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D ES FONCTIONS CONFLICTUELLES DE L ’ AVANT PROCÈS

PRÉSENCE DU JUGE DE L ’ AVANT PROCÈS

D ES FONCTIONS CONFLICTUELLES DE L ’ AVANT PROCÈS

À l’image des intérêts souvent antagonistes (intérêts publics/intérêts individuels) qu’elle met en scène, cette « bipolarité »502 de la procédure pénale laisse place à des fonctions de l’avant-procès au fort potentiel conflictuel. Pour pouvoir mettre en œuvre son droit de punir, l’État doit au préalable faire le nécessaire pour déterminer les faits constituant une infraction et leurs auteurs, la vérité étant une condition indispensable à toute décision juridique juste et équitable.503 Il en résulte ici d’abord deux fonctions de l’avant-procès : celle d’enquêter, avant de pouvoir déclencher les poursuites sur la base des conclusions des investigations.504 Pour permettre l’élucidation des faits ainsi qu’assurer la pérennité des preuves jusqu’à la fin du procès en évitant qu’elles soient dégradées ou anéanties, les ordres procéduraux pénaux autorisent les organes chargés des investigations à recourir à une large gamme de mesures processuelles pénales attentatoires aux libertés individuelles des personnes concernées comme, entre autres, les perquisitions, les saisies et interceptions de biens, les écoutes téléphoniques ou encore la redoutable détention provisoire.505 Vu l’importance de ces moyens dans le processus de découverte de la vérité, il n’est pas surprenant de voir que la Cour fédérale constitutionnelle allemande506 de même que le Conseil constitutionnel français 507 accordent à l’efficacité de la procédure un statut

502COMMISSION DELMAS-MARTY, « Rapport sur la mise en état des affaires pénales », 1991, rap. préc., p. 9.

503 NEUMANN, Ulfrid, « Materiale und prozedurale Gerechtigkeit im Strafverfahren », ZStW, vol. 101, n° 1, 1989, p. 52 ; BRAUSE, Hans Peter, « Faires Verfahren und Effektivität im Strafprozeß », NJW, 1992, art. cit., p. 2865 ; BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im strafrechtlichen Ermittlungsverfahren, op. cit., p. 140 ; GUINCHARD, Serge et BUISSON, Jacques, Procédure pénale, op. cit., p. 5‑6, n° 4.

504 Ce sont par exemple ces deux fonctions, auxquelles vient s’ajouter la fonction juridictionnelle dont parle Serges Guinchard dans plusieurs de ses écrits sur le juge d’instruction (v. p. ex. GUINCHARD, Serge et BUISSON, Jacques, Procédure pénale, op.cit., p. 97 et s., n° 104 et s. GUINCHARD, Serge, « Requiem joyeux pour l’enterrement annoncé du juge d’instruction », dans B. TEYSSIÉ (éd.), CP et CIC : livre du bicentenaire, 2010, p. 276‑278). Sans partager pour autant les thèses de cet auteur s’agissant du juge d’instruction, ces 3 fonctions seront ici reprises pour caractériser l’avant-procès.

505 EISENBERG, Ulrich et CONEN, Stefan, « § 152 Absatz II StPO: Legalitätsprinzip im gerichtsfreien Raum ? », NJW, n° 31, 1998, p. 2242 ; BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im strafrechtlichen Ermittlungsverfahren, op. cit., p.

23‑24 ; COMMISSION DELMAS-MARTY, « Rapport sur la mise en état des affaires pénales », 1991, rap. préc., p. 9. 506 BVerfG, déc. du 14.09.1989 - 2 BvR 1062/87 (BVerfGE 80, 367), reproduite dans NJW, 1990, p. 563-566, ici, spéc. p. 564 ; v. aussi JUNG, Heike, « Le ministère public : portrait d’une institution », Arch. po. crim., 15-1993, art. cit., p. 18 ; ENGLÄNDER, Armin et VOLK, Klaus, Grundkurs StPO, op. cit., § 3, n° 5.

