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DE QUOI LA MARIJUANA EST-ELLE LE NOM?

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DE QUOI LA MARIJUANA EST-ELLE LE NOM ?

Analyse du débat sur la légalisation de la marijuana dans l’état du Colorado.

Perspective sociolinguistique et philosophique.

Vincent MOAL-DAREYS

Mémoire de 4

ème

année

Séminaire : Théorie et Pratique des Grands Enjeux Contemporains Sous la direction de : Didier Mineur

2016-2017

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Remerciements

En premier lieu, je souhaite remercier Monsieur Didier Mineur, responsable du séminaire Théorie et Pratique des Grands Enjeux Contemporains d’avoir accepté mon inscription tardive dans son séminaire et de m’avoir guidé dans mon travail de recherche.

Je souhaite également remercier Monsieur Romain Pasquier de m’avoir accompagné durant mon premier projet de recherche entrepris en troisième année. J’y ai développé le gout de la recherche académique et y ai acquis des méthodes sans lesquelles la réalisation de mon mémoire de quatrième année aurai été autrement plus difficile.

Enfin, je souhaite dédier ce travail à Toby Seddon, Directeur du centre de recherche Régulation, Justice et Sécurité de l’Université de Manchester et auteur d’un ouvrage sur le sujet des drogues dans les sociétés libérales qui constitue le fondement théorique de mon travail de recherche.

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Sommaire

Introduction ... 4

I.La marijuana comme drogue : construction d’une catégorie gouvernementale, normative, sociale et symbolique ... 10

II.La légalisation au Colorado, socioanalyse d’un débat à valeur symbolique ... 25

III.La Marijuana comme symbole d’évolution sociale à valeur philosophique ... 61

Conclusion ... 73

Bibliographie ... 74

Webographie ... 77

Annexes ... 85

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4

Introduction

En 2012 le Colorado est devenu le premier état des Etats-Unis à légaliser totalement la culture, la distribution et la consommation de marijuana1. S’il existe depuis les années 1990 des programmes permettant l’usage thérapeutique de la marijuana dans certains états, le Colorado fait tout de même figure de pionnier. Depuis l’approbation par référendum populaire de l’amendement 64 en 20122, de nombreux états américains se sont engagés sur le chemin de la légalisation complète ou partielle, notamment au travers de programmes permettant l’usage médical ou la décriminalisation de la consommation. Aujourd’hui, plus de la moitié des états américains autorisent l’usage de la marijuana à des fins thérapeutiques ou récréatives3.

Cela marque un véritable changement de perception sociale et politique de la marijuana ainsi que la volonté d’une large part de la population de rompre avec l’approche prohibitionniste dominante jusqu’alors. Les enquêtes d’opinion confirment cette tendance : depuis 2013, la majorité de la population américaine est favorable à la légalisation de la marijuana4.

Cette évolution est intéressante car la perception sociale des « drogues » telles que la marijuana est intimement liée avec les « régimes de vérité »5 sociaux. D’invention récente, le concept de « drogue » est moins descriptif que normatif et « évaluatif » en ce qu’il a été conçu à des fins gouvernementales6. Les « drogues » sont des objets sociaux symboliques. Le discours public sur les « drogues » n’est donc pas essentiellement un discours sur les substances ainsi désignées ni sur leurs propriétés chimiques ou psychotropes. Il s’agit d’un discours sur le traitement politique de catégories sociales sous-jacentes, désignées métaphoriquement par le biais de la référence aux drogues. Parler de drogue, c’est, selon le contexte, aussi parler de race, de genre ou de classe sociale et se faire le relai de jugements moraux sur lesdites catégories.

1 Le Colorado autorisait l’usage médical de la marijuana depuis l’approbation de l’amendement 20 par la population en 2000.

2 Par 55,3% des suffrages exprimés.

3 http://norml.org/laws consulté le 25/04/2017

4 http://www.gallup.com/poll/196550/support-legal-marijuana.aspx consulté le 25/11/2016

5 Que Toby Seddon décrit d’après Foucault comme ce qui lie la construction sociale admise comme « vraie » dans une société et à un moment donnée, et le gouvernement de cette société.

6 Ruggiero cité par Seddon dans Seddon, T. (2010). A History of Drugs. Drugs and Freedom in the liberal ages.

(Routledge, Éd.) Manchester, Royaume-Uni: Routledge.

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5 L’étude des discours développés au sujet des drogues interroge donc les catégories de perception du réel en vigueur dans les sociétés considérées, les valeurs sur lesquelles elles sont fondées et les « rationalités gouvernementales » qui en découlent.

L’étude de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis a par exemple permis de mettre en évidence le caractère instrumental, culturel et idéologique de l’alcool et de sa prohibition.

Au lendemain de la première guerre mondiale, dans une Amérique en pleine industrialisation, sujette à un exode rural et à une immigration massive, l’alcool est érigé en symbole du péril moral et culturel que font peser les saloons et les villes cosmopolites sur la société américaine traditionnelle. Les ligues de vertus en font leur cheval de bataille dans ce que Richard Hofstadter qualifie « d’ultime affirmation de la mentalité protestante rurale contre la culture urbaine et polyglotte7 ».

Comme l’alcool en son temps, la marijuana est un objet social, indicateur synthétique des valeurs sociales auxquelles adhèrent les groupes sociaux qui composent la société américaine. Les régimes de prohibition, aux USA en particuliers, trouvent leurs origines dans un ensemble de valeurs morales. Les drogues et leur gestion politique constituent donc une clé de compréhension des déterminants des « rationalités gouvernementales » au service d’objectifs sociaux et politiques larges. Elles constituent également un bon indicateur des dynamiques évolutives, sociales, politiques et culturelles à l’œuvre dans les sociétés considérées. En particulier si on considère avec Toby Seddon qu’il existe un lien étroit entre les conceptions sociales des drogues et de la liberté dans les sociétés libérales et que l’évolution des régimes de gouvernance des drogues suit celle de la gouvernance générale des sociétés libérales.

Le travail de Toby Seddon sur les drogues à l’ère du libéralisme8 s’inscrit dans l’étude des régulations9. A travers l’étude socio-historique de la construction réglementaire des catégories gouvernementales relatives aux drogues, il développe l’idée que la perception politique des drogues est intimement liée aux concepts de liberté et d’autonomie. Estimant qu’il s’agit d’un angle d’analyse trop peu exploité, il a entrepris d’en définir les enjeux dans une série de publications puis dans un livre publié en 2010. Seddon concentre son analyse sur l’évolution des politiques de gestion du « problème des drogues » au Royaume Uni et n’évoque les Etats-Unis qu’incidemment. Son travail fournit néanmoins un ensemble de concepts et de cadres d’analyse intéressants qui permettent de jeter un regard nouveau sur

7 Cité par Jean-Pierre Martin. Martin, J.-P. (1993). La vertu par la loi. La prohibition aux Etats-Unis: 1920-1933.

(P. d. Dijon, Éd.) Dijon, France: Editions Universitaires de Dijon.

