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Excaver le site

Dès 1996, sans doute en raison de son penchant pour les procédés de la gravure qui fabriquent des images par incisions, en creusant la surface choisie, Marc Chostakoff introduit l’acte d’excaver à ses altérations numériques. Dans Horizon 19, La Seyne sur mer, qui date de cette époque, deux enfants courent ainsi en direction d’une mer éventrée. La surface de l’eau écartée de part et d’autre, se métamorphose en une fosse rectangulaire dont on ne peut évaluer la profondeur. Elle s’articule à un léger décentrement de l’horizon. Ce qui perturbe tous repères traditionnels du paysage et bouleverse la perception du site photographié.

Plus tard, comme si l’image était en proie à différents glissements de terrain, certaines excavations font allusion au domaine de la géologie. Ainsi, une faille déchire en deux compartiments la mer dans Horizon 40, Carry le Rouet, réalisé entre 2001 et 2002. Tandis que dans Horizon 37 (Fig. 2), de la même série, quatre trouées semblables à des dolines – excavations circulaires de plusieurs mètres qui apparaissent sur un sol calcaire dont les cavités souterraines s’effondrent lors de pluies diluviennes – forent la surface de l’eau. On connaît quelques exemples spectaculaires de dolines. Tel le gouffre géant qui s’est formé dans la ville de Guatemala, en juin 2010, à la suite de la tempête tropicale Agatha et avait englouti un immeuble entier. Mais contrairement aux diverses photographies de reportage de cette catastrophe naturelle, aucune dévastation du paysage n’est à déplorer dans Horizon 37. Le bord de mer est indéniablement plastiqué, mais n’en ressort pas ravagé. Il est creusé par des interventions géométriques aux détours impeccables sans être déstabilisé. De plus, l’organisation en arc de cercle des quatre dolines numériques est de l’ordre d’une ponctuation

poétique. Elle résonne avec le virage effectué par l’étendue de la mer, en haut à droite qui, lui- même, résonne avec les courbes des pins parasols, situés au premier plan.

On ne peut s’empêcher de penser au Land Art, et plus spécifiquement aux « sculptures négatives », caractérisées par la rigueur des vides géométriques, de Michael Heizer lorsqu’on appréhende le travail de Marc Chostakoff. Les dolines numériques de Horizon 37 rappellent les déplacements de matière de Five Conic Displacements. La cavité spectaculaire de Horizon 19 évoque, quant à elle, le canyon artificiel façonné à coup de bulldozer qui constitue Double

Negative. Et qui, « (v)ue d’avion, (…) apparaît comme une énorme empreinte géométrique, un

ces deux œuvres de Marc Chostakoff, ce n’est pas la roche ou un lac asséché qui est sculpté en creux par la géométrie, mais l’étendue de la mer, de manière extraordinaire. À la même époque, certaines œuvres de la série Carrières du Revest échappent pourtant à cette logique de l’absurde. Elles fonctionnent sur la neutralité et la crédibilité des excavations numériques. Carrière 1 pourrait même être un document photographique d’une intervention in situ qui aurait pour fonction de conserver une trace visuelle d’une œuvre vouée à se détériorer, voire à disparaître, au gré des années et des conditions climatiques. Dans ce travail, trois entailles rectangulaires sont respectivement disposées au sol et sur deux monticules de sable. Elles semblent rendre hommage aux cinq entailles analogues de l’œuvre Dissipate de Michael Heizer. Loin d’être insignifiante, la mutation radicale de la nature des altérations numériques peut s’expliquer par les caractéristiques du lieu de prise de vue, à savoir la carrière. Car jusqu’à présent, les sites photographiés par Marc Chostakoff ne présentaient pas d’excavations. Celles-ci étaient ajoutées a posteriori par des manipulations numériques. La carrière est quant à elle un lieu creusé par des vides, structuré par des découpes successives en vue d’extraire des matériaux. Au cœur des carrières, Marc Chostakoff se trouvait donc en quelque sorte en contact avec des modifications du paysage familières à ses altérations numériques. Les surfaces sciées à la verticale, appelées communément « fronts de taille » ou « fronts de carrière » évoquent les déviations de l’horizon à quatre-vingt-dix degrés. De même, l’organisation « en gradins » rappelle les airs architecturaux de Horizon 18, de 1996-1998, image dans laquelle deux lamelles d’océan glissent à la verticale. C’est peut-être pour cette raison que les interventions numériques dans les œuvres de la série Carrières du Revest sont plus discrètes ? De petites tailles, certaines sont même positionnées à la limite du hors champ. Elles ne démantèlent plus la composition de l’image de la prise de vue, mais au contraire la renforcent.

