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Matériaux nomades

Les matériaux de Flore intestinale interrogent la notion de déplacement les amenant à se définir et à se présenter comme matériaux nomades. Le terme nomade désigne ceux qui n’ont pas d’habitation, qui ne restent pas longtemps au même endroit, qui errent et changent de lieu. Cependant les matériaux nomades de Michel Blazy ne se déplacent pas comme l’entend la

définition littérale de ce mot, ils sont plutôt semblables à la pensée nomade du philosophe français Gilles Deleuze. Ce nomadisme « […] ne se déplace pas il habite un espace lisse, traversé de lignes de fuites et de multiplicités. Un espace lisse est un espace ouvert, un espace d’errance, c’est un espace de l’immanence […] ». Ce sont aussi bien les déplacements de la pensée que les déplacements des spectateurs à l’intérieur de l’œuvre qui se déterritorialisent dans Flore intestinale et qu’on peut distinguer à travers les notions d’écart, de symbole et de passage. Ces matériaux artistiques nomades sont nombreux et ils se situent et se présentent dans l’œuvre en des lieux inopportuns et sous une forme inattendue, créant ainsi un écart, un effet de rupture entre ce qu’ils sont, leurs fonctions et leurs statuts de matériaux plastiques. Il ne s’agit pas seulement de matières palpables mais aussi de matières immatérielles qui permettent de composer et de constituer Flore intestinale en se décentrant de leurs fonctions d’origine et au moment de leurs apparitions. Ces matériaux apparaissent en des temps et des lieux différents dans l’œuvre. Ainsi la galerie fait corps avec l’œuvre. Les différents titres suggèrent le processus de digestion dans les installations et remplacent le processus de représentation dans l’œuvre. Les couleurs créent différents espaces, des territoires plastiques qui s’opposent provoquant une tension. La texture, la substance des aliments dans l’œuvre peuvent se percevoir non pas visuellement mais par le toucher, le son et l’odeur engendrant une modification de la réception de l’œuvre. Effectivement, Flore intestinale se présente non pas comme un simple processus de digestion mais comme un acte artistique nomade où « Manger, c’est incorporer un territoire » comme l’exprime Mohamed Bouhahli dans son avant-propos pour expliquer la pensée du géographe français Jean Brunhes. Ce matériau nomade devient aussi matériau- symbole. Ce matériau-symbole du grec sumbolon c’est-à-dire « objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance » révèle son altérité en étant non pas un signe de représentation d’une idée comme en peinture mais un matériau-allégorique, du grec allon, c’est-à-dire autre chose. Ces matériaux nomades se déplacent de la matière qu’ils présentent à l’idée qu’ils symbolisent. Comme l’explique Gilles Deleuze « […] les nomades […] sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser sur place pour rester à la même place en échappant aux codes ». Ainsi les matériaux nomades de Flore intestinale se présentent comme matériau autre. Nous pouvons le constater dans Peinture qui mange où la crème dessert et le polystyrène deviennent symboliquement une bouche, dans Mur qui fait le cacao devient déchet, dans Boyau

qui pousse la peau artificielle pour la confection du saucisson devient intestin. Enfin ces

matériaux nomades se déplacent à travers un processus de création en mouvement. Ils interrogent la notion de passage dans les phénomènes de disparition et d’apparition à l’intérieur du mécanisme du vivant. Comme l’explique Michel Blazy « C’est le vivant qui m’intéresse, pas la nature ». Cette stratégie du vivant interroge l’espace transitoire, la forme aléatoire et éphémère qui lors de ses transformations se déplacent devenant geste de création. L’aliment de consommation, dont la forme d’origine est tellement altérée qu’il est dénaturé, ne reprend son ancien statut que par l’odeur qui renvoie à sa valeur nourricière. Les titres créent un jeu de transferts entre la présentation réelle et l’espace symbolique, en utilisant des outils comme la mémoire, l’expérience et la réflexion. L’œuvre in situ fait corps avec la galerie et l’inauguration participe à la poïétique de l'œuvre. Cet évènement devient processus de création en ouvrant son espace et en intégrant dans son histoire la première œuvre qui inaugure et permet la naissance de ce lieu d’exposition. Les matériaux de Flore intestinale se déplacent et se décentrent en créant un mécanisme de décodage des signes traditionnels qui devient un nouveau langage visuel avec de nouveaux signes plastiques. Ce mécanisme renvoie à la machine de guerre de Gilles Deleuze « […] une machine de guerre est une invention nomade […]. Par analogie, un mouvement artistique, […] peut faire office de « machine de guerre » s’il trace une « ligne de fuite créatrice », un « espace lisse de déplacement » […] ». Ce fonctionnement fait référence tant au théâtre pauvre de Jersy Grotowski qu’au mouvement artistique italien Arte Povera où « L’artiste devient un guérillero, il veut choisir le lieu du combat et pouvoir se déplacer pour

surprendre et frapper ». Ce mouvement artistique « […] privilégie l’instinct, le naturel et l’éphémère » en remettant en question la société de consommation. L'Arte povera utilise des matériaux pauvres et valorise le processus de création en effaçant le résultat final comme dans l’œuvre créée en 1968, Senzo titolo (Struttura che mangia) « Sans titre (Structure qui mange) » de l’artiste italien Giovanni Anselmo. L’objectif de cet artiste n’est pas seulement de montrer une résistance face au désir d’appropriation mais aussi de rendre l’œuvre insaisissable. La sculpture oppose deux matériaux : le granit, qui renvoie aux structures funéraires, et la laitue, matière végétale qui symbolise le vivant. La laitue se décompose progressivement « se faisant manger » par le temps qui altère le matériau révélant sa fragilité et son aspect éphémère. Cependant le processus de création dans l’œuvre de Michel Blazy s’appuie sur la stratégie du vivant pour renouveler la matière et développer de nouvelles formes, couleurs et odeurs. Alors que dans Senzo titolo (Struttura che mangia) l’intervenant de l’exposition est obligé de remplacer l’ancienne laitue par une laitue fraîche, seule la décomposition en poudre au sol de l’ancienne laitue laisse une trace de son existence. Dans Flore intestinale, l’altérité du matériau

pharmakon et du matériau nomade révèle les multiples possibilités du matériau qui devient

autre, étranger. Flore intestinale présente une œuvre hétérogenèse car elle amène le spectateur à « brancher la pensée sur le dehors ». Cette « […] pensée nomade constituée du mouvement de la différence qui la parcourt » révèle deux processus qui dépossèdent l’œuvre et le spectateur de leur identité.