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Mai 2006. Mon Georges,

Dans le document Pure, Anonyme (Page 93-98)

Plus rien n'a de prise. Même la douleur. Même le dégout. Même la haine.

Patricia m'a laissé un message de sa petite voix mielleuse. Elle me demande, si, par hasard, je ne

connaîtrais pas le challenge pour la prochaine soirée. Flo m'a filé le tuyau. Il a savouré quand ses

boss lui ont proposé de continuer à tafer pour eux. Au black évidemment. Pas question de CDI. Trop de charges, trop de risques, trop d'engagement. Flo leur a mis sous le nez la promesse d'embauche de la mairie. Son poste de photographe pour la gazette dijonnaise. J'aurais bien aimé voir leur tronche. Un prolo qui s'en sort. Le talent est communiste.

J'ai donné à l'info à Patricia qui a hâte de me revoir. Elle prie le ciel pour gagner la bague trois ors d'un joaillier dont j'ai oublié le nom. Kevin me laisse un message toutes les deux heures. Il ne mentionne évidemment pas Jo. Il veut savoir comment je vais, où je vis, quand je me pointe au lycée.

Je suis descendue chercher le courrier pour faire l'inventaire des impayés. Si Papa s'en sort, j'aimerais qu'il retrouve un cocon paisible, pas un foyer surendetté. J'ai son chéquier. J'ai réglé le loyer et les principales factures. Pour les petites sommes, je laisse venir quelques rappels. Quant à l'assurance de la voiture, je laisse tomber pour le moment. A part se faire incendier, je ne vois pas ce qui pourrait lui arriver. Pas de kilométrage, pas d'assurance.

Flo est passé me voir avec un Mac'do sous le bras. Je n'avais pas faim. On a regardé une comédie romantique sur l'ordi. Une histoire triste. Avec Winona Ryder et Richard Gere. La pauvre fille commence par être cocue puis meurt à la fin d'une malformation cardiaque. Flo s'est excusé. Je

pensais que c'était gentillet dans le genre Pretty Woman. Il est touchant. J'ai tellement pleuré ces

dernières semaines. Mon cœur est sec. Je n'ai plus de larme. Je pourrais assister à l’exécution d'un innocent. Ça me laisserait de marbre. Je suis figée dans un état léthargique, entre deux mondes. Je rejoins Papa peu à peu. Je n'ai plus besoin d'aller le voir. Je l'aperçois au loin. Nos deux bulles s'entrechoquent.

Après le film, Flo m'a demandé de fermer les yeux.  Tada !!!

 Qu'est-ce-que c'est ?

 Le numéro spécial Dijon Ville de Beauté !  Déjà ? C'était pas pour juin ?

 Ils ont décidé de le sortir plus tôt. L'attachée de presse a été assaillie par les demandes

d'encarts pub. Maisons d'hôtes, caveaux sur la route des vins, épiceries fines, hôtels.. Bref ! Tous les commerçants du coin ont payés pour être visibles en apprenant que le dossier serait envoyé aux sites touristiques, traduit en anglais et en allemand. Je te passe les détails. La gazette a multiplié par deux son budget pour ce numéro. Le rédac'chef n'a pas réussi à trancher entre le fric des commerçants et la qualité de mes photos. Le tout ne tenait pas dans un numéro standard. Ils ont décidé de ne rien rogner, de sortir un Hors Série dès la semaine prochaine. Avant que les gens commence à réserver leurs vacances. Il sera envoyé un peu partout sur papier ou numérisé pour l'étranger. Aux guides touristiques, aux sites de voyage , dans le monde entier. L'attaché de presse a eu le nez creux en publiant un aperçu de la maquette. Avec la fameuse couv' ! Il a monté un plan comm' béton pour élargir la cible au maximum grâce à l'afflux de financements.

 C'est chouette. La couverture est bien. Ils n'ont presque rien modifié par rapport à ton

projet initial on dirait.

 Presque rien.

 T'as fait du bon boulot.  C'est grâce à toi.

