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Evolution de l’utilisation de la Charte dans la jurisprudence de la Cour

Plusieurs commentaires peuvent être proposés à partir du graphique que nous avons établi ci-avant.

Dans un premier temps, une remarque générale peut être apportée en ce qui concerne l’évolution globale de l’utilisation de la Charte dans la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, le taux de mention est passé de 0,07% à 0,7% en neuf ans, soit une progression de 10% qui peut être qualifiée d’exceptionnelle, bien que le nombre d’occurrences dans la jurisprudence, pris dans l’absolu, reste faible.

Une première interrogation peut être soulevée du fait de l’apparition de la Charte dans des jurisprudences rendues en 2009. Compte tenu de l’engorgement du système judiciaire, les décisions de 2009 sont relatives à des litiges antérieurs de parfois plusieurs années. Sur les sept arrêts où la Charte est mentionnée, l’intégralité des affaires a été jugée en première instance avant 2009 (c’est le cas pour cinq arrêts sur sept) – ou du moins avant l’entrée officielle en vigueur le 1er décembre 2009, pour deux sur sept11. Ces arrêts datent donc d’une époque où la Charte n’était pas contraignante puisque le traité de Lisbonne n’était pas en vigueur.

Comme l’a exposé, dans un rapport d’information, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 mars 2000, la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne si « la charte n’a aucune force juridique contraignante [alors elle] ne peut de ce fait être invoquée devant une quelconque juridiction ». Pourtant, neuf ans plus tard, la Cour de cassation adopte une attitude contraire. Même si elle n’a pas encore acquis de valeur juridique obligatoire, la Charte est évoquée. Certes son manque d’effet juridique contraignant est mentionné et souligné par les juges12, mais il n’en demeure pas moins que la Charte est un élément auquel il est fait

explicitement référence.

Il est possible de faire un parallèle avec l’attitude adoptée par la Cour de justice de l’Union européenne. Dans un arrêt Association Belge des Consommateurs Test-Achats de

11 CA de Rennes, premiers jugements, 19 septembre 2007, 12 septembre 2008 et 25 janvier 2007 ; CA de Paris,

premier jugement, 12 juin 2009 ; CA de Douai, premiers jugements, 4 juin 2009, 26 novembre 2008, 26 novembre 2008.

201113, la Cour de Luxembourg se réfère à la Charte alors qu’elle aurait pu, en toute logique, opter pour une approche stricte de sa compétence rationæ temporis. A l’époque du litige, la Charte n’avait point encore force contraignante. Mais en 2011, les juges européens décident malgré tout de la prendre en compte. Se peut-il qu’en 2009, malgré l’absence de force juridique obligatoire, la Cour de cassation évoque la Charte de manière préventive, étant consciente de l’évolution de la place au sein de l’ordre juridique national que la Charte va connaitre la même année ?

Post-2009, la Charte est entrée en vigueur, est devenue contraignante et est un élément de droit dur auquel les Etats peuvent maintenant se référer. Grâce à ce statut d’acte juridiquement contraignant, les juridictions nationales disposent désormais d’un texte ayant vocation à servir de source principale lorsqu’ils doivent « s’acquitter de leur tâche de veiller au respect des droits fondamentaux dans le cadre de l’interprétation et de l’application du droit de l’Union »14.

Dans un second temps, on remarque un très net changement entre 2013 et 2014. Ce dernier peut s’expliquer au regard du contexte juridique européen. A cette époque, la question du champ d’application de la Charte est extrêmement complexe pour les juges nationaux. Compte tenu de la divergence entre le texte même de l’article 51 § 1 de la Charte et les explications de cet article fournies par les Conventionnels, qui essayaient de s’approcher autant que possible de la jurisprudence antérieure, la mise en œuvre du droit européen est relativement étroite. Ainsi, entre 2009 et 2013, les juges nationaux sont victimes d’une incertitude totale, menant à des tentatives d’interprétations contenant parfois des erreurs, voire à des instrumentalisations à des fins personnelles.

Si durant la période post-2013 notre graphique met en lumière une utilisation plus accrue de la Charte, c’est parce que les difficultés et les incertitudes entourant ce texte européen furent réglées avec deux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne15, qui apportent des

précisions sur l’applicabilité de la Charte des droits fondamentaux et sur les contours et conséquences de la notion de mise en œuvre nationale du droit de l’Union (article 51)16. Dans

13 CJUE, 1er mars 2011, Association Belge des Consommateurs Test-Achats e.a, aff. C-236/09.

14 Fondation Robert Schuman, « La protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne après le traité

de Lisbonne », Question d’Europe, n°173, 14/06/2010.

15 CJUE, Gr. Ch., 26 février 2013, Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson, aff. C‑617/10 ; CJUE, Gr. Ch., 26

février 2013, Stefano Melloni c. Ministerio Fiscal, aff. C‑399/11.

16 S. PLATON, « La Charte des droits fondamentaux et « la mise en œuvre » nationale du droit de l’Union :

l’arrêt Fransson du 26 février 2013, la Cour parvient à élargir le champ d’application du droit de l’Union en s’alignant sur la jurisprudence antérieure, et non pas sur l’analyse restrictive de l’article 51 § 1 de la Charte17. Aucune limite ni critère ne sont posés par l’arrêt, et le rôle revient

au juge national. Cependant, afin de guider au mieux le juge national dans cette même application du droit, la Cour développera à travers l’arrêt Julian Hernandez18, une solution

relativement ample énonçant quatre critères, non-cumulatifs, pour pouvoir déterminer l’applicabilité de la Charte. Ainsi à partir de l’année 2013 les juges possèdent (enfin) le cadre exact d’application de la Charte. L’année 2014 signe ainsi la fin d’une incertitude fondamentale et d’un manque de sécurité juridique, rempart contre l’arbitraire et l’instabilité jurisprudentielle.

De toute évidence, les requérants, comme la Cour de cassation, ont de plus en plus tenté d’utiliser la Charte comme référence. Cependant, il est à noter que le taux d’utilisation reste tout de même sous la barre des 1% sur l’ensemble de la période étudiée. La Charte reste donc un texte peu utilisé, mais en constante croissance. Le Conseil d’Etat a ainsi établi que : « ce texte fait désormais partie de nos normes de référence et il est présent, d’une manière croissante, dans notre pratique juridictionnelle quotidienne. Grâce à cette interprétation, le champ d’application de la Charte s’est simplifié en s’étendant. Depuis quelques années, les juristes et les autorités publiques se sont en France saisis de la Charte »19. De toute évidence, ce mouvement n’est pas propre à la Cour de cassation : il irrigue aussi les arrêts du Conseil d’Etat.

17 Les éléments relatifs à l’article 51 seront développés par la suite. 18 CJUE, 10 juillet 2014, Julian Hernández, aff.C-198/13.

19 J.-M. SAUVE, « L’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne par les juristes »,

17 décembre 2014, http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/L-application-de-la-Charte-des- droits-fondamentaux-de-l-Union-europeenne-par-les-juristes.

Evolution de l’utilisation de la Charte par les avocats généraux

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