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mars 2007. Cher Georges,

Dans le document Pure, Anonyme (Page 40-43)

Je tousse. Je mouche. Je ne peux plus parler. J'ai la gorge en feu. Le médecin est venu à la maison. Je n'irai pas au collège jusqu'aux vacances. Je prends ça du bon côté. Trois semaines de glande au total. Laurent, le fils de Brigitte m'envoie les cours par email. Tous les soirs, je m'y colle. Je passe rapidement sur les maths. Je bosse le reste, histoire de ne pas être larguée à la rentrée. Papa traîne toute la journée en pyjama. Il pue le clodo aviné. Il continue à prendre ses médicaments que je pose à côté de son verre d'eau sur le plateau du soir. J'ai fait quelques progrès notables en cuisine. Maman me manque, elle aurait été de bon conseil pour m'éviter les erreurs de débutantes comme faire revenir l'ail trop fort, envoyer un texto pendant que l'on prépare une béchamel, trop saler un plat. A défaut de ses conseils, je me contente des forums de cuisinières sur le net.

Je suis un peu inquiète pour Jo. J'espère qu'il ne se sent pas seul le midi et pendant les pauses. Il m'envoie dix textos par jour. Des bruits courent sur moi. Selon certains, je me drogue. Pour d'autres, je suis devenue anorexique. D'autres encore imaginent que j'ai subi une lipossucion de la tête aux pieds, un lifting du corps ou de mystérieux rayons lasers. Selon Jo, ces spéculations farfelues viennent surtout des filles. Elles ont trop lu les magazines people dans les salles d'attente ! Je me fous pas mal des rumeurs notredamesques. Même si je me transformais en Cameron Diaz, je resterais le ténia. J'espère seulement que la bande des débiles m'aura un peu oubliée , que leurs instincts de prédation ne se réveilleront pas à la rentrée. J'ai dit à Laurent que Maman était morte. Une forme de reconnaissance pour son aide. Il a le droit de savoir. Lui non plus ne dira rien.

Je n'ai aucun nouvelle du Docteur Guptar. Jo passe ce soir. J'ai prévenu Papa qui s'en moque. Il a prévu de regarder l'enquête d'une vieille peau anglaise à la télé, Miss Marple.

Sibylle a déposé Jo vers 19 heures. Elle a laissé deux gros sacs poubelles dans l'entrée, m'a serrée dans ses bras. Jo avait la permission de 23 heures. On s'est retrouvé comme deux tartes dans l'entrée avec ces deux sacs poubelles. Jo en a tiré un en direction de ma chambre. Je l'ai suivi avec le deuxième.

 C'est quoi ?

 Va nous faire décongeler un truc Tane. Laisse moi vingt minutes avec les sacs poubelle. J'ai frappé à la porte de Papa. Je lui ai dit que son plateau était presque prêt. Je n'attendais aucune réponse. J'ai refermé la porte. Je l'ai laissé profiter du générique de la Roue de la Fortune. J'ai sorti le plateau rangé entre la cuisinière et le lave-vaisselle. Il est blanc, avec des petites vaches rigolotes. J'ai versé le reste de soupe au potiron dans une casserole. J'ai sorti un yaourt déjà sucré et un morceau de tarte aux pommes. Les pommes sont maison, la pâte vient de chez ED. J'ai quand même fait le fond de tarte moi-même selon la recette de Maman. Une brique de crème longue

conservation, un œuf, un peu de sucre et deux bonnes pincées de cannelle. La soupe frémissait. J'ai tout déposé sur le plateau avec un grand verre d'eau. Dans le couvercle d'un pot de confiture, les trois cachets de Papa. Cuillère, serviette, sel, poivre, une tranche de pain de mie. Je connais tout ça par cœur maintenant. J'ai installé la petite table pliante, comme celle des hôtels pour les petits déjeuners. Je l'ai commandée chez un grossiste pour le secteur hôtelier. J'ai dû pleurnicher en expliquant mon cas pour qu'il accepte de n'en vendre qu'une à la fois. Je ne regrette pas d'avoir surfé sur la corde de la sensibilité. Cette tablette est très stable pour poser un plateau. La hauteur est réglable. Papa ne renverse plus rien. La machine à laver tourne beaucoup moins. Sans même jeter un coup d'oeil au plateau, Papa a commencé à grignoter le pain. Je l'ai regardé une minute. J'ai tenté une petite blague sur les enquêtes de la vieille british. Il n'a pas réagi.