 C'est toi qui tenait l'appareil !  C'est toi qui m'a inspiré !

 Alors Mona Lisa ne doit rien à Vinci ?  J'suis pas un génie !

 Et moi j'suis pas Mona Lisa ça tombe bien.  Donc, c'est un boulot d'équipe.

 Si tu veux. Il sort quand exactement ?

 Dans quatre jours tu le trouveras dans ta boîte aux lettres. Les imprimantes turbinent !  J'imagine ! Les perspectives pour toi ?

 Plutôt positives. Ça t'intéresse ?T'es sûre ?

 Oui Flo. Je t'ai déjà dit que je suis heureuse pour toi ! Peu importe le reste.

 Ça sent le CDI ! Il faut juste que le service RH valide. Je serai ce que l'on appelle un

« contractuel » dans l'administration. C'est un statut assez solide avec des tickets restau, une mutuelle et tout ça. L'administration, ils ont de la thune, ils exploitent pas les gens.

 J'espère.

 Je t'assure. Je les sens bien. Pas comme mes anciens boss. Ces enculés...  Ils te font des problèmes ?

 Pas pour le moment.  Comment ça ?

 Je les fournissais en coke de temps en temps...  Merde.

 Ouais. Ils connaissent un flic un peu chelou qui les couvre régulièrement.  Quel intérêt ils auraient à pourrir la vie d'un gars comme toi ?

 Je sais pas...

 T'inquiète pas va. Leur site marche. Ils ont d'autres chats à fouetter.  T'as sûrement raison.

 Au fait, je change de sujet. Tu pourrais me trouver le Bien Public du 6 avril ?  Heu...

 C'est hyper important.

 J'ai un pote qui bosse pour un buraliste avenue de la Gare. J'vais lui demander. Bon, tu

veux aller faire un tour ? Faut que tu t'aères ! Tu pues un peu ma jolie ! Tu sens un peu le poney. Pardon, le cheval vu ta taille !

 …

 Je t'ai vexée ? Excuse moi Tania !

 Non, c'est pas ça. Tu peux y aller tout de suite ?  Où ?

 Chercher le Bien Public du 6 avril.  Pourquoi ?

 J'ai mes raisons.

 Ok. J'y vais. J'vais devoir aller au centre ville. J'suis pas là avant une heure et demi.  T'as le permis ?

 Ouais.

 Sur la commode à l'entrée, y a les clés de la bagnole de mon père.  J'conduis pas souvent. Si je la défonce...

 C'est une vieille Clio. Aucune option. Ça se conduit comme un tracteur.  Elle est garée où ?

 C'est la bleue juste en bas vers l'allée. Celle avec l'autocollant J'aime la plongée .  Ton père aime la plongée ?

 Non, on l'a achetée comme ça.

J'ai pris une douche. Pour m'occuper. Je me suis même maquillée pour meubler. J'ai rangé un peu. J'ai refait le lit de Papa. J'ai laissé un message au psychiatre.

J'ai eu envie d'appeler le Docteur Guptar. Je lui ai envoyé un texto.

Docteur Guptar. Je suis en train de glisser. J'ai besoin d'un ami. Pas d'un homme. Pas d'un médecin. D'un ami. Tania.

Il m'a répondu immédiatement.

Je passe vous voir ce soir. Votre adresse est toujours celle qui figure sur votre dossier médical ? J'ai également besoin d'une amie. Pas d'une femme. Pas d'une patiente. D'une amie. Ravi G.

Flo m'a appelée aux alentours de 18 heures.

 Tania je suis avec mon pote là. C'est son boss qui a les clés du placard des invendus. Il en

garde toujours un ou deux.

 Tu reviens quand avec le journal ?

 Je l'aurai demain matin. Vers huit heures. Quand il ouvrira la boutique.  J'attendrai alors.

 Tu veux que je repasse ce soir déposer la voiture ? Je rentrerai en stop.

 Pas la peine. Garde-la. Amuse-toi un peu ! Va délirer avec tes potes et pense à ton avenir

 Et toi ?

