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Effacement de l’artiste

Cette dépossession des divers hors œuvres de Michel Blazy se manifeste par la négation du geste de l’artiste qui s’efface pour laisser place à un processus de création fragmenté dans la poïétique spatio-temporelle de l’œuvre. En effet, il s’agit d’interventions de différents acteurs qui font partie de ce processus et dont la collaboration peut être directe ou indirecte, consciente ou inconsciente. Ces acteurs se présentent comme des prolongements de la main de l’artiste. Cet effacement présente Flore intestinale comme une œuvre autopoïétique c’est-à-dire, comme nous allons le voir, qui s’auto-génère. Cette autocréation renvoie au concept d’autopoïèse exposé dans l’article Autopoietic Systems en 1972 et élaboré par le biologiste, cybernéticien et philosophe chilien Humberto Maturana et le neurobiologiste et philosophe chilien Francisco Varela. Ainsi l’effacement de l’artiste permet à l’œuvre de prendre vie par un mécanisme qui projette du cacao dans Mur qui fait et étend Boyau qui pousse par l’injection d’air dans les boyaux artificiels. L’œuvre poursuit son développement et sa dissémination par un processus plastique anthropochorique c’est-à-dire avec la participation inconsciente du spectateur qui, tel un agent disperseur, provoque dans le tunnel de Peinture qui mange ainsi qu’au sol de Flore

intestinale une dispersion de la matière créatrice avec le polystyrène. Effectivement, lors de son

déplacement dans l’installation, le spectateur se trouve en contact avec des fragments de polystyrène qui jonchent le sol, obligeant le spectateur à entrer en contact avec la matière. Dans le tunnel en polystyrène de Peinture qui mange, des particules en forme de billes pouvant symboliser la semence plastique s’accrochent à la tenue vestimentaire du spectateur et l’accompagnent parfois jusqu’à sa demeure. Comme l’explique Michel Blazy « […] souvent

les gens touchent mes sculptures. Et j’adore [cela] même s’ils les détruisent. Ce que j’aime [dans ce contact, c’est ce] moyen d’obtenir [autrement] des informations sur ce que l’on voit ». Ce processus autonome se poursuit par l’assistance d’un intervenant de la galerie qui nourrit l’œuvre en ajoutant de la matière pour qu’elle puisse s’alimenter. L’intervenant est chargé de remplir une fois par jour le verre de Mur qui boit et de placer des bouteilles de vin au sol, en dessous du verre encastré dans le mur en polystyrène. Il est ensuite chargé de rajouter du cacao pour Mur qui fait et d’activer les mécanismes de Boyau qui pousse et Mur qui fait.

L’autopoïèse plastique se poursuit par l’acte d’achat de la recette de l’œuvre par un spectateur qui se transforme en futur propriétaire de l’œuvre. Cette phase de transmission des données de réalisation contenues dans le mode d’emploi va permettre de dupliquer l’œuvre originale en proposant un double de l’œuvre. Comme l’explique le sociologue français Edgar Morin on peut penser que Morin parle de Blazy :modifier « Il s’agit non pas d’une division mais de la fabrique

d’une doublure ». Effectivement, les œuvres de Michel Blazy étant in situ, le double sera donc

différent de l’original selon le lieu d’installation et sa capacité ou non à accueillir l’humidité de l’air, la quantité de matière utilisée ainsi que le respect des modes d’emploi de chaque installation. Effectivement, la régularité des interventions est nécessaire au développement de chaque œuvre ce qui nécessite que le propriétaire « […] fasse vivre la pièce, s’en occupe, l’entretienne ce qui n’implique pas nécessairement qu’il/elle prenne en charge la réalisation ». Le mode d’emploi ou la tentative de reproduire l’œuvre par l’acheteur, selon les obstacles rencontrés lors de la conception, ne seront que des doubles, des « miroirs » de l’œuvre originale qui fut créée et qui a fini à la poubelle. La dernière manifestation autopoïétique de l’œuvre se situe dans le matériau puisqu’il s’agit, à la fois, de divers micro-organismes et d’une protéine invisible nommée enzymedigestive qui se situent dans notre flore intestinale. Cette enzyme est capable de provoquer des réactions chimiques dans les aliments leur permettant d’augmenter la quantité de jus ou de les enrichir en sucre. Mais elle peut aussi jouer un rôle dans le système digestif en permettant de faciliter l’assimilation des aliments ingérés pour les transformer en éléments nutritifs en les décomposant et les fragmentant. Mais il faut noter que lorsque cette enzyme se trouve dans un organisme inanimé, elle se libère en grande quantité provoquant l’altération de la matière ainsi que sa décomposition. Flore intestinale suggère par son titre la présence de l’enzyme et des micro-organismes comme processus de création par la décomposition. Leur absence est portée par le titre et circule immatériellement dans la mémoire et l’imaginaire du spectateur. Cette décomposition qui est présente dans certaines de ses œuvres se manifeste lorsque, dans le matériau, les cellules organiques sont perturbées dans leur fonctionnement les amenant à être détruites par les enzymes qui, elles, prolifèrent, créant de

nouveaux matériaux artistiques comme les champignons, les odeurs, les insectes. Ce processus de décomposition modifie la forme, la texture et la couleur des matériaux de base comme dans

Sculptcure de 2003 avec les oranges. Cette opération de décomposition devient pour Michel

Blazy un processus de création. Ces hors œuvre hétérotopiques et autopoïétiques, qui se disséminent dans l’espace et s’auto-génèrent, proposent une autre altération comme processus de création, celle de la perception du matériau.

Figure 7 : Michel Blazy, Sculptcure, 2003. Ecorces d’orange, dimensions variables. Crédit photo : Marc Domage. Courtesy de l’artiste et Art : Concept, Paris, page 9.