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Cadres cognitifs et valeurs sous-jacentes

Dans le document DE QUOI LA MARIJUANA EST-ELLE LE NOM? (Page 63-70)

A. Mécaniques formelles et dynamiques cognitives sous-jacentes d’un changement de

2. Cadres cognitifs et valeurs sous-jacentes

Les thèmes principaux du débat sur la légalisation et l’étude de leur traitement par les acteurs impliqués permettent de dégager les cadres cognitifs mis en jeux et les lignes de fracture qui parcourent la société.

Les thèmes principaux du débat préréférendaire sont les suivants :

• Le bilan de la politique de « War on drugs » (social, politique, économique, criminel…), les bénéfices et les risques afférents à la légalisation (revenus fiscaux, criminalité, trafic, disponibilité, apparition de lobbys…) ;

• Les risques légaux et juridiques relatifs à la légalisation dans un contexte de maintien du régime de prohibition au niveau fédéral ;

• Les enjeux de santé publique : effets de la légalisation sur la consommation par les populations à risque et en particulier sur les enfants et les adolescents, (adolescents

200 Voir annexe 5.

201 Comme le montre la carte de la répartition des départements autorisant les entreprises du secteur.

202 Ici il est fait directement référence aux travaux de Kübler sur les évolutions de la politique suisse concernant les drogues dures au début des années 2000.

203 Par « policy narratives » on entend « la forme que revêtent les éléments cognitifs attachés à une politique publique » définition donnée par Radaelli.

64 et gros consommateurs au comportement addictif), conduites « sous influence », hospitalisations, accidents ;

• La perception morale de la marijuana et de sa consommation.

a) Le bilan de la politique de « War on drugs »

Dans ce domaine, les principaux arguments des défenseurs de la légalisation sont les suivants :

• L’échec de la politique de réduction de l’offre de drogues symbolisé par la

« disponibilité universelle » de la marijuana ;

• Le cout financier et d’opportunité d’une politique d’utilisation inefficace des ressources des forces de l’ordre ;

• L’aspect criminogène d’une politique qui offre aux organisations criminelles un monopole de fait sur le marché des drogues. Lequel n’est pas régulé ni segmenté et contribue par les profits qu’il génère à financer cartels et organisations terroristes ;

• Les conséquences sociales et raciales d’un régime de criminalisation qui affecte négativement la vie et les perspectives d’avenir de populations minoritaires.

Ces arguments s’inscrivent dans une évaluation critique de l’efficience de la politique publique, à la fois en termes de rapports couts-bénéfices et cout-utilité. A l’aune du bilan de la « War on drugs », les défenseurs de la légalisation remettent en question son opportunité au nom d’une vision néo-libérale du gouvernement. Ils se prononcent pragmatiquement pour l’intégration du cannabis à l’économie légale régulée afin de donner à l’état et à la société la possibilité d’en maitriser les risques204.

Les principaux arguments qu’y opposent les défenseurs de la prohibition sur ce sujet sont les suivants :

• Le rôle joué par la « War on drugs » dans la limitation de « l’épidémie » de drogues ;

• Une interprétation instrumentale opposée des statistiques relatives au bilan humain et financier de la politique ;

• Le rappel du caractère physiquement, moralement et socialement néfaste de la consommation de drogues.

Ici les opposants à la légalisation inscrivent leur argumentation dans un cadre cognitif moral hérité et fortement influencé par la pensée religieuse. Tant dans les références à la dégradation morale du consommateur que dans la célébration de la famille et le rejet du

204 Ils s’inscrivent ici pleinement dans la conception du social développée par Beck dans « La société du risque ».

65 péché de consommation de drogues ou encore le thème de la rédemption205 et de l’abstinence, les anti-amendement 64 se font les défenseurs d’une vision morale conservatrice de la société. L’insistance sur la nécessité de l’éducation à l’abstinence peut aussi se comprendre comme l’expression d’un attachement à une conception « welfariste » de la liberté comme construit social que l’état se doit de protéger et de rétablir au sein des individus.

b) Les risques légaux et juridiques de la légalisation

Ici, les pro-amendement 64 fondent leurs arguments sur :

• L’état de la jurisprudence en matière de marijuana qui tend à faire de l’application des lois fédérales en la matière un ordre de faible priorité ;

• Le principe du respect de la liberté législative des états fédérés ;

• La similarité du régime légale proposé par l’amendement 64 avec celui déjà en vigueur pour l’alcool.