 Je repasserai chercher le plateau plus tard. Bonne nuit Papa.  Plus tard, c'est ça.

Je suis restée quelques minutes debout devant la fenêtre de la cuisine. Il faisait nuit. J'allais fermer les volets. J'ai vu Maman qui me regardait. J'ai souri à mon reflet.

J'ai collé l'oreille contre la porte de ma chambre. Les premières notes de Ring of Fire de Johnny Cash. Le petit jeu des devinettes recommençait. En passant cette porte, j'ai laissé la réalité derrière moi. La mort de Maman, la dépression de Papa et le souvenir de Ravi Guptar.

Jo pinçait les lèvres pour contrôler ses zygomatiques. Ma chambre ressemblait à un showroom de la capitale. Des vêtements partout. Je suis restée comme une idiote devant le spectacle. Des cintres partout, accrochés à la fenêtre, aux poignées de placards, au dos de la chaise, aux clous plantés dans les murs, vestiges des anciens locataires. Des pulls pliés, rangés par couleur sur mon lit. Des rubans ivoires enroulés autour de ma lampe de chevet, des petits nœuds scotchés aux quatre coins de mon bureau. Au sol, un chemin improvisé en papier doré, comme aux avant-premières de cinéma. Sur certains cintres, Jo avait composé des tenues complètes. Comme sur les mannequins dans les vitrines. Un gilet bleu pétrole, un tee-shirt en coton noir, un pantalon moulant noir rehaussé d'une ceinture assortie au gilet. Au sol, une paire des ces bottes fourrées australiennes que toutes les filles branchées portent en ce moment. Sur la porte, recouvrant le poster de Janis, pendue au porte manteau, une robe parme. Elle paraissait si douce. Je n'ai pas osé la toucher. Au sol, près de la porte, des bottes en cuir, comme celles des cavaliers mais plus brillantes, plus ajustées. Je me suis assise sur le lit. J'ai osé passer ma main sur les pulls. Je n'ai jamais rien touché de si doux. Violets, verts, beiges, rouges. Il y en avait une dizaine au moins. Cols en V, cols cheminée, cols roulés. Manches longues, manches courtes, boutonnés sur le côté, uniformes ou à motifs. Un parfum de vanille flottait dans l'air. Sous l'oreiller, un morceau de papier dépassait. J'ai tiré, un emballage doré en forme de gros bonbon. Je savais ce qu'il contenait. Le benjamin des survêtements, le petit 38. Même marque, même modèle, même odeur d'usine.

Jo m'a demandé de sélectionner les vêtements qui ne me plaisaient pas. J'ai fait le tour de mon showroom privé. J'ai mis de côté le rouge et le jaune. Maman m'a toujours dit que ces couleurs ne s'accordaient pas avec mon teint. Surtout l'hiver. Instinctivement, j'ai exclu un tee-shirt beige foncé qui faisait ton sur ton avec ma peau. De loin, on aurait pu croire que je ne portais rien. J'ai gardé tous les vêtements noirs. Le noir va à tout le monde. Toute femme le sait. Même moi le ténia qui n'a jamais ouvert un magazine de mode excepté le catalogue La Redoute.

Jo a soigneusement replié ce qui ne me convenait pas. Il a placé ce tas dans un sac devant la porte. L'effet de surprise passé, j'ai posé LES questions.

- C'est pour moi ? - Absolument. - D'où ça vient ? - De Pologne

- Pas tous.

- Je ne connais personne en Pologne. - Moi si Tane. J'ai de la famille là-bas. - De la famille...riche ?

- Disons généreuse. Pas riche. - C'est de la contre-façon ? - Non, tout est en règle.

- Parfois, la contre-façon est très bien faite !

- Ce n'en est pas je te dis. Tu n'as pas besoin de savoir d'où ça vient. C'est tombé du camion voilà tout.

- Ça ne me suffit pas comme explication. Ces vêtements sentent le parfum. Ils ont été portés. Les femmes à qui ils appartiennent en ont pris soin. Y a qu'à voir les cols des pulls, les revers des pantalons, les semelles des chaussures. Tout est impeccablement entretenu.