 Moi je vais bien.  T'es sûre ?

 Oui. Viens demain quand tu as le journal. J'te ferai un petit dèj'.  Je vais garer la voiture dans un endroit sûr. Je la reprendrai demain.

 Fais comme tu veux. Si tu en as besoin, sers-t'en. C'est bien de la faire rouler un peu.  Merci Tania. A demain matin.

 A demain Flo. Le 16 Mai 2006. Georges,

Je me suis endormie sur l'épaule de Ravi Guptar. Toujours vierge. Je ne me suis pas camouflée dans la roche pour planter mes dents dans sa chair.

Nous avons très peu parlé. Il est parti ce matin en me laissant un petit mot :

Mangez ! Sinon, j'enlève l'anneau et je le remplace par une sonde ! Je ne plaisante pas ! Ravi G.

Je me suis lavée, habillée, maquillée. J'ai écouté le message du psychiatre :

Votre père est calme. Il s'est fait un ami dans le service. Il a même demandé un supplément de dessert selon les agents hospitaliers. Vous pouvez passer le voir dès demain. Nous avançons.

J'ai l'impression qu'il parle d'un gamin autiste...

J'ai sorti d'un placard un sachet de préparation pour pancakes. Comme ils disent, j'ai seulement ajouté à la poudre 75 cl de lait périmé depuis une semaine et deux œufs. Flo a sonné vers dix heures. Il a tout dévoré. Il est reparti aux alentours de treize heures. Après une bonne sieste sur le canapé.

Je me suis assise sur le lit de Papa. J'ai ouvert le journal du 6 avril. J'ignore ce que je cherchais exactement.

J'ai trouvé page dix-huit. Faits divers Cote-d'Or.

Val-Suzon : Un jeune homme secouru dans un chemin de randonnée.

Hier, aux alentours de vingt heures, un garçon de quinze ans s'est aventuré sur les chemins du Val Suzon. Inquiet de ne pas le voir rentrer, un proche a donné l'alerte. Les secours sont arrivés rapidement. Le jeune homme gisait semi-conscient dans un trou au détour d'un chemin balisé. Deux gendarmes étaient également présents. Les moines du val avaient signalé la présence d'individus probablement alcoolisés divagant autour de l'abbaye. Les gendarmes ont interrogé le garçon accidenté dans sa chambre du CHU de Dijon. Il a déclaré être parti seul en randonnée pour se

changer les idées. Il a chuté et ne se souvient plus de rien. L'hypothèse d'un lien entre cet accident et le groupe signalé

par les moines a donc été écartée.

L'addition est salée pour la communauté. La municipalité a décidé d'interdire l'accès au site dans l'attente de sa sécurisation. Une mesure qui prive les côte-d’oriens de cette magnifique promenade qui ne présente aucun risque majeur si l'on veut bien respecter quelques règles de bon-sens. Les forces de l'ordre et le SAMU ont encore une fois été mobilisés par un imprudent. Selon les médecins, sa vie n'est pas en danger.

J'ai envie de vomir. J'en veux à Jo. Il n'a rien dit. Il va laisser les bourreaux s'en sortir. Quant à Kevin, Joris, Steven...

Où est le sens ? Quelle logique préside à tout cela ? J'ai envie de mourir. Mais même la mort me paraît absurde. J'ai tapé sur internet les mots suicide et absurde. J'ai trouvé des articles sur Camus,

Dostoïevski et Kirilov. Certaines citations sont extraites de romans que Jo m'a conseillés. J'ai tenté de comprendre. Jo ne fait jamais rien par hasard. Sur sa liste, je me souviens maintenant. Les Frères Karamazov, Les possédés, L'étranger, Le Mythe de Sisyphe. En parcourant les dix premières pages de résultats, j'ai les ai tous trouvés. J'ai tenté de comprendre le message que Jo m'envoyait de son au-delà. Avec ma petite cervelle d'adolescente standard.