En dépit de leur fragilité légale206, ces arguments sont particulièrement attractifs aux yeux des publics républicains traditionnellement opposés au « big state » et attachés à la liberté législative des états fédérés. Ils s’inscrivent à la fois dans une vision néolibérale décentralisée de l’exercice du pouvoir et dans une perspective plus traditionnelle de défense de la liberté des états face au gouvernement fédéral et de la souveraineté populaire.

Les opposants à la légalisation quant à eux arguent que :

• Les garanties légales fournies par l’amendement 64 sont fragiles ;

• La légalisation placerait le Colorado et son économie dans une position difficile au regard du droit fédéral ;

• Introduirait de l’insécurité législative dommageable aux acteurs économiques et à la société dans son ensemble.

Les arguments des opposants à la légalisation expriment une aversion au changement, en particulier lorsque celui-ci est d’initiative populaire et non sanctionné par le pouvoir central.

On retrouve la une vision centraliste de l’exercice du pouvoir qui s’inscrit dans la conception

« welfariste » du gouvernement.

205 La désintoxication

206 La marijuana demeure une substance contrôlée de catégorie 1 au niveau fédéral, la jurisprudence est sujette à retournement et le texte de l’amendement 64 ne constitue qu’un cahier des charges pour le législateur du Colorado.

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c) Les enjeux de santé publique

Ce sujet a occupé une place importante dans le débat sur la légalisation, notamment en raison de l’importance historique accordée au corps médical dans la définition des

« drogues » et l’élaboration de leur régime de gouvernance.

Dans le domaine de la santé publique, les connaissances scientifiques sur les effets de la consommation de marijuana ont été invoquées par les deux coalitions pour soutenir leurs représentations de l’état et de la gouvernabilité de la substance. En ce sens, les connaissances sont tributaires des univers cognitifs des acteurs qui les convoquent.

Les pro-légalisation ont fondés leur argumentaire sur les points suivants :

• L’échec des politiques de promotion de l’abstinence symbolisé par la progression de la prévalence de l’usage de drogues dans la population ;

• L’absence de lien entre statut légal de la marijuana et sa consommation ni de corrélation entre sa légalisation et l’augmentation de sa consommation, en particulier chez les populations à risques ;

• L’absence de contrôle des risques encourus par les consommateurs de substances obtenues sur un marché illégal et non régulé ;

• La nécessité pour la société de promouvoir les comportements responsables et de prévenir les pratiques à risques et l’apparition « d’usages problématiques » par l’éducation, en particulier auprès des populations les plus jeunes ;

• Une contestation de la dangerosité intrinsèque et sociale de la marijuana en comparaison avec l’alcool ;

• L’insistance sur les usages thérapeutiques de la marijuana.

Souvent présentée comme « objectivement moins dangereuse » que l’alcool par les promoteurs de la légalisation, la marijuana est extraite de la catégorie des « drogues » (illégales) et incorporée à celles des biens tutélaires207 devant être soumis au même régime que l’alcool. Ici encore, la coalition pro-amendement 64 développe une conception de la gouvernance centrée sur la gestion du risque.

Les opposants à l’amendement 64 quant à eux arguent que :

• Les dangers de la marijuana sont trop mal connus et potentiellement trop nombreux et trop importants pour qu’il soit responsable d’en légaliser l’usage ;

207Bien sur la consommation duquel l’état exerce une « tutelle » afin de l’encourager ou de la modérer en raison des externalités qu’elle engendre. Concept inauguré pat Richard Musgrave.

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• La consommation de marijuana est liée à nombre de problèmes sociaux208 ;

• Les effets de la marijuana sur le développement cérébral des enfants et des adolescents, sur les capacités cognitives de tous les consommateurs en font une substance dangereuse au même titre que son statut de « drogue passerelle » vers d’autres substances plus nocives encore ;

• Le risque d’émergence d’une puissante industrie de la marijuana faisant commerce de l’addiction aux dépens de la santé publique et de ses couts sociaux209 est trop important pour être pris.