On retrouve cette démarche dans une œuvre ultérieure intitulée Parc du Tholon (Fig. 3), appartenant à la série Martigues, réalisée en 2004. À peine l’œil est-il en train d’explorer cette image que la trouée énigmatique qui rentre dans le champ par le bord inférieur le capte, l’obnubile. Qu’est-ce ? Un simple renfoncement ? Une tombe ? Où sommes-nous donc ? L’espace photographique s’articule autour d’une symétrie horizontale. On se cramponne, tant bien que mal, à quelques indices de rationalité. En écho au quadrilatère au premier plan, un rectangle parsemé de verdure se dessine plus haut en perspective. Il est souligné par une ligne formée plus haut des mêmes brins d’herbe. Les tonalités vertes nous conduisent, seulement alors et selon l’outil euclidien, au repère-sol d’un gazon en bordures supérieures de l’image. On comprend maintenant les ponctuations verticales des cimes des pins inversées. Nous étions dans une flaque d’eau. Comme l’explique Marc Chostakoff :

Un matin, après un orage, pensant que des choses intéressantes avaient pu se produire, je suis allé à Martigues faire des prises de vue dans un parc : il y avait des zones inondées dans lesquelles le ciel se reflétait et d’où émergeait un rectangle végétal. Sur cette image, Le Parc du Tholon (…) je suis ensuite intervenu en créant un effet d’excavation rectangulaire, creusée par enlèvement de couches successives.

Le reflet du ciel dans une flaque d’eau est donc l’élément déclencheur de l’image. Comme il l’est pour la photographie du toit-terrasse inondé intitulée From Roof to Roof de Gabriel Orozco de 1993. Et avec laquelle Parc du Tholon résonne par ses dominantes et sa composition, tout en étant plus complexe. Alors que dans From Roof to Roof, la flaque d’eau délimitée par le toit en perspective occupe le centre de l’image, dans Parc du Tholon elle n’est visible qu’en partie. Elle se prolonge hors champ, en bas, mais aussi aux six huitièmes de la hauteur de l’image, à gauche, et plus encore à droite. Ce qui contribue fortement à dérouter le spectateur en l’immergeant dans les stratifications des multiples plans qui habitent la flaque d’eau. Car chez Orozco, hormis le ciel, capté juste après l’orage – encore chargé de nuages et parsemé de bleus – seules quelques branches et mauvaises herbes se reflètent ou rentrent brièvement en contact avec la flaque d’eau. Alors que chez Chostakoff, ce sont non seulement plusieurs pins, le rectangle et la ligne qui sont dessinés par les herbes qui composent l’image, mais aussi l’étrange fosse en escaliers, sur laquelle je voudrai m’arrêter à présent. Son aspect funéraire de même que sa position en miroir par rapport au rectangle végétal dans la flaque d’eau m’amènent à penser que plusieurs correspondances plastiques se profilent entre Parc du Tholon et le Cimetière Brion de San Vito d’Altivole de l’architecte italien Carlo Scarpa. En effet, Marc Chostakoff partage avec Carlo Scarpa cet intérêt pour les formes architecturales en gradins ou en escaliers. Tous deux les déclinent dans plusieurs œuvres. On peut citer les séries Martigues et Calanques de Marseille, de 2014 pour le photographe ; la Banque Populaire de Vérone et le

Cimetière Brion en ce qui concerne l’architecte. Dans Parc du Tholon comme dans le Cimetière Brion, plus qu’être un élément intrusif à la prise de vue, ou un élément décoratif à la structure architecturale, ce motif souligne l’ossature de l’espace. Comme l’écrit Francesco Dal Co : « Tout en apparaissant comme un signe continu, ce thème n’est pas [chez Scarpa] un ajout stylistique à la complexité des surfaces ou des volumes auxquels il est appliqué. Il en rythme plutôt les proportions et les rapports géométriques (…) ». Tandis qu’il résonne avec le rectangle végétal capté à la prise de vue dans Parc du Tholon. Ce possible écho à l’architecture contemporaine renforce il me semble la teneur de l’intervention numérique. Scarpa n’est d’ailleurs pas le seul architecte auquel on peut penser lorsqu’on regarde les images de Marc Chostakoff. Ainsi, l’agencement labyrinthique en négatif de Horizon 80, île (Fig. 4) qui appartient à la série Calanques de Marseille, de 2014 peut rappeler la Plaza de los Fueros d’Eduardo Chillida. Car si certains murs de la Plaza de los Fueros sortent du sol, celle-ci est surtout caractérisée par une combinaison d’excavations, accessibles par plusieurs escaliers. Enfin, c’est aussi vers d’autres représentations de bouts du monde, pour reprendre les propos du plasticien, cités au début de cet article, que nous emmène Horizon 80. Nous sommes aux confins des espaces numériques des jeux vidéo. Ceux que l’on rencontre lors des « bugs » techniques ou encore lorsque l’espace virtuel, parcouru en périphérie de l’architecture principale du jeu, n’a pas été poli avec le même réalisme. Depuis la mer, le spectateur observe dans Horizon 80 l’archipel des calanques de Marseille perturbé par une construction architecturale forée dans la surface de la mer, étrange présence habitée par des réminiscences d’une Plaza de los Fueros ou d’une structure épurée de jeu vidéo. Dans les photographies de Marc Chostakoff, l’empreinte énigmatique de l’altération numérique déstabilise nos représentations du paysage. Nous le voyons autrement.