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Maria Lassnig, journaliste et ambassadrice des arts

Chapitre II 1961 à 1968: archéologie d’une période charnière

2. Entre intégration et exclusion, succès et échecs : relations, projets et activités à Paris

2.3. Maria Lassnig, journaliste et ambassadrice des arts

Maria Lassnig, quoique solitaire, ne vit point renfermée sur sa propre création artistique à Paris. Bien au contraire, elle est très au courant des tendances artistiques en vogue dans la capitale, elle y visite régulièrement les galeries, la Biennale de Paris, les expositions dans les musées, notamment au Louvre et au Petit Palais566 et lit Iris Time, le journal que la célèbre galeriste Iris Clert publie notamment à l’occasion des expositions dans sa galerie567.

Ses impressions recueillies au cours de ses balades dans le Paris artistique, lui servent de support pour les comptes-rendus et critiques qu’elle rédige pour des revues et journaux viennois et carinthiens568 ainsi que pour Protokolle, la revue littéraire fondée en 1966 par Otto Breicha, son directeur éditorial et rédacteur. Breicha décrit alors sa revue comme un « mélange entre livre et revue »569 dans l’objectif de « créer une tribune qui n’existe pas encore dans notre pays [en Autriche], afin de présenter les forces et opinions principales de notre pays »570 . Cette pratique est évidemment un moyen pour elle de s’affirmer, de démontrer que son regard sur le monde artistique est valable, qu’elle est apte à le juger d’un œil perspicace de connaisseuse. Ainsi note-t-elle, non sans une pointe d’auto-estime dans son journal en 1964 : « Puisque la politesse et une sens [sic] pour l’objectivité sont de mes vertues [sic] je suis un peu prédestiné [sic] pour faire la critique d’art [sic]. »571

Ce que Lassnig écrit dans sa fonction d’observatrice, d’analyste et de critique d’art, permet d’avoir un aperçu sur son propre positionnement artistique. Elle prend d’abord la

565 Voir annexe 27 (tome II, p.34).

566 Lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrand, 10 décembre 1965 [non paginée], Vienne, Archives Maria

Lassnig Foundation. Dans une autre lettre, Lassnig relate quelques unes de ses visites d’exposition : «Exposition de Picasso et Bacon et Pouget. Bacon très très intéressant. ». Tda : « Picasso u. Bacon u. Pouget Ausstellung. Bacon sehr sehr interessant. » Voir ibid., 30 novembre 1966, p.2 [recto]. Le parallèle établit par certains historiens de l’art entre Lassnig et Bacon pour leurs déformations déconcertantes, torturées a donc une certaine légitimité dans la mesure où Lassnig manifeste tôt une admiration pour l’artiste irlandais. Elle renie néanmoins toute influence directe de Bacon sur sa production artistique.

567 Ibid., 10 décembre 1965, [non paginée].

568 Maria Lassnig, « Who’s who resume », tapuscrit, [1971?], [non paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig

Foundation.

569 Lettre de Otto Breicha à Theodor W. Adorno, [s.l.], 24 novembre 1967 [non paginée], Vienne, Literaturarchiv

der Österreichischen Nationalbibliothek. Tda: « Mischung von Buch und Zeitschrift ».

570 Ibid., Tda: « eine Tribüne zu schaffen, die es in dieser Form hierzulande nicht gibt, um die Kräfte und

wesentlichen Meinungen vorzustellen, die hierzulande vorkommen ».

571 Maria Lassnig, note manuscrite dans un journal intime, [Paris], janvier 1964, [non paginé], Vienne, Archives

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défense de ce qu’elle appelle le « romantisme » dans l’art, lorsqu’elle écrit qu’« il est certain que le caractère narratif et révolté du nouveau romantisme parisien est élémentaire »572. Il

s’agit clairement d’une référence élogieuse à la Nouvelle Figuration, à la Figuration narrative, pour lesquelles l’exposition organisée par Gassiot-Talabot « Le Monde en Question »573 est à

ses yeux représentative. En effet, une description appréciative qu’elle fait de la Nouvelle Figuration à Paris pour un journal, traduit toute son admiration pour les représentants de cette tendance. Celle-ci est selon elle « en pleine floraison »574. Elle s’attarde en particulier sur les membres du groupe Cobra considérés comme les ancêtres de la Figuration narrative, tels que « Asger Jorn, Appel, Alechinsky, le mystique Marcel Pouget, Maryan, l’Américain Jektay et Leroy qui ont désormais atteint le sommet de la gloire internationale »575. Dans son commentaire de l’œuvre d’Asger Jorn576, les similitudes frappent avec sa propre production artistique des années 1960 :

Ses tableaux montrent des visions d’un humour macabre, […] des monstres hydrocéphaliques, des masques et des hommes amphibiens. Tantôt empreints de délicatesse lyrique, tantôt d’un colorisme dramatique, ils montrent une forte parenté avec Ensor et ont déjà maints imitateurs.577

Dans le même temps, Lassnig s’oppose de manière fervente au « nouveau classicisme » représenté par un « rendu photographique de la réalité »578, et donc à un

572Maria Lassnig, « Chancen des Kreativen », Protokolle, 1968, art.cité, [tapuscrit, non paginé], Vienne,

Literaturarchiv der Österreichischen Nationalbibliothek. Tda: « Und es ist gewiss, dass der erzählende und

revoltierende Charakter der neuen Pariser Romantik ein elementarer ist. »

573 Ibid.

574 Maria Lassnig « Pariser Kunstbrief : Gibt es was Neues in Paris ? », [Volkszeitung ?],

[années 1960], [extrait découpé, non paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda : « treibt

vielfache Blüten ».