8 Seddon, T. (2010). A History of Drugs. Drugs and Freedom in the liberal ages. (Routledge, Éd.) Manchester, Royaume-Uni: Routledge.

9 Regulatory studies

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6 les politiques des drogues. C’est pourquoi il constitue la base théorique de ce travail de recherche sur la légalisation de la marijuana au Colorado. L’un des enjeux est de tester la fécondité des théories développées par Seddon dans le contexte américain.

Dans son étude de l’évolution du régime de gouvernance des drogues, Seddon fait usage du concept foucaldien « d’eventalization » pour désigner certains évènements « singuliers » qui symbolisent une « rupture de l’évident » et donnent lieu à une redéfinition de « ce qui sera par la suite considéré comme universel et nécessaire »10. Ce mémoire cherche à opérer un rapprochement entre le concept « d’eventalization » et celui de changement de paradigme11 de politique publique pour produire une analyse de la légalisation de la marijuana au Colorado dans une perspective pluridisciplinaire mêlant analyse des politiques publiques, sociolinguistique, théorie de la réglementation et philosophie.

Partant du constat que la légalisation de la marijuana au Colorado semble être à l’origine d’une vague de légalisation dans le reste des Etats-Unis, ce travail de recherche tente de comprendre les dynamiques politiques et sociales qui ont amené à la victoire de l’amendement 64 lors de l’élection général de novembre 2012, mais aussi les conséquences de cette évolution sur les valeurs de la société américaine, en particulier sur les concepts de liberté et d’individualité. Pour cela, il s’appuie sur l’étude du débat ayant eu lieu de janvier à novembre 2012 entre pro et anti-légalisation. A travers l’étude sociolinguistique de ce débat, ce mémoire cherchera à comprendre les évolutions de la perception de la marijuana dans l’opinion publique, leurs déterminants sociologiques et philosophiques. Mais aussi à faire apparaitre les cadres cognitifs et les schèmes de perception sociaux sur lesquels se basent les arguments des promoteurs et des opposants de la légalisation.

10 Ibid. p.33

11 Avec Peter A. Hall, on définit un « paradigme » de politique publique comme un cadre d’idées et de standards qui spécifie non seulement les objectifs de la politique et le type d’instrument qui peut être utilisé, mais également la nature même des problèmes que les décideurs sont supposés traiter ».

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7

Problématique

Dans quelle mesure la marijuana et le débat sur sa légalisation au Colorado sont-ils symboliques des dynamiques d’évolution socio-culturelles et gouvernementales à l’œuvre dans la société américaine ? Comment qualifier ces dynamiques et leurs ancrages philosophiques ?

Hypothèses de recherche

L’hypothèse de recherche générale de ce mémoire est la suivante :

Le succès de la campagne pro-amendement 64 face aux défenseurs de la prohibition de la marijuana est le résultat d’un travail de redéfinition des termes du débat, des caractéristiques et des enjeux politiques et sociaux du « problème des drogues ». Dans la continuité des évolutions sociales et gouvernementales de la société américaine, la légalisation de la marijuana au Colorado s’inscrit dans un cadre néo-libéral et entérine le déclin de la conception « welfariste » de l’individu et de la liberté qui était au cœur de la prohibition.

De cette hypothèse générale découlent les sous-hypothèses suivantes :

• L’analyse textuelle de la communication (médias, sites internet et réseaux sociaux) des acteurs impliqués dans la campagne préréférendaire permet de dégager :

o Les stratégies mises en œuvre en fonction des publics visés ; o Les cadres cognitifs mobilisés.

• Les pro et anti-légalisation forment des « coalitions de causes12 » et défendent chacune un paradigme de politique publique distinct, au nom d’une vision du monde et d’un noyau de valeurs fondamentales13 qui leur est propre :

o On suppose en outre ce noyau de valeurs particulièrement étendu en raison de la valeur symbolique de la marijuana.

• Certaines variables sociologiques telles que l’âge, le genre, les opinions politiques, le statut marital ou encore la religion sont déterminantes dans le positionnement des acteurs impliqués. En particulier, on s’attend à ce que :

12 Sabatier, P. A. (2014). Advocacy Coalition Framework (ACF). Dans L. Boussaguet, Dictionnaire des politiques publiques (pp. 49-57). Paris: Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P).

13 « Deep core beliefs »

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8 o Les opposants à la légalisation soient plus âgés et développement un

argumentaire moral et conservateur ;

o Les défenseurs de la légalisation soient plus jeunes et plus portés sur une approche pragmatique de la politique publique que sur la défense de valeurs morales conservatrices.

Méthodologie

Trois types de corpus documentaires principaux sont mobilisés dans ce mémoire :

• Les travaux académiques relatifs à la politique des drogues, aux Etats-Unis et dans le reste du monde. Ouvrages, articles de revues spécialisées et rapports édités par des think thank constituent la majorité des publications académiques utilisées. La majorité d’entre-elles sont en langue anglaise et s’inscrivent dans les cadres méthodologiques et théoriques anglo-saxons.

• Les prises de paroles médiatiques et les éléments de communication disponibles sur les sites internet des acteurs impliqués dans le débat préréférendaire. L’analyse qualitative et sémantique de ces textes est au cœur de ce travail de recherche et en particulier de l’étude des prises de position des anti-légalisation. Ce corpus discursif est considéré comme constitutif de « policy narratives ».

• La communication des acteurs engagés sur les réseaux sociaux. Les archives des publications Facebook de la plupart des organisations engagées dans la campagne et y disposant d’une page ont été obtenues par « data Scraping » et analysées qualitativement et quantitativement.

On a cherché à analyser les espaces de production, les contenus et la forme des messages ainsi que leur diffusion et leur réception. Le tout pour dégager les thèmes structurants du débat, déduire les cadres cognitifs convoqués et en tirer des conclusions quant à la valeur philosophique de la légalisation.

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Plan

Ce mémoire s’attache dans un premier temps à remettre la prohibition de la marijuana aux Etats-Unis dans son contexte historique, sociologique et philosophique. Une fois établie la valeur symbolique de la marijuana en tant que « drogue », la recherche se porte sur les modalités de sa légalisation au Colorado. Un intérêt particulier est porté à l’analyse des discours développés par les deux coalitions d’acteurs en présence. Sur la base de l’analyse du débat préréférendaire, la troisième partie tente d’expliciter les dynamiques d’évolution sociale qui ont présidées à la victoire de l’amendement 64 avant de réinscrire ce changement de paradigme politique dans le contexte plus large de la gouvernance des sociétés libérales.