- C'est inutile mais je vais t'expliquer puisque tu insistes. Ma famille polonaise n'est pas riche. Ma tante est domestique depuis plus de vingt ans chez un haut fonctionnaire à Varsovie, un dénommé Chlebowski. Elle a tissé des liens forts avec sa patronne, Dorota, l'épouse du fonctionnaire. Ma tante lui apporte un soutien moral bien plus important que le ménage, la cuisine et tous les services qu'une bonne peut rendre. Dorata est devenue peu à peu transparente aux yeux de son mari. Elle vient d'un milieu modeste. Si elle divorçait, elle n'aurait plus aucune vie sociale. Toute la ville lui tournerait le dos. Elle a été très belle. Depuis le jour de ses cinquante ans, malgré le bon sens paysan de ma tante qui tente de la raisonner, le quotidien de Dorota est dédié à un seul combat : remonter le temps. Les armes à sa disposition : botox, liftings, prothèses mammaires, vêtements à la mode, crèmes farfelues et j'en passe. Elle sait certainement que ce combat est perdu d'avance. Elle a découvert récemment que son mari avait une liaison. Par hasard, dans un café, deux copines parlaient d'une certaine Bianca. Apparemment, cette fille se tapait son patron depuis plusieurs mois. Le mythe de la secrétaire sous le bureau les faisait glousser. Dorota s'en amusait aussi. Son corps s'est tendu lorsqu'une des filles a évoqué le Ministère de l'Intérieur. Son cœur a explosé en mille morceaux lorsqu'elle a entendu le prénom de son mari. Je vais te la faire courte Tane. On va pas passer la soirée à palabrer sur les malheurs de la patronne de ma tante. Dorota a décidé de se taire. Symboliquement, elle a voulu se débarrasser de quelques affaires, faire le vide dans ses placards. Un peu comme quand une femme veut changer de tête. Elle voulait certainement renouveler sa garde robe et faire cracher un peu de pognon à son mari. Un matin, ma tante a retrouvé un mot posé sur trois énormes cartons.

« Chère Fusia, je vais m'absenter quelques temps chez ma sœur. J'ai fait un petit ménage dans mes penderies. Ces vêtements ne me plaisent plus. Je vous les donne. Faites-en ce que vous voulez. Faites-en profiter votre famille ou qui bon vous semble. J'ai confiance en votre jugement. Amitiés. Dorota »

Ma tante, vieille fille rondouillette, s'est trouvée embarassée. Elle a pris quelques vêtements au hasard, autant qu'elle pouvait en porter et les a déposés devant l'église du coin. Elle a appelé sa nièce, ma mère, comme elle le fait une ou deux fois par an. Elles ont parlé de choses et d'autres, mélangeant le français et le polonais. Pendant la conversation, Fusia a trébuché sur un carton. Elle a expliqué à ma mère pourquoi sa petite chambre de bonne était subitement devenue un dépôt de vêtements. Ma mère a immédiatement pensé à toi. Elle lui a raconté ton histoire. Fusia a été émue. Ma mère lui a transféré un peu d'argent pour les frais d'envoi. Fin de l'histoire. Nous avons reçu ces vêtements donnés de bon cœur par Madame Dorota Chlebowski, une riche polonaise baffouée. Tu m'a fait dépenser beaucoup de salive pour pas grand-chose. Tu es contente ? Tu pensais que j'étais de mèche avec la mafia polonaise ?

J'avais les larmes aux yeux. Jamais je n'aurais pu me payer ne serait-ce que la manche d'un de ces pulls. Jo m'a aidée à ranger ma nouvelle garde robe polonaise. Il a emporté avec lui le survêtement

pour mercredi prochain. Afin que le rituel reste le même, que je le trouve impécablement plié sous sons oreiller. Il était presque 23 heures, Sibylle l'attendait en bas.

Papa dormait, le plateau posé à côté de lui. Il n'avait pas terminé sa soupe et renversé le fond de son verre d'eau sur la télécommande. Je l'ai séchée avec une serviette et posée sur le radiateur en espérant que les circuits ne soient pas morts. J'ai emporté le plateau à la cuisine, replié la petite table. Je suis allée me coucher en essayant de ne pas penser.

Le 18 février 2007.

Dans le document Pure, Anonyme (Page 40-43)