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3.1 – « Merce Cunningham ou la bascule de l’histoire » 105 La recherche de la liberté dans le hasard.

III – D IMENSION POLITIQUE DE LA DANSE CONTEMPORAINE

III. 3.1 – « Merce Cunningham ou la bascule de l’histoire » 105 La recherche de la liberté dans le hasard.

Véritable pivot dans l’histoire de la danse moderne, Merce Cunningham va avoir une influence directe sur l’histoire des arts en général. Lorsqu’étudiant il rencontre la danse moderne, cette dernière n’a pas encore subi les bouleversements des pratiques d’avant-garde de la peinture, de la musique ou de la littérature. La plupart de ces créations sont encore construites autour d’une narrativité ou suivent du moins une thématique. La relation de la

104 Intervention de Simon Hecquet lors d’une conférence donnée par Bernard Blistène : Noter sa danse, 19 janvier 2012, Centre Pompidou.

danse à la musique est sensiblement la même, mais surtout, l’espace scénique continue de respecter les lois de la perspective établies au XVIIe siècle. A cette époque, « Merce Cunningham fait le constat de ces persistances d’un autre temps, et dès ses premières œuvres, fait basculer l’histoire du spectacle vivant dans le XXe siècle ».106

Alors danseur dans la compagnie de Martha Graham, Cunningham fréquente les peintres avant-gardistes comme Jackson Pollock (chez qui le geste du peintre a une importance capitale) qui se fait connaître par ses dripping(projection aléatoire de peinture sur une toile posée à plat sur le sol). Mais c’est sa rencontre avec le compositeur John Cage qui va déterminer son engagement vers les voies de l’avant-garde. Pour John Cage la musique est un bruit comme le reste des sons que l’on entend. Il propose alors d’utiliser ces sons comme matériaux pour ses compositions musicales. Ses compositions vont elles aussi être régies par un processus aléatoire souvent basé sur le I-Ching, livre chinois des transformations. Merce Cunningham est fasciné par cette philosophie Zen et par la rigueur des compositions de Cage. A partir de cette méthode il va élaborer une nouvelle pensée pour la danse qu’il considère comme du mouvement à l’état pur.

Pour que la danse soit essentiellement faite de purs mouvements, Cunningham abandonne toutes les conventions qu’il juge superflues : la narration, l’adéquation de la danse avec la musique, la hiérarchisation de l’espace perspectif. Le travail se trouve ainsi complexifié à la fois pour le chorégraphe, le danseur et le spectateur. Face à cette danse totalement nouvelle sans narration, sans lien avec la musique, où des événements différents sont présentés de facon simultanée sur le plateau, le spectateur, perdu, doit réapprendre à regarder la danse. Le regard n’est plus guidé par une narration, chacun est libre de choisir de quelle manière regarder la danse.

C’est également dans le but de libérer la danse de ses propres choix, de lâcher les habitudes et de se libérer des dogmes et des automatismes que Cunningham va utiliser les procédés de l’aléatoire. Plus qu’une simple technique, cette méthode participe d’une véritable philosophie, un nouveau point de vue sur l’œuvre d’art et l’artiste. En effet, abandonner toutes les décisions au hasard c’est nier la position de l’artiste inspiré, de l’œuvre d’art comme expression d’un individu.

Cunnningham justifie cette position par la pensée Zen qui insiste sur le fait que dans la nature, deux objets peuvent coexister dans un même temps et un même espace sans interférer l’un sur l’autre. Comme le revendiquent Cage et Cunningham, il s’agit bien là d’utiliser le

principe même de fonctionnement de la nature. Le hasard ne crée pas le chaos, mais un ordre « naturel ».

Bien que Kant ait évacué la danse de sa division des beaux arts dans La critique de la faculte de juger, Cunningham semble pourtant pousser à son paroxysme la théorie kantienne selon laquelle la nature servirait de paradigme à l’art. Selon Kant, l’art ne doit pas imiter la nature mais jouer avec ses formes. C’est la nature qui donne ses règles à l’art. L’art est quelque chose d’artificiel qui doit avoir l’apparence de la nature. Les arts doivent donner l’apparence d’une finalité sans que l’on soit à même de remonter au concept de la création. Selon Kant, face aux beaux arts comme face à la nature on a le sentiment qu’il y a une intention sans être capable de remonter à un concept ou à une fin intentionnelle qui préside à la création. C’est en ce sens que les beaux arts doivent donner l’apparence de la nature. La danse de Merce Cunningham n’est-elle précisément pas dans cette dynamique ? C’est bien le fonctionnement de la nature que le chorégraphe cherche à reproduire et non son image.

C’est également ce que revendiquait Isadora Duncan lorsqu’elle disait que :

« […] travailler en desaccord avec la forme et le mouvement de la nature […] produit des mouvements steriles… ».107

Cette volonté de coller au plus près des principes qui régissent la nature participe de sa conception d’une danse indissociable de la vie.

« Il ne me semble pas inutile d’insister sur l’idee que la danse fait partie de la vie comme le reste. La preuve en est sa permanence sous de multiples formes : tout ce jeu des corps dans l’espace et dans le temps. Quand je construis une choregraphie en tirant à pile ou face, c’est-à-dire avec l’aide du hasard, je puise mes ressources dans ce jeu, qui n’est pas le fruit de ma volonte, mais une energie et une loi auxquelles je me soumets. Pour certains, il est inhumain et mecanique de creer une danse en tirant à pile ou face au lieu de se ronger les ongles, de se taper la tête contre les murs ou de pêcher des idees dans un vieux carnet. En composant de cette manière, je me sens en contact avec des ressources naturelles bien plus vastes que mon inventivite personnelle, bien plus universelles et humaines que les habitudes propres à ma pratique, et naissant

107 Duncan Isadora, La Danse de l’avenir in Danser sa vie, ecrits sur la danse, Editions du Centre Pompidou, Paris, 2011, p.36.

organiquement d’un fond commun d’impulsions dynamiques. »108

Le sens de la danse, à travers le mouvement pur, serait alors d’exprimer le pur mouvement de vie. Laurence Louppe rajoute également qu’avec l’aléatoire la décision n’est plus prise par la tête mais par le corps, le sens du mouvement est alors totalement octroyé au corps109. C’est pourquoi Merce Cunningham peut dire que « Danser est l’expression visible de la vie. ».110