507 V. du côté français p. ex. CC, déc. n° 2004-492 DC du 02.03.2004, publiée au JO du 15.03.2004, p. 4637, not. n° 4 et 6 ; CC, déc. n° 20111-625 DC du 10.03.2011, publiée au JO, 15.03.2011, p. 4630 ou dernièrement CC, déc. n° 2014-420/421 QPC du 9.10.2014, publiée au JO, 12.10.2014, p. 16578. Sur ce principe, se rapporter égal. e. a.

constitutionnel. C’est alors qu’intervient la 3e fonction inhérente à l’avant-procès pour parer aux risques que fait courir l’existence de larges prérogatives de puissance publique du côté des autorités de poursuite concernant les libertés individuelles et permettre de créer des conditions justes et équitables indispensable à l’objectif supérieur de rétablissement de la paix sociale de la procédure pénale : la garantie des droits et libertés fondamentaux des individus concernés par la procédure pénale souvent appelée fonction juridictionnelle.508

Une délimitation claire et distincte de ces fonctions semble à première vue vaine en raison d’une très étroite interdépendance.509 Ainsi la poursuite suppose-t-elle nécessairement une connaissance approfondie du dossier de la procédure constitué au cours des investigations menées qui elles mêmes n’ont d’autre but que de permettre une décision raisonnée de poursuite.510 Il sera de même beaucoup plus aisé à la personne chargée des investigations de décider en connaissance de cause du bien fondé d’un acte coercitif.511 À l’inverse les mesures de contraintes adoptées sont susceptibles de porter atteinte plus ou moins gravement aux libertés individuelles. Mais c’est aussi bien là tout le danger de confondre ces diverses fonctions en les accordant à un seul et unique acteur : la réunion de ces trois aspects sur un même protagoniste ne manquera pas de placer ce dernier dans une situation inconfortable lorsque l’une des missions ne sera réalisable qu’au détriment d’une autre.512 La tentation est alors grande de minimiser l’importance, par exemple, de la protection des droits, lorsqu’elle empêche une avancée rapide dans la recherche de la vérité, au profit de la fonction d’enquête, ce qui pourrait mener dans les faits à un déni des libertés individuelles.513 Ainsi, la qualité de partie des autorités de poursuite, du moins en procédure

à DREYER, Emmanuel et MOUYSSET, Olivier, Procédure pénale, op. cit., p. 17, n° 3 ; PRADEL, Jean, Procédure pénale, op. cit., p. 95 et s., n° 61 et s.

508 V. ici les réf. et précisions en n. 504.

509 V. concernant l’interdépendance de la fonction d’enquête et de poursuite p. ex. GUINCHARD, Serge, « Requiem joyeux pour l’enterrement annoncé du juge d’instruction », dans B. TEYSSIÉ (éd.), CP et CIC : livre du bicentenaire, art. cit., p. 277. Quant à l’interdépendance de la fonction juridictionnelle et d’enquête, v. not. PRADEL, Jean,

Procédure pénale, op. cit., p. 45, n° 16.

510 GUINCHARD, Serge, « Requiem joyeux pour l’enterrement annoncé du juge d’instruction », dans B. TEYSSIÉ (éd.), CP et CIC : livre du bicentenaire, art. cit., p. 277.

511 GLEß, Sabine et al., « Regards de droit comparé sur la phase préparatoire du procès », dans V. MALABAT et. al. (éd.), Opinio doctorum, art. cit., p. 211‑212 ; PRADEL, Jean, Procédure pénale, Paris, Cujas, 18e éd., 2015, p. 37, n°

12.

512 V. p. ex. DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 197‑198, n° 292 ; DREYER, Emmanuel et MOUYSSET, Olivier, Procédure pénale, op. cit., p. 32, n° 17.

513 En ce sens égal. DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 197‑198, n° 292 ; DREYER, Emmanuel et MOUYSSET, Olivier, Procédure pénale, op. cit., p. 32, n° 17.

pénale française, les Allemands refusant ici majoritairement la qualification de partie au procureur,514 est-elle par exemple susceptible de mettre à mal le devoir d’impartialité lors des investigations si un seul et unique organe était chargé de ces deux premières fonctions.515 Mais la plus grande tension résulte ici assurément de la fonction juridictionnelle avec les deux autres, la poursuite et les investigations poursuivant ici un intérêt social qui entrera – si non systématiquement, du moins en pratique – régulièrement en collision avec celui de l’individu concerné.516

La garantie des libertés individuelles impose à l’État de veiller à ce que chaque personne soit considérée dans toute son humanité et sa dignité au cours des investigations pour prévenir toute violation injustifiée de ses droits et libertés.517 Car si la vie en société implique qu’un individu renonce tacitement à faire lui-même justice en reconnaissant la légitimité de l’action de l’État, ce renoncement ne peut valoir que si l’État lui-même est en mesure de garantir une justice équitable, obéissant aux principes fondamentaux du droit.518 La justice matérielle et la paix sociale ne peuvent donc être rendues s’il est infligé à l’inculpé un préjudice qu’un procès équitable, respectueux des droits fondamentaux ne saurait justifier.519 On remarquera que les intérêts de la personne concernée conduiront le plus souvent à empêcher l’éclaircissement des faits, les moyens de coercition des autorités