575 Ibid. Tda : « die jetzt zu internationalem Ruhm gelangten ».

576 Dans son journal, elle relate, emplie de fierté et de modestie, qu’Asger Jorn en personne serait venu frapper à

sa porte en 1962 pour la remercier de son article élogieux et ajoute: « il a dû être très déçu de ne trouver qu’un

être [comme moi] à l’apparence aussi peu intellectuelle, néanmoins, il m’envoya dès lors sa revue “Internationale situationniste” ». Tda: « muss er sehr enttäuscht gewesen sein, ein so intellektuell unausgesprochenes Wesen anzutreffen, trotzdem schickte er mir von da an seine Zeitschrift “Internationale situationniste”». Voir Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit.,

p.170.

577 Maria Lassnig « Pariser Kunstbrief : Gibt es was Neues in Paris ? », art.cité, [extrait découpé, non paginé],

Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda : « Seine Bilder zeigen Visionen von makabrem Humor, […],

wasserköpfige Monstren, Masken und Amphibienmenschen. Voll lyrischer Delikatesse manchmal, von dramatischen Kolorismus ein anderes Mal, haben sie grosse Verwandschaft mit Ensor und bereits viele Nachahmer. ». Nous verrons dans une première partie du chapitre III toute l’importance que prend le motif des

« monstres », des êtres chimériques dans l’œuvre parisienne de Lassnig dans les années 1960. Les termes « colorisme » et « lyrique » joueront également un rôle important dans la mesure où Lassnig développe dans les années 1960 un véritable talent de coloriste et exprime sa veine lyrique à travers l’invention de titres souvent empreints d’humour.

578 Maria Lassnig, « Chancen des Kreativen », Protokolle, 1968, art.cité, [tapuscrit, non paginé], Vienne,

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réalisme froid qui repose sur une vision optique du monde. Or, cette tendance est, avec le Pop Art et le Nouveau Réalisme, en train d’envahir la scène artistique parisienne. Lassnig déplore cette nouvelle hégémonie : « On veut considérer comme dépassés non seulement tous les descendants du surréalisme et la Nouvelle Figuration, mais aussi l’Art brut, “l’art de la moquerie”, le nouvel expressionnisme et l’art “narratif”. »579 Dans la même veine, elle s’insurge contre l’ « art de l’objet » [« Objekt-Kunst »]580 et prend la défense de la technique

de la peinture en s’exclamant : « je dois me révolter contre cette existence de Cendrillon à laquelle sont condamnés les objets d’art unidimensionnels, dits peintures. »581

Pour ce qui est du surréalisme, elle regrette le caractère poussiéreux qu’il revêt désormais, se distanciant une fois de plus du mouvement. Dans un rapport culturel [Kulturbericht] au sujet d’une exposition à l’occasion du 40ème anniversaire du surréalisme à la galerie Charpentier à Paris en 1964, elle déplore le caractère muséifié des œuvres exposées. Comme le souligne Lassnig, une telle muséification symbolisait pour Breton l’enterrement des œuvres582.

L’artiste se sert donc consciemment de son activité littéraire pour légitimer son propre art qui, dans les années 1960, s’inscrit dans la lignée de la Nouvelle Figuration. Elle cherche à marquer un contrepoint face à « ces critiques à Paris qui tirent sur nous [les artistes de la Nouvelle Figuration] de façon virulente, qui veulent réduire tout le narratif à une impasse, et ne faire valoir que le Pop et Op et l’art de l’objet, afin que finisse par mourir la peinture au pinceau […] »583.

579 Ibid. Tda: « Nicht nur alle surealistischen Nachkommen und die neue Figuration, auch Art brut, die “Kunst

der Verspottung”, den neuen Expressionismus und die “narrative” Kunst will man zum alten Eisen werfen.»

580 Ibid.

581 Ibid. Tda: « muss mich […] gegen das Aschenbrödeldasein der eindimensionalen Kunstgegenstände, der

sogenannten Bilder auflehnen ».

582 Maria Lassnig, « Kulturberichte : Der Surrealismus ist 40 Jahre alt », Volkszeitung, 30

avril 1964, [extrait découpé, non paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation.

583 Lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrand, Paris, 28 avril 1967, p.2 [verso], Vienne, Archives Maria

Lassnig Foundation. Tda : « Es gibt in Paris so Kritiker die schiessen scharf gegen uns, wollen alles Narrative

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Chapitre III - Un cheminement déterminant vers une