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D ES MESURES D ’ INVESTIGATION ATTENTATOIRES AUX DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX DE L ’ ÊTRE HUMAIN

PRÉSENCE DU JUGE DE L ’ AVANT PROCÈS

D ES MESURES D ’ INVESTIGATION ATTENTATOIRES AUX DROITS ET LIBERTÉS FONDAMENTAUX DE L ’ ÊTRE HUMAIN

En pratique, la tension qui s’établit entre l’intérêt public et l’intérêt de l’individu concerné par des mesures d’investigation, est assurément très forte et peut être vécue comme un défi impossible si la recherche de la vérité et de ses éléments de preuve conduit inéluctablement à empiéter sur la vie privée et l’intimité d’autrui, à découvrir dans des lieux cachés et à poursuivre ce que les personnes concernées souhaiteraient dissimuler.523 L’efficacité dans la poursuite de l’infraction pousse en effet les autorités publiques à user de moyens de coercition sur autrui, à l’empêcher d’aller et de venir, à lui soustraire son courrier, à écouter ses communications téléphoniques ou à pénétrer de force dans son domicile : autant d’atteintes aux droits fondamentaux de la personne, qui d’ordinaire ne sauraient être

522 V. en partic. JUNG, Heike et al., « Einheit und Vielfalt », GA, 2003, art. cit., p. 383-393, qui parlent ici d’unité mais aussi de diversité pour caractériser les différents modèles européens de procédure pénale.

permises et qui, pourtant, se voient ici légitimées par l’ordre ou la permission de la loi elle- même.524 Ainsi en est-il de la garde à vue et de la détention provisoire qui restreignent la liberté de l’individu, des saisies de correspondances, des écoutes téléphoniques qui violent l’intimité de la personne ou des perquisitions, atteintes directes à la propriété, auxquelles l’État ne saurait renoncer sous prétexte d’une protection absolue des libertés individuelles.525 Les erreurs judiciaires commises permettent à cet égard de prendre toute la mesure des effets dévastateurs et destructeurs que peuvent générer de tels actes. Des affaires comme celle d’Outreau en France526 ou son pendant allemand, l’affaire Worms, 527 en sont une triste illustration : des familles brisées, des personnes anéanties, des conséquences irréversibles se perpétuant dans la vie future et une perte de confiance totale en la justice, tel fut malheureusement le quotidien des nombreuses personnes accusées à tort de viols sur mineurs lors de ces deux affaires. Dans la première, dix-sept personnes furent renvoyées devant la Cour d'assises pour chef de viols en réunion sur mineurs de quinze ans. Treize d'entre elles furent acquittées, sept par arrêt de la Cour d'Assises du Pas de Calais du 2 juillet 2004 et six autres, en appel, par arrêt de la Cour d'Assises de Paris du 1er décembre 2005. Le scandale vint ici de l'ampleur du démenti ainsi infligé au juge d'instruction, de la gravité de l'atteinte portée à la liberté, à l'honneur et à la considération des personnes innocentées (dont deux se sont suicidées), mais surtout, du fait qu'à l'exception de l'une d'entre elles, toutes avaient subi une détention provisoire, parfois particulièrement longue : de plus de trois ans pour deux d'entre elles, de plus de deux ans pour six d'entre elles et de plus d'un an pour deux autres.

524 EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; COMMISSION DELMAS-MARTY, « Rapport sur la mise en état des affaires pénales », 1991, rap. préc., p. 9.

525 V. l’ens. des réf. préc. en n. 524.

526 V. pour un court exposé DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 13, n° 20 ; GUINCHARD, Serge et BUISSON, Jacques, Procédure pénale, op. cit., p. 65-70, n° 70. Pour une analyse détaillée se rapporter not. à HOUILLON, Philippe, « Juger après Outreau », n° 3125, 2006, rap. préc. 527 V. à ce propos le film documentaire édifiant de PINZLER, Jutta et HOHENGARTEN Dorothea: Verdacht Kindesmissbrauch: Der Justizskandal von Worms, NDR 2008, en ligne :

http://www.youtube.com/watch?v=TookPRu19sw, consulté dernièrement le 26.10.2014, et les art. suiv. de journaux : FRIEDRICHSEN, Gisela, « Keine Wurzeln, keine Identität », Der Spiegel, 2011, en ligne : <http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-81562338.html>, consulté dernièrement le 11.09.2014 ; de la même auteure, „Viel geglaubt, wenig gewußt“ », Der Spiegel, 1997, en ligne : <http://www.spiegel.de/spiegel/print/d- 8653825.html>, consulté dernièrement le 18.05.2017 ; de la même auteure, « Grenzen des Vorstellbaren », Der Spiegel, 1995, en ligne : <http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-9157898.html>, consulté dernièrement le 18.05.2017 ; GOETSCH, Monika, « Die stille Wut », Deutsches Allgemeines Sonntagsblatt, 1997, en ligne :