514 V. not. HAAS, Volker, Strafbegriff, Staatsverständnis und Prozessstruktur, op. cit., p. 39 et s. ; SCHMIDT, Eberhard, « Rechtsstellung der Staatsanwälte », MDR, 1951, art. cit., p. 7 ; ROXIN, Claus et al., Strafverfahrensrecht, op. cit., chap. 3, § 17, n° 5.

515 Ce problème est soulevé aux origines du CIC en France et est la raison de la consécration du principe de séparation de la poursuite et de l’instruction : « Par son institution le ministère public est partie; à ce titre il lui appartient de poursuivre, mais par cela même il serait contre la justice de le laisser faire des actes d'instruction (2). » — « Le procureur impérial serait un petit tyran qui ferait trembler la cité... Tous les citoyens trembleraient s'ils voyaient dans le même homme le pouvoir de les accuser et celui de recueillir ce qui peut justifier son accusation (3). » LOCRÉ, repris par ESMEIN, Adhémar, Histoire de la procédure criminelle en France, op.cit., p. 530 ; v. aussi les dév. de HÉLIE, Faustin, Traité de l’instruction criminelle, vol. 5, op. cit., p. 536 et s., n° 548 et s. ; DESPORTES, Frédéric et LAZERGES-COUSQUER, Laurence, Traité de procédure pénale, op. cit., p. 204‑205, n° 303-304, qui précise néanmoins avec raison qu’il ne s’agit en l’espèce pas pour autant d’un principe de droit supérieur. 516 En ce sens, v. not. HASSEMER, Winfried, « Die "Funktionstüchtigkeit der Strafrechtspflege" », StV, 1982, art. cit., p. 277 ; GUINCHARD, Serge et BUISSON, Jacques, Procédure pénale, op. cit., p. 2‑5, n° 3.

517 V. p. ex. BVerfG, déc. du 12.01.1983 - 2 BvR 864/81, reproduite dans NStZ, 1983, p. 273-276, spéc. 273 ; dans le même sens également BVerfG, déc. du 19. 10. 1977 - 2 BvR 462/77, reproduite dans NJW 1978, p. 151-152 (BVerfGE 46, 202, 210) ; v. égal. BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im strafrechtlichen Ermittlungsverfahren,

op. cit., p. 141.

518 COMMISSION DELMAS-MARTY, « Rapport sur la mise en état des affaires pénales », 1991, rap. préc., p. 8‑9 ; BRAUSE, Hans Peter, « Faires Verfahren und Effektivität im Strafprozeß », NJW, 1992, art. cit., p. 2865 ; BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im strafrechtlichen Ermittlungsverfahren, op. cit., p. 140‑141.

519 WEILER, Edgar, « Irreparable Verletzung des Rechts des Beschuldigten auf ein faires rechtsstaatliches Strafverfahren als Verfahrenshindernis », GA, 1994, p. 583 ; BRÜNING, Janique, Der Richtervorbehalt im

publiques étant en pratique limités par les exigences de l’état de droit.520 Les conditions pour un jugement équitable – la recherche de la vérité et la protection des libertés individuelles des personnes concernées – placent donc les autorités de poursuite face à un vrai dilemme : privilégier la recherche de la vérité ou les libertés de la personne contre laquelle sont dirigées des mesures d’enquête ?, alors même que chaque mesure coercitive décidée est inéluctablement accompagnée d‘une atteinte aux droits individuels destinataires de l’acte.

Conclusion de la Section 2

Pour pouvoir remplir les objectifs de la procédure pénale, trois fonctions sont essentielles au stade de l’avant-procès : celle d’investigation pour rechercher la vérité, celle de poursuite pour déclencher la réponse pénale qui pourra rétablir la paix sociale et celle juridictionnelle qui assurera que les deux premières missions s’effectuent dans le respect des droits et libertés fondamentaux des personnes concernées. Or, si ces différentes missions se recoupent en certains points, le danger qu’elles s’entravent les unes les autres est latent, raison pour laquelle il serait dangereux de réunir l’ensemble de ces tâches dans les mains d’un seul acteur.