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I. La marijuana comme drogue : construction d’une catégorie gouvernementale, normative, sociale et symbolique

Etant donné l’ambition socio-philosophique de ce mémoire, sa première partie sera consacrée à la définition du contexte philosophique, politique et social du débat sur la légalisation de la marijuana au Colorado. Celle-ci entrant, aux Etats-Unis, dans la catégorie des « drogues », il importe de faire la généalogie de ce concept. De là il sera possible d’éclairer le processus qui a mené à l’intégration de la marijuana dans cette catégorie et à sa prohibition. Enfin, on s’intéressera à la perception sociale du cannabis14 à la veille de l’élection générale de 2012.

A. Drogues, capitalisme et liberté

1. Dynamique relationnelle entre drogues et liberté dans les sociétés libérales

« If you’d talked about the « drugs problem » two hundred years ago, no one would have known what you meant. There was no notion then of

“drugs” in the sense of a small group of substances scientifically believed to be harmful because of addictive or personality destroying, the availability of which is restricted by law. The term “drugs” as a shorthand for a bunch

of assorted narcotics is in fact a twentieth-century coinage »15

Dans ce passage, Porter met en évidence la nouveauté du concept moderne de « drogue » comme ensemble de substances prohibées car dangereuses et cite deux critères sur lesquels est fondé la notion de « drogue » : l’addiction et la « destruction » de la personnalité. Ces deux critères renvoient à la notion de liberté et à l’idée de destruction de la personnalité du

14 Notons que dans le terme marijuana domine le discours public et politique sur la substance et possède une histoire distincte de celui de « cannabis » sur laquelle nous reviendrons. Ici, le terme de cannabis est uniquement utilisé pour des raisons stylistiques.

15 Roy Porter cité par Toby Seddon dans Seddon, T. (2010). A History of Drugs. Drugs and Freedon in the liberal ages. (Routledge, Éd.) Manchester, Royaume-Uni: Routledge. p.4

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11 consommateur, c’est-à-dire de deshumanisation par la perte des traits distinctifs du sujet que sont le libre arbitre et la faculté à jouer un rôle social. Cette description met en exergue la nouveauté du concept de « drogue » mais aussi sa nature sociale et gouvernementale.

Nombreux sont les politistes et les théoriciens de la régulation16 à tracer un parallèle entre le développement des sociétés capitalistes libérales en Europe et l’apparition en leur sein de la catégorie gouvernementale, normative, sociale et symbolique des « drogues ». Plus que les conséquences économiques et sociales de leur usage17, les « drogues » sont apparues en tant que telles dans les sociétés capitalistes libérales en raison de la position centrale qu’y occupe la liberté. En érigeant la liberté individuelle au rang de valeur sociale et politique fondamentale, le libéralisme fait de son exercice l’acte fondateur et la finalité de la société.

« L’importance du libéralisme réside dans le fait que, pour la première fois, l’art du gouvernement était systématiquement lié à la pratique de la liberté »18. Les gouvernements libéraux cherchent à peser sur l’exercice de la liberté qu’ils garantissent aux individus par un ensemble de dispositifs de contrôle et de responsabilisation. Le gouvernement de la liberté par la liberté nécessite une définition précise de cette notion.

L’évolution de la structure sociale et politique des sociétés libérales permet de dégager trois phases successives19 du libéralisme auxquelles correspondent trois conceptions distinctes de la liberté et de son gouvernement, dans la société comme au niveau des individus :

• Le libéralisme classique20 dans lequel la liberté est entendue au sens économique comme la faculté, uniformément répartie dans la population, à faire usage de la

« liberté naturelle » définie par Adam Smith21.

• Le libéralisme « welfariste »22. Ici, la liberté y est comprise au sens social et n’est plus réputée être une « donnée » ni une capacité uniformément répartie dans la

16 Notamment Braithwaite, Bauman ou Berridge, tous cités et repris par Seddon dans l’ouvrage qui constitue la colonne vertébrale de cette partie consacrée aux liens entre liberté, drogues et libéralisme. Ibid.

17 Dans les nouvelles sociétés industrielles, l’usage répété de substances altérant les capacités et le comportement des individus est devenu un problème public. Acceptable dans une société rurale agricole peu productive, la consommation habituelle et massive de vin, ou de la plupart des substances aujourd’hui désignées comme des « drogues », est incompatible avec les objectifs de productivité des industries naissantes.

18 « Its significance is that for the first time, the arts of government were systematically liked to the practice of freedom » Rose (1999) cité par Seddon Ibid p.20

19 La succession de ces trois étapes est sujette à discussion et Seddon récuse la vision linéaire de l’histoire du libéralisme qui, selon lui, limite la capacité opératoire de ces distinctions et la portée de l’analyse de leurs interactions mutuelles. Si l’on adhère à sa vision plus dynamique que chronologique, on fera référence au libéralisme classique, welfare et au néo-libéralisme comme à des périodes successives par souci de simplicité.

20 « Classical liberalism »

21 C’est-à-dire, la liberté de poursuivre ses intérêts personnels par des décisions rationnelles prises sur la base d’une analyse objective de l’information disponible.

22 « Welfare liberalism »

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12 population. Le rôle de l’état est alors de repérer et d’agir sur les individus inaptes à se comporter de façon autonome pour restaurer leur capacité à être libres.

• Le néo-libéralisme adopte quant à lui une posture économique vis-à-vis de la liberté qui y est réduite à la capacité à faire des choix23 dans une société ou la consommation est au cœur de la construction identitaire des individus réputés responsables de l’ensemble de leurs décisions.

Quelque-soit le sens donné au concept de liberté, celui-ci existe surtout de façon relationnelle, à travers la définition de ses antagonismes. Or, les drogues sont historiquement définies comme des substances qui dégradent la faculté de leurs consommateurs à faire usage de leur volonté et à agir librement. On voit ici la relation dynamique qui lie le concept de « drogue » et celui de liberté. Les expressions de dépendance ou d’addiction ou encore l’image du toxicomane « esclave » d’une substance rappellent les origines serviles de la liberté que Patterson situe historiquement et étymologiquement à la pratique de l’esclavage en Grèce antique.

Si les drogues constituent, dans les sociétés libérales, les antonymes de la liberté, c’est non seulement en raison de l’altération de la conscience et du comportement qu’elles entrainent mais aussi à cause de l’addiction qu’elles induisent. Le concept d’addiction est central dans la compréhension du lien entre l’émergence du libéralisme et la construction de la catégorie de

« drogues ». L’addiction au sens moderne existe depuis environ deux siècles24. Née dans la littérature médicale durant la révolution industrielle, le concept est fondamentalement lié à l’émergence du libéralisme dans la mesure où il répond aux évolutions de la société et des modes de gouvernance. A la centralité libérale de l’exercice de la liberté et du libre arbitre25 au niveau individuel, le concept d’addiction donne une réponse à la fois morale et médicale.

L’addiction en tant que pathologie est à la fois une maladie et une faillite morale causée par la défaillance de la volonté26 individuelle. « Maladie de la volonté »27 ou « affliction libérale »28, l’addiction est le concept sur lequel a pu se développer la gouvernance des

« drogues ».

