

connaissances et de techniques volontairement rassemblées de façon ponctuelle pour des raisons particulières » (Temenos, Mc Cann, 2013, p 347). Cette approche offre une perspective

qualitative à l’analyse de la circulation des politiques publiques qui suppose l’étude détaillée de la pratique sociale associée à chaque politique afin de faire apparaitre une forme de cohérence « qui exprime une identité et exige un territoire » (Mc Cann, Ward, 2013, p. 8). La notion de mobilité, qui s’oppose à celle de mouvement, met l’accent sur un processus complexe qui implique un large éventail de pratiques sociales et de localisations, plutôt que le simple déplacement d’un point « a » à un point « b » : la mobilité suppose « fluidités, mobilisations et

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(Mc Cann, Ward, 2013, p.9). Le résultat de la circulation des politiques publiques peut aussi être la transformation radicale des modèles que traduit la notion de mutation.

En focalisant l’observation sur les interrelations global/territorial et global/relationnel, l’approche géographique des mobilités permet d'enrichir et de poursuivre l’exploration des phénomènes de circulation et d’élaboration des politiques publiques contemporaines dans un espace public contemporain marqué par le « penser global, agir local », travaillé donc par des dynamiques politiques, sociologiques et aussi, irréductiblement, territoriales.

* * *

Les dynamiques de propagation des politiques-arrangements-institutions que proposent les policy transfer et les policy mobilities studies, qui combinent les problématiques de la diffusion, du transfert, de la réception et de la territorialisation des politiques publiques, ont alimenté mon analyse de l’élaboration des Contratos Plan. Ces interrogations ont servi de guide à l’investigation documentaire et de terrain que j’ai effectué pour réaliser cette recherche. Elles m’ont apporté une méthode et un instrument pour décrire le cadre général de ce changement politique, la matrice du « cycle de transfert ».

Cette notion, adaptée par P. Chevalier (2014) dans la modélisation du développement local européen dans les pays de l’UE à travers le programme LEADER, permet de faire une synthèse opérationnelle des problématiques abordées préalablement applicable à une étude de cas comme celui qui constitue notre sujet de recherche. Le schéma que je présente ci-après, a été conçu à l’origine pour rendre compte du transfert d’un modèle institutionnel strictement normé, mis en œuvre par les institutions de l’UE pour transformer le paradigme du développement local par la transposition dans les pays de l’Union des principes et des règles d’un dispositif communautaire, le programme LEADER23.

23 Rappelons pour mémoire, que le programme d’initiative communautaire L.E.A.D.E.R. (Liaison Entre Actions de

Développement de l’Economie Rurale) a été lancé en 1990 par la Commission européenne pour soutenir le

(re)développement des zones rurales. LEADER et ses avatars successifs (LEADER I -1991-1994-, LEADER II - 1995-2001- , LEADER + -2000-2006-, LEADER PAC -2007-2013-), ont privilégié une approche « ascendante » du développement qui mettait en valeur la consultation et la participation des populations et une démarche multisectorielle destinée à valoriser les atouts de chaque territoire pour faire émerger des stratégies de

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La présentation du cycle du transfert proposée par P. Chevalier fait émerger un outil analytique qui intègre les acquis des policy transfer studies et les apports de l’approche en termes de mobilité des politiques publiques, et permet de :

- Distinguer les séquences ou fonctions qui marquent la temporalité du processus de transfert ;

- En les associant aux principaux acteurs/opérateurs qui se mobilisent dans chaque phase ; - Et aux actions/démarches caractéristiques qu’ils entreprennent dans le transfert-mobilité des

politiques publiques ;

- Tout en considérant les échelles territoriales où se déroule principalement chaque temps du processus. SEQUENCES / FONCTIONS ACTEURS / OPERATEURS ACTIONS / DEMARCHES ECHELLES TERRITORIALES LA SELECTION Acteurs source Transfère Niveau supranational

LA TRANSPOSITION Opérateurs du transfert Donne le cadre de

référence Niveau national

LA RECEPTION Acteurs receveurs / opérateurs Met en œuvre Niveau local Tableau 1 (Source : P. Chevalier, 2014)

Les éléments de contexte que nous possédons montrent que le transfert que nous étudions en Colombie ne relève pas d’un hard transfer comme ceux qui participent des dynamiques d’européisation des politiques publiques. Nous considérons néanmoins que la démarche volontariste d’adaptation au contexte colombien d’un dispositif institutionnel français et les conditions de sa mise en œuvre expérimentale, peuvent être analysées, dans un premier temps, en utilisant ce schéma descriptif du cycle de transfert. C’est l’objet du second titre de cette première partie.

développement durable. Consulté sur l’Observatoire du programme LEADER

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II. GENESE ET POLICY MAKING DES CONTRATOS PLAN COLOMBIENS J’ai étudié dans le détail la généalogie des CP colombiens à laquelle, comme je l’ai indiqué en introduction, j’ai participé au cours de l’année 2011. Pour reconstruire cette trajectoire, je m’appuie essentiellement sur un travail personnel de terrain qui a permis de collecter des informations de première main auprès des acteurs concernés par le déroulement des événements qui ont conduit à la création des CP. Les faits recensés et les opinions exprimées par les acteurs, ont été confrontés entre les différents récits individuels et soumis à une vérification documentaire (par sources bibliographiques, de presse ou de tiers personnes) lorsque c’était possible.

Je propose de présenter la chronologie de l’avènement des Contratos Plan colombiens en reprenant et adaptant le schéma du « cycle du transfert » appliqué au processus d’européisation des politiques de développement local qui, à la suite d’autres travaux issus du corpus des PTS, définit trois séquences dans les processus de transfert.

Figure 2 : le cycle du transfert (De la Torre, 2018)

1. SELECTION • Diffusion

2. TRANSPOSITION • Transcription

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A. Sélection – diffusion : circonstances du choix du référent français CPER et début