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juin 2006. Georges,

Dans le document Pure, Anonyme (Page 114-117)

Me voici opérée, pansée, retendue, prête pour une blitz-carrière de mannequin. Les affaires de Papa sont prêtes. J'ai soigné la disposition de sa valise. Puis j'ai appelé Ravi. Il m'a souhaité bonne chance. Il a compris. Un dernier rendez-vous chez Bensamoun pour enlever les bandages. Pour Karl, qui a de l'expérience dans la charcuterie esthétique, ce n'est qu'une formalité.

À moi Paris ! Ténia,

Ténia outragé ! Ténia brisé ! Ténia martyrisée ! Mais Ténia libérée ! Le 2 juillet 2006. Mon Georges,

Je n'ai pas encore touché mon premier cachet que je te délaisse déjà. C'est par manque de temps. Une marque de maroquinerie m'a offert un agenda, un stylo (qui écrit) et un carnet en peau de je ne sais quel cadavre animal. Rien ne remplacera ton odeur de plastique et ta reliure qui part en cacahouète !

Comment te résumer ces premiers jours à Paris ?

Je pensais partager l'appartement avec une consoeur maigrichonne destinée à faire la moue devant l'objectif. Lorena n'est pas là pour faire le cintre vivant. Elle est stagiaire à l'agence de Karl. C'est la petite nièce d'un styliste milanais. Elle s'occupe des paperasses. Je soupçonne Karl de l'avoir chargée de garder un œil sur moi. Peu importe si cette petite italienne est un agent double. On s'entend comme larrons en foire ! Son franc-parler me rappelle Kenza. Lolo parle couramment le français. Putanesca ! Elle vit à Paris depuis trois ans. Elle m'a aidée à m'installer et on a parlé de nos vies.

 Je veux faire oublier leur soucis aux gens.  Pardon ?

 Je veux mixer. Les envoyer en l'air.  T'es Djette ?

 J'y travaille. Sur mon Mac. Je crée des sons. Je bosse beaucoup.  J'y connais rien en électro !

 Non importa ! La musique électronique est messianique, universaliste. Elle n'a pas de

peuple élu. Elle appartient à tout le monde si tu veux bien te laisser approcher par elle.

 Tu penses que certaines musiques sont...élitistes ?

 Vai a sapere ! La musique classique a une connotation élitiste indéniable. Je ne porte pas de

jugement. Seulement, l'accès à la musique électronique est plus direct. Tu as remarqué comme le ryhtme cardiaque peut s'aligner sur un beat ? La musique classique, peut-être parce-qu'elle existe depuis des siècles, est sacralisée. Un peu comme le jazz qui porte une

grande symbolique. Il y a une distance. L'électro est plus populaire.

 C'est vrai. La première fois que j'ai écouté radio classique, par pur hasard, je me suis sentie

sous-cultivée.

 Je te ferai écouter un morceau. Je l'ai travaillé pour toi.  Pour moi ?

 Si. Benvenuta !  Gracias !

 C'est de l'espagnol patate ! On dit grazie.  Perdon !

 Scusa !

 Bon, je me tais.

 Je t'apprendrai l'italien. Les gros mots et puis le reste. Le 8 juillet 2006.

Georges,

Je n'avais plus rien. Aujourd'hui, grâce à une succession de hasards, je me retrouve avec deux personnes exceptionnelles auprès de moi : Papa et Lorena.

Lorena est une poupée d'à peine un mètre soixante. Ses cheveux noirs sont coupés très courts. De dos, elle ressemble à un petit garçon. Elle ne porte que des baggys, des tee-shirts blancs sans soutien-gorge. Elle est plate comme une affiche. Depuis le premier jour, j'ai envie de prendre son visage entre mes mains. De jouer à la poupée. Elle a de grands yeux bruns aux pupilles pleines, un petit nez droit, une bouche en bouton de rose. Un personnage de Miazaki ! Sa peau blanche se constelle de tâches au soleil. Lorena paraît fragile. Quand je n'ai pas le moral, nous dormons ensemble dans sa chambre. On fume, on boit et j'écoute ses derniers sons. Je me laisse prendre par sa musique. Quand je l'entends respirer dans son sommeil, je me sens bien. Je lui ai demandé si sa famille ne lui manquait pas. Mon frère n'accepte pas mon mode de vie. Tu sais, l'Italie, les

traditions... Je suis plus heureuse ici.

Tout va très vite. J'ai peu de temps pour rendre visite à Papa. Il a le téléphone dans sa chambre. Je l'appelle tous les jours. Il participe aux activités, apprécie la nourriture et profite du jardin. Une infirmière avec qui j'ai sympathisé m'a envoyé une photo. Papa est bronzé. Il est passé du vert au marron. Le personnel est bienveillant. Je sens qu'il reprend le dessus.