23 « Freedom of choice »

24 Harry Levine, (1978) « The discovery of addiction: changing conception of habitual drunkenness in America » cite par Seddon. Ibid p.26

25 Ou « Free Will», la notion de volonté est ici centrale à la compréhension de l’articulation entre libéralisme et drogues par le biais de l’addiction.

26 Au sens donné par Garland de faculté à choisir, à faire usage de son libre arbitre.

27 « A disease of the will» Rush cité par Seddon Ibid.p.30

28 « A peculiarly liberal affliction » O’Malley cité par Seddon Ibid.p.29

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2. La gouvernance libérale des drogues

L’évolution du concept de liberté s’est traduite par la modification des « rationalités gouvernementales » appliquées à la question des drogues qu’il est possible de résumer en l’inscrivant dans le schéma d’évolution du libéralisme évoqué plus haut. Cette typologie permettra également de poser les premières bases de l’analyse du contexte philosophique du débat au sujet de la légalisation de la marijuana au Colorado.

• Le libéralisme classique conçoit l’addiction come une « maladie de la volonté » ne touchant que les alcooliques29 et sur laquelle l’état n’a et ne doit avoir que peu de prise30.

• Le libéralisme « welfariste » se caractérise par l’élargissement du champ de l’addiction31 alors perçue comme un défaut de caractère32 sur lequel l’état se doit d’agir afin de restaurer la faculté des individus à agir librement.

• Le néo-libéralisme élargit encore le champ de l’addiction et en fait un facteur de risque personnel et social qu’il importe de minimiser en faisant appel à la rationalité consumériste des individus. L’addiction est remplacée par les termes « d’usage problématique » ou « abusif », symptôme d’une consommation déficiente33 donnant lieu à l’exclusion des addicts de la société, laquelle est contrainte de se doter de règles protégeant les « outsiders »34 d’eux-mêmes aux dépens de la liberté de consommation des « insiders ».

En tant que catégorie gouvernementale, les « drogues » sont non seulement l’incarnation pratique du régime de gouvernement en place mais également le véhicule de jugements moraux. Puisque l’addiction est un signe d’asservissement, et compte-tenu de la centralité de la liberté dans le gouvernement des sociétés libérales, il est logique que la catégorie des

« drogues » véhicule des jugements de valeurs négatifs au sujet de la personne du consommateur et du groupe social auquel il appartient.

« Those who refuse to become responsible, to govern themselves ethically have also refused the offer to become member of our moral community.

29 Et non les usagers habituels et abusifs d’autres substances telles que l’opium et la cocaïne qui n’étaient pas considérés comme « malades » mais ayant seulement développé une « mauvaise habitude ». Seddon Ibid.p.28

30 On retrouve ici l’idée du Laisser-faire.

31 Opium, cocaïne et marijuana rejoignent l’alcool dans la catégorie des substances addictives.

32 A la fois héréditaire et socialement construit.

33 « Flawed consumption » selon Baumann cité par Seddon. Ibid.

34 Baumann cité par Seddon Ibid.p.28

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14 Hence for them, harsh measures are entirely appropriate. Three strikes and

you are out: citizenship becomes conditional upon conduct. »35

Cette citation de Rose illustre la conditionnalité de la citoyenneté telle qu’elle est formulée dans une perspective néo-libérale. Elle résonne également avec le traitement gouvernemental des drogues aux Etats-Unis. En effet, en Californie, les peines assorties, entre autres, aux crimes en lien avec les drogues36 sont soumises à la règle des « Three strikes » : les sentences s’alourdissent à chaque récidive et à la troisième condamnation, la prison à perpétuité avec peine de sureté est automatique. A cela s’ajoute la déchéance de droits politiques qui accompagne les condamnations criminelles dans de nombreux états américains. Ce dispositif illustre la volonté d’exclusion du corps social tout individu

« déviant » et la centralité du traitement politique des « drogues » dans la définition de la déviance et de ses incarnations. En raison de la valeur culturellement symbolique des drogues, les politiques visant à en contrôler l’usage apparaissent comme des dispositifs de contrôle des populations sujettes à instrumentalisation idéologique.

La prohibition de l’alcool aux Etats-Unis offre un bon exemple d’instrumentalisation des politiques de contrôle des drogues. Les églises protestantes traditionnelles rurales constituaient la base du mouvement prohibitionniste. Au travers de la lutte contre la consommation d’alcool, l’Amérique traditionnelle, protestante et rurale37 s’opposait à la nouvelle classe populaire, ouvrière, catholique, et urbaine. Dans ce contexte, l’alcool et la prohibition étaient à la fois symboles et conséquences du conflit social à l’œuvre.

Ainsi, à bien des égards, parler de drogue, c’est parler d’exclusion sans la nommer. C’est aussi faire indirectement référence à un ensemble de catégories sociales peu visibles ou explicitement exclues du débat public telles que la race, le genre ou la classe sociale. A travers « l’objet signe » des drogues, le discours politique aborde la question de la

« déviance38 ». Son traitement politique indique la forme prise par la conception sociale de la liberté en vigueur et donne des indications générales au sujet des lignes de fractures politiques structurantes et des tensions culturelles à l’œuvre dans les sociétés considérées.

C’est pourquoi il est nécessaire de revenir sur l’histoire du traitement politique et social de la marijuana pour pouvoir replacer dans son contexte socio-historique le débat sur la légalisation au Colorado.

35 Rose cité par Seddon Ibid.p.91

36 Notamment la marijuana.

37 Les « White Anglo Saxon Protestants » ou W.A.S.P.

38 Entendu avec Becker comme non-conformité à la norme établie par la majorité par l’intermédiaire des « entrepreneurs de morale » à l’issue d’un processus « d’étiquetage ».

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B. La marijuana aux Etats-Unis : « Reefer madness » et « War on drugs »

Aujourd’hui substance contrôlée de catégorie 1 en raison de son « potentiel d’abus et de l’absence d’applications médicales légitimes », la marijuana n’est illégale et soumise à un régime de prohibition répressif que depuis l’entre-deux guerres.

Comme de nombreuses substances qui composent aujourd’hui la catégorie des « drogues », la marijuana a longtemps fait l’objet d’usages médicinaux et récréatifs. Introduite en Amérique du Nord par les colons européens, la marijuana, alors appelée « cannabis » ou

« hemp » était, au début du dix-neuvième siècle, consommé par les soldats et les travailleurs agricoles mexicains ainsi que par certaines populations urbaines de la côte est39.

Avant d’être désignée comme une drogue, la marijuana à fait l’objet d’une régulation au titre des « poison laws » en raison de ses propriétés psychoactives. Ces lois encadraient la distribution et l’étiquetage des préparations contenant certain « narcotiques » potentiellement nuisibles. Notons également que le chanvre dépourvu de propriétés psychoactives ou « hemp » entrait dans la fabrication de nombreux produits tels que le papier ou certains savons et faisait l’objet d’une culture intensive dans certains états des Etats-Unis.