<http://web.archive.org/web/20010118182700/www.sonntagsblatt.de/1997/34/34-s2.htm>, consulté dernièrement le 18.05.2017, qui permettent de prendre toute la mesure des préjudices subis par les victimes de cette terrible erreur judiciaire.

Étrangement similaire et tout autant retentissante fut l’affaire « Worms », dans laquelle trois procès très médiatisés aboutirent en 1997 à la relaxe de vingt-cinq personnes soupçonnées d’avoir violé seize mineurs, la détention provisoire de certaines d’entre elles ayant duré deux ans.

Mais le constat de l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux ne se limite pas aux erreurs judiciaires. Ainsi la simple ouverture d’une enquête à la suite d’éléments factuels justifiant la suspicion d’une infraction conduira-t-elle régulièrement à une atteinte aux libertés individuelles des personnes concernées par les investigations.528 Lors de prélèvements corporels (v. p. ex. § 81a StPO ou art. 706-47-2 CPP), c’est l’intégrité physique de la personne qui est touchée.529 Le droit à l’autodétermination et à la vie privée530 sera quant à lui concerné par toutes les données personnelles recueillies dans le cadre de l’enquête.531 Une perquisition (v. p. ex. §§ 102, 103 StPO ou art. 56 et s., 76, 92 et s. CPP) porte atteinte au droit à l’inviolabilité de son domicile532 de même qu’à la vie privée de la personne etc.533 En outre, certains postes (notamment dans la fonction publique) sont liés à la condition que le candidat y prétendant n’ait pas fait – ou ne fasse pas – l’objet d’une procédure pénale.534 Si le refus d’embauche pouvant en résulter correspond ici à une décision discrétionnaire légitime de

528 EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 1468, n° 2220 ; GUINCHARD, Serge et BUISSON, Jacques, Procédure pénale, op. cit., p. 491, n° 582.

529 En Allemagne protégée par l’art. 2 al. 2 GG, v. EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 1468 et 430‑431, n° 220 et 580. V. à ce propos p. ex. Com. EDH, déc. du 04.12.1978, n° 8239/78, X. c. Pays-Bas ou encore CEDH, déc. du 05.01.2006, n° 32352/02, Schmidt c. Allemagne. 530 En Allemagne protégé à l‘art. 2 al. 1 en relation avec l’art. 1, al. 1 GG.

531 EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 432 et 1473, n° 582 et

2226. V. aussi p. ex. CEDH, déc. du 4.12.2008, n° 30562/04 et 30566/04, Marper c. Royaume-Uni, spéc. al. n° 59 et s.

532 En Allemagne protégée par l’art. 13 GG.

533 EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan,« Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 433 et 1547, n° 583 et 2325. V. à ce sujet not. CEDH, déc. du 15.07.2003, n° 33400/96, Ernst c. Belgique, ici spéc. al. 106 et s. ; CEDH, déc. du 25.02.1993, Funke et Crémieux c. France, n° 10588/83, ici spéc. al. 47 et s.; CEDH, déc. du 28.04.2005, n° 41604/98, Buck c. Allemagne, ici spéc. n° 28 et s.

534 V. ici not. EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242.

l’administration concernée,535 il n’en constitue pas moins une atteinte indirecte à la liberté de profession.536

Par ailleurs, le suspect est quoiqu’il en soit déjà sanctionné officieusement dès lors qu’il fait l’objet de soupçons substantiels par les autorités de poursuite puisque « sous les mots du droit (témoin suspect, mis en examen…) la réaction passionnelle de toute société vaut accusation ».537 En effet, la personne soupçonnée sera impactée dans son environnement social par exemple par le biais de convocations de témoins, dès lors que celles-ci préciseront le nom du prévenu.538 La couverture médiatique peut également se révéler très stigmatisante quand le prévenu y est nommément cité ou que son identité est facilement reconnaissable pour l’entourage du suspect.539 Il peut alors en résulter également une violation dans les faits du droit général à la personnalité.540

Conclusion de la Section 1

On le voit, les mesures d’investigation adoptées envers la personne suspectée, très intrusives par nature, sont donc susceptibles de porter gravement atteinte aux libertés individuelles de cette dernière. Sa sphère privée, son environnement social se verront fortement impactés et les préjudices causés au stade embryonnaire de l’avant-procès seront d’autant plus importants qu’ils ne sont pas corroborés par la certitude de la culpabilité du destinataire. Ainsi le mis en cause pourra-t-il subir des conséquences gravement préjudiciables et même parfois irrémédiables quand bien même il serait par la suite déclaré innocent.