Chaque matin, un chauffeur de taxi m'attend en bas de l'immeuble dans une merco noire. J'apprécie beaucoup la mauvaise humeur des taxis parisiens. Elle me correspond. J'ai rarement envie de parler avant quatorze heures. L'agence se situe boulevard Saint-Germain J'ai le quartier latin en horreur. Une sentence arbitraire, radicale et stupide. D'ailleurs, c'est davantage la gente germanopratine que je gerbe. Elle se regarde, se jauge, use les vitrines de son narcissisme hypertrophiée. Comme si la fraîcheur d'un maquillage, la tenue d'un brushing, le tombé d'un pantalon pouvaient changer tous les vingt mètres. Je me marre lorsque je passe devant les bars branchés. Je vois dans ces jeunes gens à peine plus vieux que moi les maîtres à penser des bourgeois de province. Le négligé travaillé. Je ne m'y ferai jamais. Pourquoi faire du vieux avec du neuf ? C'est une énigme. En revanche, je sais comment faire du vieux avec du vieux. Crever la dèche dans une cité et user ses fringues jusqu'à ce que même EMMAUS te ris au nez. J'ai demandé au chauffeur de m'arrêter un peu avant l'agence. J'ai marché jusqu'à la librairie polonaise. Je pensé à Jo. J'ignore sa vie. J'ignore ce qu'il a trouvé qu'il n'avait pas ici, ce qu'il a fui qu'il ne voulait plus voir. Sibylle n'a pas tenu sa promesse. Je n'ai aucune nouvelle.

Je méprise le monde de la mode. Karl m'a promis que je ne passerai aucun casting. Il ne ment jamais. J'ai déjà plusieurs contrats finalisés. Dont THE contrat sensé me catapulter au sommet. Je vais représenter une nouvelle gamme de rouges à lèvres. Je n'ai pas assisté aux négociations. En revanche, j'ai lu le contrat. Pour l'argent. Pour Papa. Tout ce que je fais, c'est pour lui. Pour lui assurer une retraite confortable. Je tiens une comptabilité minutieuse. C'est que je me suis fixé une somme. Une fois atteinte, je retourne à Dijon. Nous serons à l'abris pour un moment. Ensuite, je poursuivrai mes études et je gagnerai notre croûte. Comme tout le monde.

Pour ce contrat, je vais toucher l'équivalent deux ans de smic en salaire fixe, sans compter les rémunérations variables en fonction des retombées de la campagne, des déplacements et de ma velléité à faire acte de présence dans des soirées mondaines.

J'ai également posé pour une marque de jeans. Karl, le photographe et la fourmilière qui s'agitait autour de moi semblaient satisfaits. Coiffeurs, maquilleurs, assistants, tous m'ont léché la pomme. Karl m'a félicitée pour mon professionnalisme, ma docilité et ma gentillesse. Il s'attendait à quoi ? À une diva ? Je viens de la zone moi ! Quand on me propose un jus d'orange je vais chercher de la monnaie dans mon sac. Le directeur artistique de la marque a bien aimé ma gueule.

 Quelle fraîcheur cette petite ! Elle a THE truc Karl.

 Je sais Fred. Je l'ai vu instantanément. Elle a sauté des classes ! Pas de sélection. J'y suis

allé au pif.

 C'est ta plus belle trouvaille depuis Helena. C'est son clône ! En plus maigre.  Elle a de la poitrine quand-même Fred. Sors un peu ta poitrine Tania !

 Pour que le public s'identifie, pour en faire une Casta, elle doit grossir. Là où il faut,

entendons-nous bien. Elle a une gueule mais tu le sais comme moi, la maigreur limite les filles aux défilés. Il y a maintenant la concurrence des actrices pour les gros contrats. C'est fini les mannequins stars, le statut de top model international devient rarissime.

 Pourtant tu me l'as réclamée pour tes jeans ! Tu miaulais au téléphone.  Je voulais être le premier à l'avoir.

 Guerlain l'a choisie comme visage lipstick.  Elle remplace la russe ?

 Tu ne sauras rien. Te confier un secret c'est comme envoyer une dépêche à l'AFP.  Je n'insiste pas.

 Tu gâcherais ta salive.  Tu passes au Queen ?  Crispy a une gastro.

 Tu vas le lâcher ton chien ! C'est pas lui qui va te sucer !

 Tu comprends rien. Ceux qui n'ont pas d'animaux domestiques ne pigent rien.  Je pige en revanche que l'on te voit de moins en moins ces temps-ci. T'as un mec ?

 Non. Mon chien est malade. Point barre. Sur ce, je vais accompagner Tania au vestiaire.

Elle est en train de se geler. Tu l'aurais remarqué si tu avais jeté un coup d'oeil de son côté.

 Un humaniste au royaume des paillettes !  Royaume du vide.

 Tu dérailles Karl.

 Entre nous, Tania est ma dernière muse. Je la protège. Je lance sa carrière. Ensuite, je

raccroche.

 Tu vas faire quoi ?  Militer.

 Contre la gastro-entérite canine ?

 Pour les droits des gays. Pourquoi pas pour les animaux ? Tu ne dis pas que des conneries

Le 13 juillet 2006.

Dans le document Pure, Anonyme (Page 114-117)