Le début du vingtième siècle a vu le contrôle de l’usage thérapeutique de la marijuana et des autres « poisons » se renforcer dans le sillage de l’établissement du concept médical d’addiction et de la construction de la catégorie des « drogues » autour ce celle-ci. Dans les années 1920, la marijuana figurait dans la plupart des états américains au nombre des

« drogues » dont l’usage était interdit ou très strictement encadré mais il faudra attendre la signature de la convention internationale sur l’Opium en 192540 puis de la Convention de Genève pour la suppression du trafic illégal de drogues dangereuses41 pour que la marijuana soit réellement considérée comme une substance vouée à faire l’objet d’un régime de prohibition.

Comme le montre l’exemple de l’alcool aux Etats-Unis, l’établissement d’un régime de prohibition peut être analysé à l’aune des tensions culturelles, sociales et économiques à

39 Des « maisons de haschisch » existaient dans les grandes villes de la côte est.

40 https://en.wikipedia.org/wiki/International_Opium_Convention consulté le 30/04/2017

41https://en.wikipedia.org/wiki/Convention_for_the_Suppression_of_the_Illicit_Traffic_in_Dangerous_Drugs consulté le 30/04/2017

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16 l’œuvre dans une société. Cette grille d’analyse semble également s’appliquer à la mise en place de la prohibition de la marijuana aux Etats-Unis dans les années 1930.

1. « Reefer madness », prohibition et criminalisation : l’entrée de la marijuana dans la catégorie des « drogues »

C’est véritablement dans les années 1930 que s’installe un régime unifié de prohibition répressif. Symbolisé par le « Marijuana Tax Act »42 de 1937, la prohibition de la marijuana est l’aboutissement d’une campagne de diabolisation de la substance orchestrée par Harry J.

Anslinger, ancien membre du bureau de département du trésor en charge de la prohibition de l’alcool et premier directeur du « Federal Bureau of Narcotics » (FBN)43. Pour faire du cannabis « l’herbe du diable », le FBN exploite les tensions qui traversent la société américaine et les peurs de la population. Il pose ainsi les bases des déterminants raciaux, culturels et politiques de la gestion gouvernementale de la marijuana.

En réponse à la popularité grandissante de la marijuana, le FBN a développé un discours de propagande adapté au contexte des années 1930 marqué pas le marasme économique, la fin de la prohibition de l’alcool et l’immigration massive. Trois piliers structurent ce discours :

• Le racisme et la xénophobie ;

• La subversion culturelle ;

• La mise en péril de la société américaine dans son ensemble.

Le terme de « cannabis » est délaissé au profit de celui de « marijuana » dans le discours du FBN. Cet emprunt à l’espagnol mexicain s’inscrit dans la stratégie de diabolisation de la marijuana et joue sur les tensions entre populations d’origine mexicaines du sud des Etats- Unis et les WASPs encore exacerbées par le marasme économique.

Le discours à connotation raciste du FBN de fonde sur une base empirique anecdotique, lacunaire et parfois fictive. Il lie marijuana, violence, criminalité, déviance et folie. Les minorités ethniques étant désignées comme les principaux consommateurs de marijuana, en faire une substance criminogène revient à stigmatiser les populations noires et mexicaines et à renforcer la menace qu’ils représentent aux yeux de la population blanche. Souvent, les crimes imputés à la marijuana et mis en avant pas Harry J. Hanslinger impliquent un criminel noir et une victime blanche. Massacres, violence, dépravation et relations sexuelles

42 Loi fédérale rendant de facto illégal la possession et la commercialisation de marijuana.

43 Créé en 1930.

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17 interraciales sont des thèmes récurrents de la communication44 du FBN et de son président.

La protection des femmes blanches de la proximité des noirs témoigne de l’attachement du FNB à l’ordre social de la ségrégation et à la domination de la population blanche.

L’attachement au maintien de la supériorité sociale et morale de la population blanche s’illustre aussi dans l’insistance sur le lien entre consommation de cannabis, déviance et vice.

A grands renforts de discours, d’affiches et de productions cinématographiques telles que

« Reefer Madness »45, le FBN construit l’image d’une drogue extrêmement dangereuse menaçant de faire sombrer la jeunesse dans le vice, l’addiction et la folie46. En écartant la jeunesse américaine des valeurs et du mode de vie traditionnel pour les entrainer sur le chemin du péché47, la marijuana s’attaque au fondement même de la cohésion de la société américaine. Ainsi, en assimilant marijuana et minorités ethniques et en en faisant la porte ouverte au péché et à la folie, la campagne d’Harry J. Anslinger justifie la prohibition et la criminalisation par la protection de la société.

“By the tons it is coming into this country — the deadly, dreadful poison that racks and tears not only the body, but the very heart and soul of every

human being who once becomes a slave to it in any of its cruel and devastating forms.... Marihuana is a short cut to the insane asylum. »48

On retrouve dans cette citation le thème de la dégradation morale et physique du consommateur de cannabis. Ce dernier perd sa qualité de citoyen en rompant le contrat qui le lie à la société. Il la menace même en s’identifiant avec les populations inférieures et en s’engageant sur le chemin de la folie. Il justifie alors son exclusion et sa persécution.49 Les années 1930 ont donc vu se sédimenter les déterminants raciaux, culturels et politiques de la gestion gouvernementale de la marijuana. Cette dernière y a acquis le statut d’objet symbolique gouvernemental qui est resté le sien tout au long de la « War on drugs ».

44 “There are 100,000 total marijuana smokers in the U.S., and most are Negroes, Hispanics, Filipinos and entertainers. Their Satanic music, jazz and swing result from marijuana use. This marijuana causes white women to seek sexual relations with Negroes, entertainers and any others.” Harry J. Anslinger http://www.huffingtonpost.com/2014/01/14/marijuana-prohibition-racist_n_4590190.html consulté le 22/04/2017

45 https://en.wikipedia.org/wiki/Reefer_Madness consulté le 22/04/2017

46 Voir annexe 1.

47“Sin”, ici la filiation avec les mouvements religieux de tempérance à l’origine de la prohibition de l’alcool apparait clairement.

48 Harry J. Anslinger cité par Doug Snead dans « Reefer madness : revisited », 2016

49 Le lien entre folie et exclusion établit ici est inspiré de « L’histoire de la folie à l’âge classique », Michel Foucault, 1976.

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18

2. « War on drugs » : race, culture et gouvernement

De l’établissement du régime de prohibition à l’entrée en fonction de Richard Nixon en 1969, la gestion politique de la marijuana évolue peu. Des peines minimales sont introduites par le congrès en 1952 et en 195650 mais le nombre d’arrestations et de condamnations en lien avec la marijuana demeure faible. Dès sa prise de fonction, Nixon fait de la lutte contre les drogues son cheval de bataille. La création de la « Drug Enforcement Agency »51 (DEA) et le lancement de plusieurs opérations militaires internationales52 visant à lutter contre le trafic de drogues marquent le début de la « War on drugs ». L’expression de « War on drugs » a été popularisée en 1971 à la suite d’une conférence de presse dans laquelle Richard Nixon déclare faire de la toxicomanie53 « l’ennemi public numéro 1 ».