Les défenseurs de la prohibition reprennent à leur compte le concept de risque pour rejeter la rationalité de son évaluation par les promoteurs de la légalisation. On retrouve là l’influence historique du corps médical et de l’approche scientifique sur la définition des drogues. Or, celle-ci n’est pas simplement scientifiquement objective mais bien ancrée dans un contexte gouvernemental et vecteur de valeurs. Ainsi, le thème de la protection de la jeunesse est commun aux argumentaires des deux coalitions mais est significativement plus présent dans celui des opposants à la légalisation car il est plus proche des « core beliefs » des acteurs.

d) La perception morale de la marijuana et de sa consommation

Ici, les défenseurs de la légalisation :

• Ne considèrent pas la consommation de marijuana comme un acte moral mais comme une simple décision de consommation ;

• S’inscrivent en faux contre les stéréotypes du consommateur marginal, déviant et peu conforme aux normes traditionnelles de la réussite sociale210 .

En rejetant la vision morale et moralisatrice de la consommation de marijuana, les pro-amendement 64 en font une catégorie d’expérience individuelle entrant dans la construction de l’identité sociale des individus. L’individu et ses droits est placé au centre de la pensée de la société développée par les défenseurs de la légalisation.

Pour les partisans de la prohibition en revanche :

208 Négligence parentale, violence, crime, conduite sous influence…

209 Pression sur les systèmes de santé et d’aide sociale.

210 Productivité économique et sociale, engagement au sein de la communauté, esprit d’entreprise, adhésion aux normes culturelles.

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• Les consommateurs de marijuana sont plus susceptibles de développer d’autres comportements addictifs et moins productifs (économiquement et socialement) que les autres ;

• La consommation de marijuana est une pratique immorale et irresponsable car contraire aux valeurs de la société américaine.

Ici on retrouve l’idée selon laquelle la liberté ne se résume pas à la faculté de choisir mais implique de choisir ce qui est bon pour soit211, c’est-à-dire de se réaliser socialement et moralement. Acte réputé immoral, la consommation de marijuana doit donc être évitée.

Ces quatre grands thèmes de débat font intervenir deux conceptions concurrentes de l’individu dans la société de la notion de risque et de la liberté.

• Le risque (social, sanitaire, moral, culturel, criminel…) est entendu :

o Au sens que lui donne Beck dans « La société du risque », c’est-à-dire comme une variable à prendre en compte dans le processus de gouvernance ;

o Au sens moral, plus proche de la notion de menace.

• La liberté :

o Education à : En particulier dans l’éducation des enfants, préalable à l’exercice de leur liberté individuelle d’adulte, laquelle doit avoir lieu dans un contexte où la présence de substances addictive ou susceptibles d’influencer négativement leur développement cognitif doit être limitée et contrôlée ; o Exercice de : dans l’absence de « dépendance » à une substance addictive, ici

la marijuana, mais aussi dans la construction de l’identité personnelle à travers l’exercice de la liberté de consommation ou encore dans la recherche de l’épanouissement personnel, y compris par la consommation de drogue dans une démarche radicalement individualiste ;

o Gouvernement par : à travers la définition de la liberté, l’éducation, la rééducation et l’encadrement des conditions de son exercice.

• La conception de l’individu :

o Sujet moral dépendant et défini par son milieu social ; o Individu consommateur rationnel et réputé responsable.

Si deux conceptions du monde distinctes semblent s’affronter, elles s’inscrivent toute-deux dans le cadre politique et philosophique du libéralisme. En tant que telles, elles ne sont pas incompatibles. Les deux coalitions de causes définies plus haut se distinguent par leur

211 Dans la lignée de l’éthique kantienne de la conviction.

69 positionnement dans le spectre du libéralisme et la hiérarchie des valeurs qui sous-tendent leur action.

On peut donc comprendre la victoire de la coalition de la régulation et de la gestion des risques non seulement comme le résultat de l’évolution du contexte socio-politique de socialisation de la population américaine mais aussi comme le produit du réagencement des valeurs fondamentales de certains acteurs socialisés au plus fort de la « War on drugs ».

Avec la fin de la guerre froide et le déclin de la prééminence de discours idéologiques de justification des politiques publiques face à la gestion pragmatique de la ressource publique, ces derniers ont par exemple pu accorder plus d’importance à l’évaluation des politiques publiques. L’attachement traditionnel au « self gouvernment » a alors pris le pas sur la défense des valeurs traditionnelles de la société américaine.

Peut-on pour autant se contenter de voir dans ce changement de paradigme de politique publique le simple produit de l’évolution du libéralisme américain ? Quelles en sont les conséquences sur l’idée de liberté et la conception de l’individu dans la société américaine ?

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Dans le document DE QUOI LA MARIJUANA EST-ELLE LE NOM? (Page 63-70)

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