« J’ai décidé cette nuit que cela m’était égal. Je me tuerai pour affirmer mon insubordination, ma nouvelle et terrible liberté. »

Dostoïevski. Les possédés. 1871.

Le suicide est révolte. Dieu n'existe pas. Je serai Dieu en m'ôtant ce qu'il ne m'a pas donné. Je suis moi-même Dieu. Mon raisonnement est absurde puisque Dieu n'existe pas.

« Puisqu’à mes questions au sujet du bonheur, il m’est déclaré en réponse, par l’intermédiaire de ma conscience, que je ne puis être heureux autrement que dans cette harmonie avec le grand tout, que je ne conçois et ne serai jamais en état de concevoir(...). Puisqu’enfin dans cet ordre des choses, j’assume à la fois le rôle du plaignant et celui du répondant, de l’accusé et du juge, et puisque je trouve cette comédie de la part de la nature tout à fait stupide, et que même j’estime humiliant de ma part d’accepter de jouer. En ma qualité indiscutable de plaignant et de répondant, de juge et d’accusé, je condamne cette nature qui, avec un si impudent sans-gêne, m’a fait naître pour souffrir, je la condamne à être anéanti avec moi. »

Dostoïevski. Journal d'un écrivain. 1876.

Le suicide est logique. Je ne serai jamais heureuse. Je mets fin à cette mascarade par vengeance, par révolte, par fidélité à ma conviction profonde. Mais mon geste est absurde car au fond, je suis résignée.

« Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide »

Camus. Le Mythe de Sisyphe.1942.

La vie est absurde. La seule issue en est la mort. Je mets fin à cette absurdité par une autre. Mais je suis moi-même absurde puisqu'en pensant cela, je suis encore vivante.

Alors Jo tu me déconseilles de me suicider ? Tu comptes télécommander ma vie depuis ton absence? Tu te goures !

J'ai pensé. J'ai raisonné. À la recherche d'une adhésion personnelle à des références propres, des répères culturels qui m'appartiendraient.

Je ne suis plus ton cobaye Jo. Tu veux te livrer à une bataille de concept ? Prend-ça !

« Le premier degré de la folie est de se croire savant. » Fernando de Rojas.

Tu crois tout contrôler Jo ? Tu as présidé à mon alimentation, mon style, bridé mes réactions, galvaudé ma personnalité. Tu crois m'avoir reprogrammée ? M'avoir reconditionnée ? Comme les bourreaux ? La touche RESET ne fonctionne pas ! Même quand on l'enfonce pendant plusieurs mois.

Ton entreprise de terrorisme psychique a échoué. Tu as pondu tes œufs sous ma structure crânienne mais ces vermines n'ont pas survécu à ta fuite. Ta vilaine lâcheté. C'est l'énigme de trop, celle qui lasse l'amateur de polars bien ficelés. Ton bouquin m'est tombé des mains Jo !

Malheur à toi ! Je tournerai les pages des auteurs que j'ai choisis. J'écrirai ma propre histoire. Jeu de gamin, jeu de vilain ! Tu en veux des citations ? Tu en veux des bouquins ? Tu ne m'empêcheras pas de penser Jonathan Walkoviack. Tu ne m'empêcheras pas de vivre ou de mourir. De décider. Tu as laissé par mégarde une étincelle en piétinant mon libre arbitre. Je mourrai les deux genoux à terre. Pas avant.

Le suicide ! Mais c'est la force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus.

Guy de Maupassant. L'Endormeuse. 1889.

Jonathan Walkowiack. Tu m'as rendue sublime aux yeux de tous. Tu as joué au savant fou. J'ai un genoux à terre. Toi tu boiteras à vie !

La Madone restera dans la postérité. Pas toi. Tu n'es pas Munch. Tu es un vulgaire faussaire. Tu remplis le carnet de commande de ton cerveau dérangé. Tu sombreras dans le néant. Comme moi. Comme les autres.

Le 22 mai 2006.

Dans le document Pure, Anonyme (Page 93-98)