“When traffic in narcotics is no longer profitable, then that traffic will cease. Increased enforcement and vigorous application of the fullest penalties provided by law are two of the steps in rendering narcotics trade unprofitable. But as long as there is a demand, there will be those willing to

take the risks of meeting the demand. So we must also act to destroy the market for drugs, and this means the prevention of new addicts, and the

rehabilitation of those who are addicted. »54

Cette citation résume l’ambivalence de la politique inaugurée par Richard Nixon. En accordant une importance renouvelée au traitement et à la prévention, elle s’inscrit clairement dans un cadre «welfariste » tout en inaugurant une politique de limitation de l’offre de drogues par la criminalisation qui se traduira par l’augmentation rapide de la population carcérale55.

La déclaration de la « War on drugs » intervient dans une période d’effervescence politique et culturelle. Le mouvement des droits civiques remet en cause la structure de la société américaine tandis que l’opposition à la guerre au Vietnam et le mouvement hippie se développement au sein de la jeunesse blanche et éduquée. De nombreux commentateurs y ont vu l’expression d’une « réaction conservatrice à la rébellion à la tradition ».

50 Boggs Act et Narcotic Control Act

51 Par le regroupement d’agences gouvernementales existantes.

52 Telles que l’opération Intercept lancée en septembre 1969 et qui visait à lutter contre l’importation illégale de marijuana depuis le Mexique. https://en.wikipedia.org/wiki/Operation_Intercept consulté le 30/04/2017

53 « drug abuse »

54 Richard Nixon, Special Message to the Congress on Drug Abuse Prevention and Control.

17 juin 1971 http://www.presidency.ucsb.edu/ws/?pid=3048 consulté le 23/04/2017

55 Voir annexe 2.

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19 Il est très probable que cette « réaction conservatrice » ait visé le mouvement hippie et les populations noires au travers de la politique des drogues. Il est en effet admis qu’en dépit d’un taux de prévalence de l’usage de drogues relativement identique, les minorités ethniques sont plus susceptibles que les populations blanches d’être arrêtées, condamnées et emprisonnées56 au titre des lois relatives aux drogues.

Ici encore, la protection de la société et de la hiérarchie sociale passe par la criminalisation de la gestion des drogues, laquelle justifie le recours systématique et discrétionnaire à la force contre certaines populations. Elle passe également par l’abstinence57, réputée être le seul moyen de protéger de la déchéance morale et sociale liée à la consommation de drogues.

56 http://www.nytimes.com/2013/06/04/us/marijuana-arrests-four-times-as-likely-for-blacks.html consulté le 30/04/2017

57 « Just Say No » campagne à destination de la jeunesse lancée par Nancy Reagan, ou encore le programme D.A.R.E. http://www.dare.com/ consulté le 23/04/2017

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20

C. Etat des lieux de la perception sociale de la Marijuana en 2012

Lors de la réélection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis en 2012, le Colorado et l’état de Washington ont voté en faveur de la légalisation de la marijuana. Ces deux évènements ont été amplement commentés et souvent érigés en symboles d’un profond changement de perception sociale de la marijuana aux Etats-Unis. Cette perception sociale, ses implications politiques et philosophiques sont au cœur de ce travail de recherche. Il importe donc d’y revenir à l’échelle nationale pour dégager les variables pertinentes de l’analyse du débat préréférendaire au Colorado.

Les drogues sont un sujet social et politique complexe. Leur perception sociale est gouvernée par un large ensemble de variables sociologiques qui renvoient aux systèmes de valeurs des individus. A ce titre, la marijuana ne fait pas exception et l’analyse de sa perception sociale fait apparaitre une évolution corrélée avec l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Les déterminants de sa perception actuelle supportent la thèse d’un traitement pragmatique et instrumental de la marijuana malgré la persistance de positions morales sous-jacentes.

1. La marijuana comme indicateur de l’évolution culturelle et politique des Etats-Unis

Les statistiques disponibles sur l’opinion de la population américaine au sujet de la marijuana et de sa légalisation58 apparaissent corrélées aux évolutions du traitement politique, gouvernemental et réglementaire des drogues, mais aussi à l’histoire culturelle du pays59.

L’opposition publique à la marijuana et à sa légalisation n’a jamais été aussi forte qu’au début des années 1960. Il est possible d’y voir la conséquence de la campagne de diabolisation de la marijuana entreprise dans l’entre-deux guerres par Harry J. Anslinger, le premier directeur du « Fédéral Bureau of Narcotics ». Dans l’Amérique ségréguée des

58 Voir Galston, W. A., & Dionne Jr., E. (2013). The new politics of marijuana legalization: why opinion is changing. The Brookings Institution. Washington, DC. ou la chronologie interactive disponible ici:

http://www.people-press.org/2013/04/04/marijuana-timeline/ consulté le 10/04/2017

59 « It is striking that shifts over time in attitudes toward the legalization of marijuana allow for a

surprisingly precise reconstruction of four decades of American cultural history. » Galston, W. A., & Dionne Jr., E. (2013). The new politics of marijuana legalization: why opinion is changing. The Brookings Institution.

Washington, DC.

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21 années 1950 et 1960, on imagine que le lien entre cannabis, criminalité et minorités raciales établit par la propagande du « Federal Bureau of Narcotics » dans la seconde moitié des années 1930 était encore présente dans la conscience collective de l’Amérique blanche qui dominait alors la scène politique nationale.

On remarque cependant que l’opposition à la légalisation s’érode dans la fin des années 1960 et le début des années 1970. Cette période est celle de la lutte pour les droits civiques, du développement du mouvement Hippie et de l’opposition à la guerre au Vietnam. Le progressisme social semble aussi s’appliquer aux drogues et en particulier à la marijuana.

Alors que le « Controlled Substances Act » a fait de cette dernière une substance contrôlée de type 160 en 1970 et que le président Nixon déclare la « War on drugs » à l’été 1971, la commission nationale sur la marijuana et les drogues61 recommande la décriminalisation de la marijuana et est suivie par certains états comme l’Oregon. S’il est possible de voir dans le début de la « War on drugs » un changement de paradigme gouvernemental et le passage à une logique « welfariste » de lutte contre les drogues par le traitement de l’addiction et la criminalisation de la vente, il est difficile d’ignorer les motivations racistes et conservatrices de l’administration Nixon62. C’est ce qui amène de nombreux commentateurs à voir dans la hausse de l’opposition à la légalisation constatée entre la fin des années 1970, et la fin des années 1980 la conséquence d’une « réaction conservative à la rébellion contre la tradition »63.

Depuis la présidence Clinton, la tendance est à la baisse de l’opposition à la légalisation. On remarque que cette tendance est surtout visible sous les administrations Clinton et Obama tandis que les huit années de la présidence Bush constituent une période de stagnation.