535 SCHEERBARTH, Hans Walter et al., Beamtenrecht, 6e édition, Siegburg, Reckinger, 1992, § 12, III, c.

536 En Allemagne protégée par l’art. Art. 12 GG – ou, s’agissant de la fonction publique, spéc. par l’art. 33 al. 2 GG, EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242. 537 PRADEL, Jean, Procédure pénale*, 18e éd. (2015),op. cit., p. 337, n° 385 ; GARAPON, Antoine et SALAS, Denis, Les

nouvelles sorcières de Salem, op. cit., p. 21, concernant les affaires très médiatiques, les auteurs précisent ici « Quand la violence du sacré est là, quand elle s’empare d’une société [...] elle ne réclame qu’une chose : l’unanimité de tous contre un seul » ; v. en ce sens du côté allemand not. EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan,

« Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; RIEß, Peter, « Gerichtliche Kontrolle des Ermittlungsverfahrens », dans E. SCHLÜCHTER (éd.), Kriminalistik und Strafrecht, Lübeck, Schmidt-Römhild, 1995, p. 509.

538 Ce qui correspond au cas normal en Allemagne, v. § 69 al. 1 StPO et n° 64 al. 1 RiStBV (directives pour les procédures pénale et contraventionnelle).

539 EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242 ; GUINCHARD, Serge et BUISSON, Jacques, Procédure pénale, op. cit., p. 336 et s., n° 410 ; PRADEL, Jean, Procédure pénale*, 18e éd. (2015), op. cit., p. 338, n° 388.

540 Protégé en Allemagne à l‘art. 2 al. 1 GG en relation avec l‘art 1, al. 1 GG. EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, 1998, art. cit., p. 2242.

Cela met d’ailleurs en évidence que la vie privée, les libertés fondamentales « extérieures au procès » ne sont ici pas les seuls droits concernés par les mesures d’investigation. Ces actes se caractérisent bien plus souvent par un « double fardeau »541 pour la personne visée puisque cette dernière risque, au-delà de la violation directe de ses libertés individuelles, que les preuves récoltées à l’issue de ces mesures coercitives soient ensuite utilisées à sa charge dans le procès et touchent par là les droits et libertés procéduraux spécifiques de la défense.542 Face à l’ampleur des préjudices susceptibles de résulter de l’activité des autorités de poursuite, les États tant allemand que français se sont vus dans l’obligation d’ériger des garanties procédurales pénales spécifiques pour les justiciables en s’orientant au modèle commun européen et en partie international de procès équitable.

541 De la formule originale „Doppelbelastung“, v. OSTENDORF, Heribert et BRÜNING, Janique, « Die gerichtliche Überprüfbarkeit der Voraussetzungen “Gefahr im Verzug” - BVerfG, NJW 2001, 1121 », JuS, n° 11, 2001, p. 1065 ; BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im strafrechtlichen Ermittlungsverfahren, op. cit., p. 120.

542 OSTENDORF, Heribert et BRÜNING, Janique, « Gerichtliche Überprüfbarkeit der Voraussetzungen “Gefahr im Verzug” », JuS, 2001, art. cit., p. 1065 ; BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im strafrechtlichen Ermittlungsverfahren, op. cit., p. 120 ; AMELUNG, Knut, « Entwicklung, gegenwärtiger Stand und zukunftsweisende

Tendenzen der Rechtsprechung zum Rechtsschutz gegen strafprozessuale Grundrechtseingriffe », dans C. ROXIN

(éd.), Strafrecht, Strafprozeßrecht, vol. 4, Bonn, Verl. des wissenschafl. Instituts der Steuerberater, 2000, p. 930 ; en ce sens égal. GEISLER, Werner, « Stellung und Funktion der StA », ZStW, 1981, art. cit., p. 1119 et s. ; HILGER,

S

ECTION

2

L’

AVANT

-

PROCÈS

,

UNE PHASE STRICTEMENT ENCADRÉE PAR LES EXIGENCES EUROPÉENNES DU