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La mise en place d’un dialogue entre juge administratif et juge européen

III Vers une application fructueuse de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par le Conseil d’Etat

1. La mise en place d’un dialogue entre juge administratif et juge européen

Il faut dans un premier temps assurer la « poursuite d’un dialogue loyal et soutenu entre les juridictions nationales et la Cour de justice de l’Union »48. Concrètement, ce dialogue va passer par

deux mécanismes, le premier étant le suivi de l’interprétation retenue par la Cour de justice, passant, en ce qui nous concerne, par l’utilisation, par le Conseil d’Etat, de la jurisprudence de la Cour dans le développement de son raisonnement. Selon l’ancien vice-président du Conseil, le Conseil d’Etat, en tant que juridiction suprême doit « motiver [ses] décisions en faisant clairement apparaître dans celles-ci les références et le sens des arrêts de la Cour de justice ». Cela est particulièrement utile dans l’interprétation des droits et principes contenus dans la Charte mais aussi dans la détermination du champ d’application de la Charte, comme cela a été évoqué plus haut. Ces questions ayant en grande partie été traitées précédemment, nul besoin d’y revenir. Il ne s’agit en outre que d’une réaffirmation des principes fondateurs de l’Union européenne à savoir l’unité et la primauté du droit de l’Union : les juridictions nationales doivent faciliter une application uniforme du droit de l’Union et cela passe par l’application de l’interprétation retenue par la Cour.

Le second mécanisme inhérent au dialogue des juges consiste en la présentation de questions préjudicielles. Considérons que la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé à l’ordre le Conseil d’Etat en octobre 2018 en lui rappelant son obligation de procéder à un renvoi préjudiciel afin d’écarter le risque d’une interprétation erronée du droit de l’Union49. Or, il convient de noter que

47 J.-M. SAUVE, L’application de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne par les juristes, Colloque

organisé par la Commission européenne, 17 décembre 2014.

48 Ibid.

la position du Conseil d’Etat a jusqu’à présent été assez frileuse en la matière en ce qui concerne la Charte. En effet, depuis l’entrée en vigueur de la Charte, l’autorité suprême administrative n’a effectué que trois renvois préjudiciels fondés sur celle-ci (voir le graphique ci-dessous). En revanche, les requérants, eux, n’hésitent pas à se saisir du mécanisme et on compte vingt-et-une demandes de saisine préjudicielle au Conseil d’Etat pour que soit interprétée une disposition de la Charte ou que soit traitée de la conformité d’un acte ou d’une disposition avec celle-ci.

Graphique 8 : L’invocation de la Charte dans les demandes de question préjudicielle du Conseil d’Etat

Notons que, de la même manière que les requérants se sont emparés de certaines dispositions de la Charte plus que d’autres dans leurs demandes face au Conseil d’Etat, il en va de même dans leur demande de saisine préjudicielle. On peut en effet remarquer grâce au graphique ci-dessous que les demandes de saisine concernent en grande majorité une question d’interprétation ou de conformité avec l’article 47 de la Charte (droit à un recours effectif et à l’accès à un tribunal impartial). L’article 16 est lui aussi de ceux qui reviennent le plus (liberté d’entreprise), et constitue une marque de l’impact économique de l’Union européenne. C’est en outre sur la base de ces deux arrêts que le Conseil d’Etat a accepté les trois demandes de saisine précitées.

Graphique 9 : Fréquence des articles invoqués dans les demandes de saisine préjudicielle par le Conseil d’Etat fondées sur la Charte

Ainsi, le Conseil fait donc assez peu droit à ces demandes de saisine, qui sont bien souvent soulevées à titre subsidiaire par les parties requérantes. Il ne faut toutefois pas négliger les renvois effectifs. En effet, en acceptant de saisir la Cour de justice à trois reprises, le juge administratif français a montré qu’il n’était pas complètement fermé au dialogue, ce qui témoigne sans doute de la place croissante qu’il laisse à la reconnaissance des droits garantis par la Charte.

Plus encore, le juge administratif a accepté de se présenter comme véritable garant de l’application et de l’interprétation des droits garantis par la Charte, et ce faisant comme réel juge de la conventionnalité des lois, en se reconnaissant une obligation de s’assurer du renvoi préjudiciel dans les cas où il serait saisi d’un moyen tiré de l’incompatibilité d’une disposition législative transposant une directive avec les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union. Ainsi :

« Il doit s’assurer que cette disposition en assure l’exacte transposition ; que, si tel est le cas, et s’il estime être confronté à une difficulté sérieuse, il ne peut que renvoyer à la Cour de justice de l’Union européenne, dans le cadre d’une question préjudicielle, le soin de se prononcer sur la validité de la directive dont la disposition législative critiquée assure la

transposition, sauf à ce que la Cour de justice se soit déjà prononcée sur la question ainsi soulevée ; qu’en revanche, si le juge écarte le moyen tiré de l’inconventionnalité de la loi, il doit être regardé comme ayant implicitement mais nécessairement jugé que la question de la validité de la directive ne soulevait pas de difficulté sérieuse »50.

Le Conseil d’Etat se reconnaît donc la possibilité de contrôler d’une part la transposition des directives, et d’autre part de relever s’il existe ou non une difficulté sérieuse en termes d’interprétation. Ce faisant il accepte nécessairement de prendre en compte la Charte et de favoriser son application, si besoin est en passant par une question préjudicielle pour en réaffirmer le sens. On voit donc que si le Conseil d’Etat a eu un premier mouvement consistant à ne prendre que très peu en compte la Charte, il accepte petit à petit de le faire tout en s’imposant : il ne fait pas qu’appliquer mais se pose comme instrument de contrôle de son interprétation. Deux ans après le discours de Jean- Marc Sauvé, les juges suprêmes administratifs confirment la volonté du Conseil de participer au dialogue avec la Cour de justice de l’Union européenne pour assurer une application uniforme des droits fondamentaux consacrés par l’Union.

Il convient en outre de souligner qu’au-delà de cette introduction au dialogue judiciaire en matière de droits fondamentaux, le Conseil d’Etat a également accepté de s’inscrire dans une dynamique d’unité européenne dans l’application de ces droits en prenant en compte les problèmes liés à l’application ou l’interprétation de la Charte soulevés par les juridictions d’autres Etats membres. Ainsi dans un arrêt du 9 décembre 201551, alors que les requérants avait sollicité une saisine de la Cour de justice, le Conseil a accepté de surseoir à statuer dans l’attente d’une réponse de la CJUE à la question posée par la Cour constitutionnelle belge sur la validité et l’interprétation de la Directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée. En outre le Conseil d’Etat a montré, le 14 novembre 201852, la possibilité d’entrer en dialogue en formulant une question

préjudicielle qui n’avait pas été soulevée préalablement par les requérants, portant en l’espèce, sur l’interprétation à donner au règlement européen relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires lu en combinaison avec la Charte des droits fondamentaux. Le processus est lent mais on peut s’attendre à ce que le Conseil d’Etat s’affirme petit à petit dans la protection des droits fondamentaux et dans leur interprétation en conformité avec le

50 CE, 20 juin 2016, n° 387796. 51 CE, 9 décembre 2015, n° 386143. 52 CE, 14 novembre 2018, n° 414751.

droit de l’Union. Le juge administratif semble accepter d’être lui aussi garant des droits et principes garantis par la Charte.

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