60 Les substances contrôlées de type 1 sont définies ainsi :

« The drug or other substance has a high potential for abuse.

The drug or other substance has no currently accepted medical use in treatment in the United States.

There is a lack of accepted safety for use of the drug or other substance under medical supervision. »

61 « The National Commission on Marijuana and Drug Abuse »

62 « “The Nixon campaign in 1968, and the Nixon White House after that, had two enemies: the antiwar left and black people. You understand what I’m saying? We knew we couldn’t make it illegal to be either against the war or black, but by getting the public to associate the hippies with marijuana and blacks with heroin, and then criminalizing both heavily, we could disrupt those communities. We could arrest their leaders, raid their homes, break up their meetings, and vilify them night after night on the evening news. Did we know we were lying about the drugs? Of course we did.” » John Ehrlichman, Ancien conseiller du président Nixon pour la politique intérieure, cite par Dan Baum dans un article du magazine Harper en date de 2016.

https://harpers.org/archive/2016/04/legalize-it-all/ consulté le 10/04/2017

63 Galston, W. A., & Dionne Jr., E. (2013). The new politics of marijuana legalization: why opinion is changing.

The Brookings Institution. Washington, DC. Notons en outre que c’est à l’administration Reagan qu’est due la réintrodution des peines planchers pour les crimes en liens avec les drogues et que c’est Nancy Reagan qui à inauguré la campagne « Just say no. »

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22 Si l’on considère que les valeurs des individus sont le produit de leur socialisation primaire, alors la corrélation entre les évolutions de la perception publique de la marijuana et celles des régimes de gouvernance permettent d’expliquer l’importance de la variable démographique dans le débat actuel au sujet de la légalisation.

64

Alors que les américains les plus jeunes sont très majoritairement favorables à la légalisation du cannabis, les « baby-boomers » sont plus partagés. Les membres de la « génération silencieuse » quant à eux y demeurent fortement opposés.

Cependant, si la variable démographique apparait particulièrement signifiante dans l’analyse de la perception sociale de la marijuana, il n’en est pas de même pour la variable partisane qui structure pourtant la vie politique américaine.

2. Traitement pragmatique et instrumental d’un sujet largement trans partisan

Il ressort des enquêtes d’opinion que la progression des vues favorables à la légalisation de la marijuana a augmenté au même rythme dans l’ensemble de la population, quel qu’en soit l’affiliation politique. Si les républicains sont significativement moins nombreux à être

64http://www.people-press.org/2013/04/04/majority-now-supports-legalizing-marijuana/ consulté le 10/04/2017

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23 favorables à la légalisation que les démocrates, il est notable que les deux électorats s’entendent sur :

• Le peu de bénéfice de la politique prohibitionniste de l’état fédéral eu égard de son cout ;

• La nécessité de préserver l’indépendance des états fédérés dans la régulation de la marijuana.

65

Mis en lien avec l’augmentation de taux d’expérimentation dans la population américaine66 qui est fortement corrélé avec la propension à soutenir la légalisation, il est possible de voir le rapprochement des opinions des démocrates et des républicains comme le produit du recul des préjugés au sujet de la marijuana et de l’amélioration de son acceptabilité sociale.

Il est aussi possible de voir dans les arguments pro-légalisation les plus populaires chez les républicains l’expression d’une certaine résignation. Devant le couteux échec de la prohibition, il est possible que certains républicains soient pragmatiquement amenés à faire primer leur attachement à l’indépendance des états fédérés et leur scepticisme vis-à-vis du

« Big State » sur la défense d’une politique prohibitionniste peu efficace.

On note néanmoins la persistance d’une vision morale négative de la marijuana et de sa consommation dans la population américaine.

65http://www.people-press.org/2013/04/04/majority-now-supports-legalizing-marijuana/ consulté le 10/04/2017

66 De 38% de la population en 2001 à 48% en 2013, pour 70% de la population ayant déjà consommé de la marijuana, celle-ci devrait être légale contre seulement 35% de ceux n’en ayant jamais fait l’expérience.

(24)

24

3. Posture morale et acceptabilité sociale de la marijuana

Bien qu’une part croissante de la population américaine ne considère plus sa consommation comme un problème moral, de nombreux éléments indiquent que la perception négative de la marijuana et de sa consommation est encore largement répandue. La différence entre le support de la légalisation et de l’usage thérapeutique montre qu’une partie de la population refuse de voir dans la marijuana une substance à usage social. Ici encore, la variable démographique est particulièrement importante67 au même titre que les variables genrées et religieuses.

La pratique d’une religion est très liée à l’opposition à la légalisation, en particulier dans les populations blanches, et pour des motifs moraux68. Cela n’est pas sans rappeler le rôle joué par les WASPs dans la prohibition de l’alcool.

Bien que les femmes soient en général plus proches du parti démocrate que les hommes, ces biais ne se vérifient pas pour la marijuana. Les femmes sont moins susceptibles d’être favorables à la légalisation et sont plus nombreuses à déclarer être importunée par sa consommation en public. Sans s’aventurer sur le terrain d’analyse des études de genre, on se contentera de rappeler le rôle des femmes dans les mouvements de tempérance et les ligues de vertu69.

A travers l’analyse des résultats des sondages nationaux traitant de la perception sociale du cannabis, on a dégagé les grandes lignes qui structurent le débat à l’échelle du pays ainsi que les variables sociologiques pertinentes dans la compréhension des positions adoptées par les défenseurs et les opposants de la légalisation. Sur la base de cette analyse on s’attachera à présent à décrire les acteurs du débat au sujet de l’amendement 64 au Colorado.

67 Ibid.

68 Ibid.

69 Voir notamment l’histoire de la Woman’s Christian Temperance Union

(25)

25

II. La légalisation au Colorado, socioanalyse d’un débat à valeur symbolique

A. L’amendement 64 : histoire, contenu et procédure

1. Histoire de la régulation de la marijuana au Colorado et contenu de l’amendement 64

“Shall there be an amendment to the Colorado constitution concerning marijuana, and, in connection therewith, providing for the regulation of

marijuana; permitting a person twenty-one years of age or older to consume or possess limited amounts of marijuana; providing for the licensing of cultivation facilities, product manufacturing facilities, testing

facilities, and retail stores; permitting local governments to regulate or prohibit such facilities; requiring the general assembly to enact an excise tax to be levied upon wholesale sales of marijuana; requiring that the first

$40 million in revenue raised annually by such tax be credited to the public school capital construction assistance fund; and requiring the general assembly to enact legislation governing the cultivation, processing, and

sale of industrial hemp?”

Le texte reproduit ci-dessus est celui qui figurait sur les bulletins de vote des habitants du Colorado le 6 novembre 2012. La proposition d’amendement 64 est le résultat de plusieurs années de discussions entre l’état du Colorado et les partisans de la légalisation de la marijuana.

Dans sa formulation finale, elle propose d’amender la constitution du Colorado pour y faire figurer un ensemble de dispositions relatives à la marijuana70 :

70 L’amendement 64 n’a pas de valeur légale en lui-même. Il constitue un cahier des charges que le législateur se doit de respecter dans la rédaction d’un amendement à la constitution de l’état.

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26

• Autorisation de la consommation et de la possession d’une quantité limitée de marijuana par toute personne âgée de 21 ans ou plus ;

• Régulation des activités de culture, transformation, test et distribution de marijuana (et de produits dérivés) ;

• Possibilité pour les gouvernements locaux de limiter ou d’interdire l’implantation d’activités commerciales liées à la marijuana sur leur territoire ;

• Mise en place d’une taxe sur la vente de marijuana ;

• Allocation des revenus de ladite taxe au programme de construction et de rénovation des écoles de l’état71 ;

• Régulation des activités de culture, transformation et vente de chanvre industriel72. Sur la base de cette proposition d’amendement validée par le corps électoral du Colorado, le législateur a modifié l’article 18 section 16 de la constitution de l’état73.

2. Procédure de mise au « ballot »

L’amendement 64 est une proposition d’amendement constitutionnel d’initiative publique.

Le Colorado fait partie des 18 états américains dont la constitution est ouverte à la modification par initiative publiques. Au Colorado, l’inscription à l’ordre du jour de l’élection générale d’une proposition d’initiative populaire se fait au terme de la procédure suivante74 :

• Définition d’un unique sujet : dans le cas présent la régulation de production, distribution et consommation de marijuana dans l’état du Colorado ;

• Proposition de texte au législateur pour relecture et commentaire. Huit versions différentes de la proposition d’amendement 64 ont été déposés auprès du bureau du conseil législatif du Colorado en mai 2011 par les différents acteurs du mouvement pro-légalisation ;

• Soumission des versions originales, relues et finales des propositions d’amendement au bureau du secrétaire d’état pour évaluation par un comité75 composé du secrétaire d’état, du procureur général et du directeur du bureau du conseil législatif de l’état. Ce comité statue sur la conformité de la proposition avec la règle du sujet

71 Du moins les 40 premiers millions de dollars récoltés chaque année par la nouvelle taxe.

72 A la différence de la marijuana, le chanvre industriel n’a pas de propriétés psychoactives.

73 Voir le teste complet de la constitution du Colorado :

https://ballotpedia.org/Article_XVIII,_Colorado_Constitution consulté le 30/04/2017

74 La description de la procédure de mise au « ballot » décrite ici est tirée de l’encyclopédie juridique américaine en ligne Ballotpedia et en particulier des trois articles suivants : Initiated constitutional amendment - Ballotpedia, Laws governing the initiative process in Colorado - Ballotpedia, Colorado Marijuana Legalization Initiative, Amendment 64 (2012) - Ballotpedia

75 « Title board »

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27 unique et donne un nom à la proposition. Le comité a approuvé le texte de l’amendement 64 en juin 2011 et lui a donné le titre de « Colorado Marijuana Legalization Amendment ».

• Une fois le titre choisit par le comité de validation et en parallèle d’une étude d’impact fiscal conduite par le département d’état, les promoteurs de la proposition peuvent commencer à collecter des signatures. A compter de la date de validation de la formulation et du titre de la proposition, ses promoteurs disposent de six mois pour récolter les signatures nécessaires. Pour être placée à l’ordre du jour de la prochaine élection générale, une proposition doit récolter un nombre de signatures équivalent à 5% des votes exprimés lors de l’élection du secrétaire d’état à l’élection précédente.

• La collecte de signatures peut se faire avec l’aide de « volontaires rémunérés » et d’entreprises spécialisées dans cette activité. Le 27 février 2012, le secrétaire d’état a validé l’inscription à l’ordre du jour de l’amendement 64 après avoir vérifié que le nombre de signatures de soutien au projet excédait la limite de 85 85376.

• L’inscription de la proposition à l’ordre du jour de la prochaine élection marque l’entrée officielle de la légalisation de la marijuana dans le débat public ainsi que la constitution de la coalition anti-légalisation.

Ce retour sur la procédure d’inscription de la proposition d’amendement 64 au « ballot » éclaire la structuration et les méthodes de campagne du mouvement pro-légalisation. Le texte de l’amendement 64 donne également des précisions sur leur approche du sujet et leur stratégie de définition des termes du débat. En mettant l’accent sur la régulation commerciale et fiscale de l’industrie de la marijuana tout en faisant mention du volume et de la destination des revenus générés par la légalisation, les rédacteurs de l’amendement 64 cherchent à évacuer la dimension morale du débat. Ce faisant, ils dépolitisent le débat et l’orientent vers des considérations techniques et juridiques.

76 90 500 signatures valides ont été récoltées et environ autant se signatures déclarées invalides.

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B. Le débat sur la légalisation au Colorado : valeur symbolique, hypothèses de recherche et méthodologie

1. Valeur symbolique et politique du débat sur la légalisation de la marijuana au Colorado

Ce mémoire ayant l’ambition d’éclairer l’évolution de la perception socio-gouvernementale des « drogues » au Etats-Unis à travers l’analyse des enjeux sociaux, politiques et philosophiques sous-jacents à la légalisation de la marijuana au Colorado, il est important de s’intéresser de près aux acteurs du débat public ayant précédé le référendum au sujet de l’amendement 64. Avec l’état de Washington, le Colorado a été le premier état à se prononcer en faveur de la légalisation de la marijuana en 2012. En tant que premier état à se prononcer clairement pour l’abolition du régime prohibitionniste jusqu’alors en vigueur et à le faire par référendum populaire, le Colorado fait figure de pionnier. On s’attend donc à ce que le débat sur la légalisation du cannabis ait impliqué une part importante de la population sous le regard de la presse et des groupes d’influence nationaux. On s’attend également à ce qu’il ait été l’occasion pour les promoteurs de la légalisation comme pour les défenseurs de la prohibition de mettre leurs arguments à l’épreuve et d’affiner leurs stratégies discursives et de campagne. Cette hypothèse est renforcée par l’ambition fédérale des tenants de la légalisation. La marijuana demeurant illégale à l’échelon fédéral, la campagne en faveur de l’amendement 64 constituait pour les pro-légalisation un test grandeur nature de l’efficacité de leur stratégie de campagne et de la réception publique de leurs arguments. Une victoire au Colorado a fortement contribué à renforcer leur position et leur légitimité politique tout en leur offrant l’opportunité de peser sur les termes du débat dans les autres états.

On distingue bien ici l’importance symbolique et politique du débat au Colorado. Si le succès du référendum indique une victoire formelle des promoteurs de la légalisation, il importe de chercher à comprendre les causes de cette victoire en s’intéressant aux principaux acteurs, aux discours et aux stratégies développées pendant la campagne, en lien avec les hypothèses de recherche développées au cours du travail de documentation entrepris en amont.

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